Attention spoilers
"Tu peux choisir un cadeau du deuxième niveau, ou tenter d'arriver au troisième niveau".
C'est ainsi que Jordan Peele décrit la situation afro-américaine au milieu des années 80. Comme si après avoir gagné les passages de Michael Jackson sur MTV (le T-shirt Thriller, cadeau de ce deuxième niveau), cette communauté avait tout simplement arrêté d'essayer, trompés par la chaîne de solidarité qui promettait de relier les deux côtes du continent dans une idée d'universalité. En 2019 et dans le nouveau cauchemar du réalisateur, c'est l'Amérique toute entière qui en paiera le prix fort.
En mettant en parallèle les symboles du double maléfique et du tunnel, Peele dénonce la volonté de son pays de balayer sous le tapis une histoire traumatisante. Un refus de prendre conscience de sa capacité au Mal, poussant les individus à pointer du doigt pour trouver le coupable idéal. On dira dans le film : "Pointe du doigt, et c'est trois doigts qui se pointeront vers toi". Cette réplique dénonce le déséquilibre entre une Amérique noire à la recherche de son identité dans une Amérique blanche qui cherche à forger cette population noire à son image (image par ailleurs de conformisme, en atteste les jumelles impossibles à distinguer, ou les retouches esthétiques du visage de la mère Tyler), afin de se délester de toute responsabilité.
Les ombres prennent alors une résonance capitale. On pensera à ce plan de l'arrivée sur la plage en parfaite plongée, donnant à voir les longues ombres des membres de la famille projetées sur le sable, comme une façon de montrer l'obligation de mettre sa réelle identité de côté pour pouvoir se fondre dans une masse blanche. Une masse blanche à la culture bien à l'américaine dans tout ce que cela implique de darwinisme social, demandant à ne laisser aux afros-américains que les miettes (le jeu de comparaison entre bateaux et voitures des deux pères de famille), tout en exhibant fièrement leur prétendue intégration (le personnage d'Elizabeth Moss et son enthousiasme trop démonstratif pour être honnête lorsqu'elle retrouve la famille Wilson).
Les miroirs jouent également un rôle capital, montrant le caractère bicéphale d'un pays par sa séparation entre ses deux populations, mais également séparation au sein d'une même communauté : les afros-américains par leur déchirement entre identité noire prenant racine dans leur histoire terrible et celle blanche imposée par la majorité, mais aussi les caucasiens dans leur envie d'universalité tout en ne pouvant accepter totalement un peuple trop différent d'eux et leur rappelant de manière trop virulente une histoire qu'ils souhaiteraient oublier (le stand Find yourself sur la plage qui passe d'imagerie indienne dans les années 80 à une mythologie bien moins douloureuse avec Merlin en 2019).
Quelles solutions sont proposées par le réalisateur ? En premier lieu bien sûr, affronter son inconscient, Ade (grandiose Lupita Nyong'o) plongeant en fin de film dans son traumatisme d'enfance en explorant les fameux tunnels abandonnés, et en bonus en oubliant sa peur irrationnelle (le hibou explosé à coup de tisonnier). Affronter son inconscient lui permettra d'accepter son histoire en utilisant ses menottes, objet hautement symbolique ici, pour tuer son double maléfique. Le twist final et le plan de fin de film vont d'ailleurs en ce sens : ce n'est que lorsque ce qui se cache sous la surface se mettra à la vue de tout le monde qu'une réelle chaîne de solidarité pourra être mise en place. Au fils Wilson de remettre son masque pour accepter la peur qu'il inspire à ceux différents de lui afin de se protéger, tout en acceptant cette part d'assimilation de son peuple (exceptée la mère qui porte le poids de l'histoire sur ses épaules, chacun gardera son "objet-blanc" : les lunettes pour le père, un club de golf pour la fille, le pyjama-costume pour le fils). Ainsi l'Amérique se donnera une chance de vivre ensemble, sans illusion.
Une fin qui présente un ton décalé. Jordan Peele vient de la comédie, et cela se ressent : les situations sont souvent désamorcées par leur absurdité (le passage le plus représentatif de ça étant le lourd de signification Fuck the Police). Mais à la différence d'un Marvel qui utilise ce procédé pour éviter de brusquer son spectateur, Peele l'utilise pour prendre du recul sur la situation dramatique de l'Amérique, et ainsi se donner les moyens de vivre en cohabitation avec l'altérité plus facilement. On sera déçu de voir à quel point la métaphore contamine le récit qui peine à vivre par lui-même (le point d'orgue de cette sensation arrivant avec le monologue, privilégiant le développement de la métaphore à celui de la fascination et du mystère), mais le ton employé est tout à l'honneur du réalisateur. À l'image de la danse de Ade, il utilise son art comme un moyen d'expression, non pas pour pointer du doigt de manière virulente comme pouvait le faire Spike Lee dans Blackkklansman (à tort ou à raison, là n'est pas la question), mais pour casser une loi du silence, et enfin vivre en phase avec soi-même. La portée du film dépasse finalement le simple cadre de son sujet : ce n'est qu'une fois la paix effectuée avec notre part de noirceur que l'on pourra faire la paix avec l'autre.