[Critique à lire après avoir vu le film]
Commençons par déplorer le titre français, qui n’a pas dû aider à attirer les foules en salle. Leave no trace, traduction du titre polonais, était pourtant nettement plus sexy…
Et pertinent. Car l’enjeu, pour le pouvoir, est bien d’effacer toute trace de « l’incident ». Un peu comme on voyait, dans le très beau Chers camarades ! de Konchalovsky, le pouvoir soviétique, après le massacre de la petite ville de Novotcherkassk, « re-bitumer » la place pour éliminer toute trace de sang. De même qu’il faut frapper au ventre et non dans le dos pour qu’aucune trace de coup ne soit visible, le pouvoir va s’ingénier à étouffer l’affaire.
Car nous sommes en 1983 et le peuple gronde, sous la houlette conjointe de Solidarnosc et de l’Eglise catholique, toutes deux ici représentés main dans la main. Un lycéen qui se fait tabasser dans un poste de police au point d’en mourir, ça fait désordre. La réaction populaire ne se fait pas attendre : des milliers de personnes dans la rue aux obsèques du jeune Grzegorz. Et le hic, c’est qu’il y a un témoin, son copain Jurek. Quant à la mère de la victime, c’est une poétesse bien connue des sympathisants de l’opposition, qui a des contacts. S’il faut révéler au monde entier les exactions du pouvoir de Jaruzelski, la BBC s’empressera d’accourir.
Il faut donc agir avec doigté, se montrer subtil, et ça, ce n’est pas le fort du régime : les caciques du parti réunis autour d’un Jaruzelski dûment lunetté de noir ne valent pas mieux que ceux que décrivait Konchalovsky. Pour donner le change, se la jouer « libéral », on nomme un juge d’instruction proche de l’opposition, avant de lui retirer l’affaire puisque ses conclusions ne conviennent pas ! Idem avec le procureur, un peu trop intègre. Quant à la solution imaginée pour dédouaner les coupables, elle fait carrément sourire : ce serait les ambulanciers qui auraient tabassé notre lycéen ! Des ambulanciers qui s’acharnent sur leur patient, voilà qui est en effet des plus crédibles… On essaie même de les prendre en photo donnant des coups sur un mannequin, mais dans une ambulance le plafond restreint pas mal l’impact des coups…
Pas fin, mais persévérant : à force de chantage, le pouvoir obtiendra les aveux souhaités. Parallèlement, pression sur la famille de Jurek pour qu’il change son témoignage : on menace la mère de lui retirer son salon de coiffure, on afflige le père d’une lourde amende. Mais tout pourra bien sûr s’arranger, si Tadeusz Popiel parvient à convaincre son fils.
Seulement voilà, celui-ci est têtu. Très. S’il refuse de se dédire, c’est plus parce qu’il sait ce qu’il a vu que par conviction idéologique. En mémoire de son copain aussi. Notre Jurek est donc un roc, sur lequel son père, le copain de son père, sa mère, vont se casser les dents. Victime elle aussi d’un chantage, Basia, la mère de Grzegorz, finit par jeter l’éponge, au grand dam de Jurek, sous pression depuis un an (la longueur du film traduit aussi la durée de la procédure, qui use les nerfs des protagonistes). Mais même cela ne fait pas dévier notre jeune homme intègre, il maintiendra son témoignage. Hélas, sans résultat : pas de happy ending. Et la scène du ministre affichant un petit air satisfait, alors qu'un groupe d'écoliers traverse le passage piéton devant sa voiture de fonction, est assez glaçante. Pour lui en tout cas, tout est bien qui finit bien.
Le scénario n’est pas d’une grande originalité : on a vu beaucoup cela entre autres chez Costa-Gavras, Yves Boisset, Polanski et Sidney Lumet, ou encore dans Conversation Secrète de Coppola, dont Matuszynski revendique l'influence. Il recèle tout de même quelques belles subtilités : ainsi découvre-t-on que Grzegorz avait son passeport sur lui ! C’est donc bien par idéalisme – hérité de sa mère ? – qu’il a refusé de le montrer. Autre point à relever : la Sécurité avait menacé Basia de représailles, mais on apprend que le tabassage de son fils est le fait du hasard, non d’une vengeance programmée. Ce qui est moins manichéen, plus intéressant.
Un pitch globalement assez classique, mais cette Nième version du combat de David-le-rebelle contre Goliath-le-système est réalisée avec une superbe efficacité : les 2h40 passent assez bien. Un poil long tout de même peut-être, une demi-heure de moins et le film gagnait encore en intensité.
Prenant, mais pas inoubliable : Matuszynski ne parvient guère à dépasser la seule dénonciation d’un régime inique. Intention louable, pour le devoir de mémoire, mais qui eût pu développer d’autres thématiques pour enrichir le propos. Le réalisateur y parvient avec le personnage du père, amené à trahir son propre fils. Mis en regard de Basia qui, finalement, trahit aussi, d’une certaine manière, son fils décédé en ne se constituant pas partie civile, le cas du père de Jurek est assez touchant. Le face à face entre les deux est à cet égard significatif.
(Parenthèse : on apprend dans le panneau final que la poétesse militante est morte quelques années après, d’un cancer du poumon. Eh bien, on n’est que modérément surpris, tant elle a fumé de clopes tout au long du film ! Le cas d’à peu près tout le monde d’ailleurs. Signe d’une époque sans doute. Je me félicite qu’elle ait pris fin : la mythologie de la cigarette au cinéma est sans doute responsable de bien des morts par cancer. Combien se sont mis à fumer pour faire comme leur idole à l’écran… que le geste pouvait d’ailleurs aider à trouver une contenance ? Pourtant, lorsqu’on regarde le truc en face, il s’agit tout de même d’une addiction assez infantile, de surcroît mortifère : on tète du poison, non ?)
Fermons cette parenthèse et revenons à l’essentiel : Matuszynski nous offre là un thriller politique bien mené, rêche à souhait, comme est souvent le cinéma polonais (on pense à Kieslowski par exemple). Moins inspiré qu’un Skolimowski ou qu’un Pawlikowski sûrement, mais tout de même estimable. Toujours d’actualité ? Hélas, on peut craindre que la situation se soit dégradée dans le principal hériter de l’URSS, sa matrice même : en Russie, si un opposant gène, on n’hésite pas à le liquider, en se fichant bien de ce qu’en pensera l’Occident. Plus simple que toutes ces manœuvres pour faire bonne figure. Plus rien qui justifie 2h40, en somme. Hélas.