Pour quiconque ayant eu le malheur de lire le synopsis, la ressemblance est évidente. Pour les autres il ne faudra pas attendre très longtemps avant de faire le rapprochement : en tout point Une Pluie sans Fin pompe sans vergogne le modèle coréen du polar psychologique, le fameux Memories of Murder.

C'est LA chose qui saute aux yeux pendant toute la durée du long-métrage de Dong Yue, ce n'est même pas un tant soit peu camouflé de quelconque manière. On aura droit à la confrontation entre paysages campagnards et urbanisation naissante, aux dilemmes moraux délaissant de plus en plus l'affaire en elle-même au profit du traitement psychologique de son protagoniste, aux ellipses brutales entre deux périodes très différentes et à la photographie très grise.

C'en serait presque un cas d'école, même si j'ai du mal à y voir un problème. Après tout chaque artiste a son référentiel qu'il aime ressortir lorsqu'il s'agit de créer à son tour, et quitte à rendre à ce point hommage à une œuvre déjà existante et que la plupart du public cible a déjà vu, il y a de bien pires choix que le chef-d'œuvre de Bong Joon-ho.

Inévitablement le jeu de la comparaison se mettra en place, mais ne vaut-il mieux pas ressortir une recette qui a prouvée pouvoir atteindre de très hauts sommets plutôt qu'une repompe de tout ce qui se fait déjà de convenu et difficilement supportable ?


En cela, Dong Yue au moins le mérite de faire les choses avec rigueur. Ce qui frappe dès le premier plan et jusqu'au dernier, c'est l'incroyable splendeur formelle qui se dégage du film.

Et ce n'est pas juste qu'une question de belle lumière et de beaux décors, c'est tout un art de l'effet de style très pertinent sans être criard, du timing de chaque image, du cadre et de la focale millimétrés.

C'est un festin. Je ne pense pas exagérer en affirmant que pas un seul plan ne dénote de cette rigueur formelle hallucinante. Terne sans être morne, le gris plane en permanence sur l'image en laissant tout de même la part belle à de superbes contrastes de couleur qui ressortent merveilleusement bien. La colorimétrie est admirablement pensée, de sorte à toujours incarner une émotion, un état d'âme, une petite atmosphère à elle seule.

Il n'y a vraiment pas à dire, Dong Yue sait s'imposer comme un pur maître formaliste, même au sein d'un cinéma chinois déjà si propice à ce genre d'orgies rétiniennes.

De plus, difficile de faire la fine bouche sur une telle justesse au niveau de la mise en scène qui se passe de grands effets de style et qui tire profit de ses magnifiques décors pour écraser ses personnages, de son cadre urbain pour créer un sentiment de vulnérabilité, tout en maniant un rythme oscillant entre l'agitation tendue et la lenteur solennelle.

Rien à redire, Une Pluie sans Fin, niveau univers et atmosphère, c'est une réussite. Un sans faute. Et si tous les films qui prétendent nous ressortir une formule déjà connue pouvaient se targuer d'être faits avec autant de talent, je vous assure que le monde tournerait mieux.


Mais bon, pour un film face auquel j'ai tant d'éloges à adresser, j'ai quand même beaucoup de mal à aller au-delà du 6/10. Car là où le film passe de prometteur à tristement frustrant, c'est au niveau de son intrigue "à la Memories of Murder".

Déjà car ce n'est pas vraiment comme Memories of Murder, Dong Yue ayant probablement souhaité se démarquer tout de même de son modèle coréen en y apportant une dimension plus intimiste et romantique.

Le problème, c'est que de sa genèse, le film s'enlise dans toute une série de thématiques qui ont quand même beaucoup de mal à cohabiter.

D'abord cette histoire de meurtre irrésolu. Puis une romance, une histoire d'usine vis-à-vis de laquelle tous nos personnages semblent graviter autour, un propos sur l'industrialisation jusqu'à... la perception de la réalité ???

Certes c'est osé, je ne vais pas cracher sur ce genre d'audaces, mais encore aurait-il fallu en faire un tout cohérent. À brasser aussi large thématiquement, il arrive que le film passe du coq à l'âne parfois sans aucune explication, en délaissant même définitivement certains arcs narratifs inaboutis tels quels.

Elle est bien difficile à suivre au final cette Pluie sans Fin, ce qui ne pose pas un problème lorsque le dénouement s'y prête, résolution ou non. Or dans ce cas nombreux sont les axes sous-développés qui passent complètement à la trappe.

J'en veux pour exemple cette histoire de meurtre par lequel tout commence et tout est censé être lié. L'enquête commence, les premiers suspects sont arrêtés, certains relâchés sur le tas, puis vient le principal suspect, dont la chasse coûtera la vie au collègue de Yu, et dont la confrontation finale souhaite laisser planer un doute sur sa culpabilité alors que dans l'exécution ça se termine en eau de boudin, quitte à sombrer dans le traitement psychologique un poil ridicule.

Après ça n'empêche pas d'avoir des bouts de lien franchement bien amenés et judicieux.

Comme lorsqu'au détour d'une courte scène il est laissé suggéré que Yanzi soit manipulée et trompée par Yu pour que ce dernier puisse avancer dans son enquête. C'est fait sans mots, avec retenue, et agit comme un coup d'ironie dans la relation entre les deux personnages qui semblait complémentaire jusqu'alors et qui se retrouve à jamais entachée. Ce qui s'en suit entre les deux opère selon le même procédé, suggestif plus que descriptif, le suicide de Yanzi est alors propice à plusieurs interrogations concernant la véracité de la perception de Yu ainsi que du véritable sens qu'il accorde aux relations humaines. C'est un peu cryptique mais ça reste bien senti, plutôt émouvant et prête à cogiter. De plus, il s'agit là d'un des très rares moments où le film parvient à remettre sur la même longueur d'onde la plupart des thèmes du film sans forcer le trait.

De même, la symbolique finale m'a beaucoup parlée.

Où après son histoire, notre personnage propulsé 10 ans dans le futur et toujours marqué par son vécu, observe la neige tomber avec tristesse voire dégoût alors qu'auparavant il vivait ça comme un moment d'euphorie et de liberté. Toujours pareil, le film se passe de mots pour suggérer cela et coupe avec un bref carton de texte expliquant la catastrophe humaine qu'a été cette vague de froid en Chie à cette époque avant de passer au générique de fin. Un poil abrupt mais efficace et touchant de sobriété.


Ainsi malgré ses nombreux défauts d'écriture Une Pluie sans Fin est un film plein de promesses, celles d'un genre encore propice à de sacrées expériences comme celles d'un metteur en scène à suivre car largement capable d'atteindre le niveau des plus grands s'il aiguisait suffisamment sa plume pour laisser coexister ses obsessions. En l'état Dong Yue fait preuve d'un grand savoir-faire mais d'une maîtrise narrative laissant encore à désirer. Mais il faut admettre que pour un premier (et à l'heure actuelle unique) long-métrage c'est un travail qui inspire suffisamment de respect pour qu'à l'avenir on en vienne à noter son nom comme un immanquable des salles obscures, ayant le potentiel de raviver une flamme qui semblait s'estomper au pays de Winnie.

temet-nosce
6
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il y a 6 jours

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