Voir le film

C'est au beau milieu d'une nuit de 1982 que le musicien Frank Zappa réveilla sa fille Moon Unit pour lui demander d'enregistrer sa singulière manière de parler. A quatorze ans, Moon enveloppait son phrasé d'interjections apparemment typiques des jeunes filles écervelées et superficielles de la San Fernando Valley, comme par exemple une surabondance de "like", de "totally", de "oh my god". Ce détournement du parler des enfants de la société de consommation sera mis en musique, devenant le titre "Valley Girl".


Ironie du sort, ce dernier est le seul tube de Zappa à être entré dans le Top 40 aux Etats-Unis. Il apparaît comme un énième exemple de la manière dont le processus de dénonciation se retourne souvent contre lui-même : la diffusion de la chanson a contribué à populariser ce mode d'expression, "le valleyspeak", le rendant d'autant plus acceptable au sein de la société, au grand dam des intentions premières de Zappa.


Dans son ouvrage "Brat Pack America", Kevin Smokler souligne le début des années quatre-vingt aux Etats-Unis comme allant de pair avec une augmentation du niveau de vie et de l'emploi des adolescents/jeunes adultes, d'où découlent logiquement une place plus centrale de la consommation et des lieux y participant, comme les galeries commerciales.


Souhaitant surfer sur l'opportunité commerciale du titre de Zappa, les producteurs de "Valley Girl" (le film) ont contre toute attente réussi à développer une véritable oeuvre, allant plus loin qu'un simple phénomène de mode. Construit sur une reprise du schéma de Roméo et Juliette, soit un "boy meets girl" mâtiné d'un léger abord de la lutte des classes, il offre à une décennie riche en teen movies une éclatante démonstration de style, notamment par son utilisation de la musique.


Tout au long du film, les personnages sont constamment accompagnés par cette dernière. Elle illustre leurs pensées et répond à leurs angoisses, comme cette utilisation du "Who Can It Be Now ?" des Men at Work, escortant l'anxieuse attente du héros caché dans la salle de bains. Ce dernier, élément indésirable de la soirée, tente de reprendre contact avec sa bien-aimée, appréhendant chaque nouvel entrant. On l'a souvent fait remarquer : la musique est un medium parfois bien plus apte à traduire nos émotions par rapport à ce que peuvent en faire les mots. Dans "Valley Girl", elle est perpétuellement présente et ajoute de la profondeur aux enjeux, comme cet étrange mélange de tension et de joie ponctuant la séquence du "Eaten By the Monster of Love" des Sparks. Dans cette dernière, un jeune livreur séduit précédemment par la mère d'une de ses amies (qui, pour compliquer les choses, est également amoureuse de lui), se met en route vers sa potentielle rencontre sexuelle. Les "don't let it eat me !" des frères Mael, couplés à une rythmique sautillante, illustrent à merveille le désir et la jouissance accompagnant le franchissement de l'interdit, constitutif commun des premiers émois sexuels. Il est en somme étonnant de voir la manière dont un morceau de musique inspire la naissance d'un film du même nom... où la musique a une place primordiale. Le film de Martha Coolidge ne se privera jamais de laisser à celle-ci la place qu'elle mérite. Ce qui en renforce sa puissance : comment définir la joie d'une belle rencontre autrement que par un montage de moments partagés mis en musique sur l'intégralité du "I Melt With You" de Modern English ?


Peut-être est-ce la présence d'une réalisatrice qui permet-elle aussi de poursuivre une orientation du propos légèrement différente, analogue à celle empruntée par Amy Heckerling et son "Fast Times at Ridgemont High". Celle-ci se repère dans les détails, comme ce choix de donner plus de place à la mise en scène de l'amitié féminine et la lâcheté masculine de base, évitant au passage de glorifier l'idée si malheureusement commune au genre qu'une femme doit fondamentalement être manipulée pour être séduite.


