Pedro Costa a enregistré la trace d’un monde qui l’a accueilli, qui a accepté sa caméra et son travail. Durant près de vingt-cinq ans, le cinéaste a suivi l’évolution d’une communauté, d’un espace allant de sa sombre existence à sa disparition hantée. La mort et les spectres engendrés n’ont cessé de contaminer son cinéma. Le réalisateur s’est approprié les histoires servies par Fontainhas et en a délivré des films à hauteur de ces femmes et de ces hommes.
Gilles Deleuze soutient que « L’auteur ne doit donc pas se faire l’ethnologue de son peuple, pas plus qu’inventer lui-même une fiction qui serait encore une histoire privée : car toute fiction personnelle, comme tout mythe impersonnel, est du côté des maîtres. ». Pedro Costa, maître de par sa condition et sa position, réussit à éviter la position colonialiste du regard posé sur un peuple étranger mais redonne à celui-ci une place et une visibilité. Deleuze poursuit en affirmant qu’« Au moment où le maître, le colonisateur proclament il n’y a jamais eu de peuple ici, le peuple qui manque est un devenir, il s’invente, dans les bidonvilles et les camps, ou bien dans les ghettos, dans de nouvelles conditions de lutte auxquelles un art nécessairement politique doit contribuer ». Costa a permis une réinvention de ce peuple abandonné à la fuite ou au reclassement. Les œuvres de Fontainhas ont fait naître le politique qui était absent tout ce temps, l’ont amené et installé entre les murs et les vies de Ventura, Lento, Vanda, Tina... Et malgré la posture de disparition, Deleuze ajoute que « Ce constat d’un peuple qui manque n’est pas un renoncement au cinéma politique, mais au contraire la nouvelle base sur laquelle il se fonde, dès lors, dans le tiers-monde et les minorités » Ainsi Pedro Costa fait un cinéma politique en filmant la trace d’un peuple laissé aux abîmes, et de cet état, relevé avec toute la dignité d’un regard ne voulant pas fermer les yeux à ce qui passait sans laisser de marques. Ses films ont donc relevé cette trace, l’ont fixé et forcé à muer en une grande odyssée de survivance. Ce qui était un enregistrement d’une destruction s’est transformé en une mosaïque fantomale d’un peuple ayant encore à offrir au monde et des choses à affirmer.


Le réalisateur a été pris d’un amour et d’un attachement à ces espaces laissés pour compte, il a prêté attention aux paroles et aux mots hérités d’une fin du monde et a laissé défiler les histoires avant qu’elles ne deviennent des rumeurs. C’est par cette attention à toutes les traces possibles laissées par Fontainhas que Pedro Costa a pu créer une grande œuvre de survivance, en gardant en vie tous et tout le monde. En puisant dans les formes documentaires, le réalisateur a transfiguré la matière qui lui était donnée pour en faire une peinture expressionniste d’un monde qui ne se finirait plus. Sur la lettre Nha Cretcheu de son superbe En avant jeunesse (2006), le cinéaste dit que « Le sentiment a grandi que c’était cela qu’on devait filmer. Quelque chose qui ne finit jamais. » c’est ce sentiment qui transporte toute l’œuvre de Fontainhas, qui l’a acheminé vers une longue et lente marche d’existence. En enregistrant ce qui ne finit jamais, le cinéma permet de ne pas oublier ce qui passe devant lui et de garder la trace de ce qui vit en lui un peu plus longtemps. Toute la démarche du metteur en scène a été de maintenir la vie des habitants et d’une communauté en leur donnant l’espace et la parole nécessaire pour qu’ils se mettent également à prendre ce chemin de survivance. En cela, Costa rappelle une anecdote importante lors de son autre chef-d'oeuvre Dans la chambre de Vanda (2000) : « Vanda me reproche beaucoup de ne pas avoir filmé le dernier coup de pelleteuse qui a cassé sa maison. C’était sa dernière image et son. Mais pas la mienne. Je crois qu’ils étaient tellement contaminés par le film qu’ils l’ont continué sans caméra, pour moi. »
Son travail n’a pas été de filmer une fin mais comment les traces de cette fin s’évertuent à rappeler un peuple vers son histoire, sa culture et sa mémoire. La contamination dont il parle part de ce principe que la caméra de Costa leur a donné une raison de croire en leur existence et en leur importance, qu’ils ont été touchés par un rôle : celui de garder les fondations de leur monde.


Les traces se sont ainsi matérialisées dans les ruines, passage d’un temps à un autre, dans l’espace total, de Fontainhas aux zones-fantômes ; dans les corps, passage d’une vie à une autre, du physique au fantomale ; dans l’esthétique, passage d’une lumière spectrale de mort à une lumière expressionniste de survivance ; et dans la parole, passage d’une poésie brute du réel à une mémoire historique. Pedro Costa a enregistré le changement en transfigurant un réel, en modifiant ses paramètres pour accueillir un nouveau monde, incertain mais visible pour ces minorités. Cette incertitude du lendemain hante progressivement les métrages, chacun devenant plus fragile quant à une issue de ce nouveau monde. Les espaces deviennent de plus en plus difficiles à identifier, les voix deviennent de plus en plus inaudibles, les corps sont de plus en plus las et les ombres sont de plus en plus noires. Toutefois, le nouveau monde spectral de Costa ne cesse de se réinventer et d’apporter de nouvelles lignes de fuite pour ses personnages. Vitalina Varela raconte l’arrivée d’une cap-verdienne de 55 ans au Portugal trois jours après les funérailles de son mari. Ce film, couronné du Léopard d’Or à Locarno, est une revisite de toute l’œuvre de Fontainhas, comme un regard posé sur toute l’accumulation de la mémoire et des souvenirs de ce qui existe seulement dans ce cinéma portugais. Revenir au manque, c’est toute la pensée du travail de Costa. On peut apercevoir la continuité esthétique du nocturne et de la présence spectrale dans ces quelques images. La trace qu’enregistre Pedro Costa est alors celle qui remet au présent du monde, le passé et le futur d’une marge. C’est une trace qui admet autant le passé et sa mémoire que son évolution vers un devenir qui repose sur ce que l’on est prêts à voir. Ces traces nous signalent toujours leurs présences et se déplacent sans cesse, que ce soient dans de nouveaux espaces, de nouveaux corps ou de nouvelles esthétiques, ces traces se renouvellent jusqu’à ce qu’on pose notre regard dessus et qu’on les confronte, car les spectres de Fontainhas nous regardent. Il n’y a ni jugement, ni morale, mais un simple regard qui signifie qu’ils sont bel et bien là, pour toujours.
Chef-d’œuvre d’une beauté hors de ce monde. VITALINA VARELA trace le purgatoire clair-obscur de Pedro Costa. Si la parole se raréfie, les espaces se réapproprient. Et c’est sûrement la plus belle note d’espoir de sa sublime et déchirante filmographie.

Philippe_Machad
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le 4 juin 2020

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