« Vers l'autre rive », réalisé par Kiyoshi Kurosawa en 2015, commence là où « Tokyo Sonata » (2008) se termine : un enfant joue du piano. Mais là où le petit garçon du film de 2008 jouait parfaitement la réconciliation et l'apaisement d'une famille, la petite fille de « Vers l'autre rive » joue lentement. Elle apprend, elle fait des erreurs, elle joue à son rythme. « Écoute ton propre son. Concentre-toi sur ce son et écoute-le attentivement. Peu importe que tu le détestes, ton son, c'est toi. » raconte Mizuki, le professeur de piano.
Mizuki est veuve depuis trois ans, elle vit seule, mais alors qu'elle prépare à manger, son mari, Yusuke, rentre à la maison après une errance de trois ans. Il lui confirme qu'il est bien mort, que son corps a été mangé par les crabes. Durant ces trois années, Yusuke a fait un voyage depuis une cascade – passage vers l'au-delà – et Tokyo – où vit Mizuki. Yusuke propose alors à Mizuki de l'accompagner dans le voyage retour pour remercier les personnes qui l'ont aidées. Quelques haltes pour rencontrer un vieux veuf livreur de journaux, un couple de restaurateur… jusqu'au passage vers l'au-delà. Chaque halte est l'occasion de venir apaiser des âmes torturée, des personnes qui ne se sont pas rendus comptes qu'elles étaient mortes, des personnes retenues par les regrets.
Kiyoshi Kurosawa à l'habitude de filmer des fantômes.
En 2001, avec son film « Kaïro », le spectre est un corps filmé au ralenti qui marche et qui soudainement va presque se mettre à danser. Ou bien il s’agit d’un corps flou.
En 2007, avec « Rétribution », le spectre est un corps qui s’évide : corps sans expression dont les cheveux sont balayés par le vent, corps qui pâlit et dont les yeux noircissent, simple vêtement qui flotte dans les airs..
Avec « Vers l'autre rive », Kurosawa joue sur une mise en scène épurée et parfaitement maîtrisée, les effets sont minimalistes pour révéler les fantômes : variations de lumière, corps qui noircissent, apparition/disparition grâce au montage… Le corps qui disparaît est retiré de l'image brutalement, il est coupé au montage, alors que ceux qui vivent restent (à l'image) témoins de cette disparition.
Le spectre, dans le cinéma de Kurosawa, n’est pas quelque chose qui apparaît mais bien quelque chose qui disparaît et dont le personnage principal/spectateur doit être le témoin. Un film de fantôme classique va quant à lui tourner autour de l’apparition du spectre, apparition suffisamment problématique pour justifier l’histoire du film et l’envie, pour les personnages, de mettre un terme à ces apparitions.
Le spectre, dans le cinéma de Kurosawa, s’apparente à celui dont parle le philosophe Derrida. Pour lui, la logique spectrale est une logique de déconstruction. Il ajoute que c’est le deuil qui produit de la spectralité. C'est bien à cet endroit que se situe « Vers l'autre rive » : le deuil de Mizuki devient l'objet d'un voyage vers la source du spectre, une déconstruction émouvante.
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