Évoquons également la place prise par les parents de l'héroïne, interprétés par Colleen Camp et Frederic Forrest. Ces derniers présentent un contrepoint bienvenu et réussi, au-delà de leur rôle attendu de simples représentants de l'autorité : anciens hippies qui "veulent donner à leur fille tout l'espace dont elle a besoin", ce sont avant tout des êtres humains avec leurs paradoxes, confrontés aux limites de leurs valeurs.


Enfin, "Valley Girl" c'est aussi et surtout ce couple réussi, Nicolas Cage et Deborah Foreman ayant une véritable alchimie (qui s'est même traduite dans la vie réelle). Cage trouve ici son premier vrai rôle, après les cameos dans les films de sa famille. Il marque dès le départ par sa capacité à s'investir totalement dans le personnage, n'ayant pas peur des débordements, ici tout à fait bienvenus pour illustrer l'exagération des sentiments propre à l'adolescence.


Paradoxalement, le film ne reprend pas du morceau original la voie de la méchante ironie, voire celle de la dénonciation, refusant également au passage les éléments tragiques inhérents à son inspiration shakespearienne. Qu'importe si ces amourettes n'ont pas de lendemain, l'adolescence ne connaît pas encore la lourdeur du passage du temps si chère aux adultes. C'est peut-être finalement ce qui rend ce "Valley Girl" si charmant : ce refus d'utiliser une énième fois l'objet cinématographique pour développer une énième fois sur son mal-être et sa mélancolie. Parfois on souhaite juste aimer, ressentir et vivre en musique. Elle adoucit les mœurs, paraît-il.

Mellow-Yellow
7
Écrit par

Cet utilisateur l'a également ajouté à sa liste Les teen movies c'est fantastique

Créée

il y a 4 jours

Critique lue 4 fois

Mellow-Yellow

Écrit par

Critique lue 4 fois

D'autres avis sur Valley Girl

Valley Girl
lordwraith
4

Morne la valley

c'est toujours cool de découvrir de nouveaux films à travers des clips de musique amateurs, surtout quand la musique et les films s'inscrivent chacun dans la culture eighties. Néanmoins, Valley girl...

le 18 sept. 2020

1 j'aime

Valley Girl
Fatpooper
6

Grease avec Nicolas Cage et sans chansons

Hé bé, ce film a quand même comme fan Kevin Smith et Quentin Tarantino, de quoi justifier le remake produit cette année je suppose ? Bon, on parle souvent des cheveux de Cage dans ses films. Mais il...

le 29 juil. 2020

1 j'aime

Valley Girl
NєσLαιη
5

Critique by NєσLαιη

Première performance notable pour Nicolas Cage. Valley Girl est le troisième film de sa jeune carrière à l'époque. Ça se regarde par son histoire attachante avec une bonne dizaine de minutes de fin...

le 29 mars 2016

1 j'aime

Du même critique

Rick et Morty
Mellow-Yellow
9

"Glenn this is a court order : it says you cannot eat shit anymore."

Le monde des séries télévisées ne cessera jamais de m'étonner. A ceux qui disent que la créativité baisse d'année en année, je leur répondrais "Et vous avez déjà vu Rick and Morty ?". Pourtant, rien...

le 2 nov. 2014

76 j'aime

10

Philadelphia
Mellow-Yellow
8

"It's like Seinfeld on crack"

"It's Always Sunny in Philadelphia" est une série assez atypique lorsqu'on s'y attarde. Si on ne prend que son synopsis, c'est une sitcom stéréotypée comme il en existe des dizaines : une bande de...

le 9 mars 2014

36 j'aime

Luv(sic) Hexalogy
Mellow-Yellow
9

It's funny how the music put times in perspective

Treize années s'écoulèrent entre la naissance de "Luv(sic) Pt. 1" et la publication de la sixième et dernière partie, "Luv(sic) Grand Finale", jusqu'à la publication en CD deux ans plus tard. De...

le 9 févr. 2018

33 j'aime

11