Expérimental
Pedro Costa soulève l'éternel débat artistique opposant les précurseurs de la forme pure, esthètes radicaux comme purent l'être à titre d'exemple Mallarmé en poésie, Mondrian en peinture, Schönberg...
Par
le 25 mars 2020
11 j'aime
11
Cette critique suit celle de En liberté ! de Pierre Salvadori, dans laquelle je constatais que je n'avais pas envie d'aimer cette comédie. Ce film-là offre le contrepied absolu : dès la bande annonce, j'avais envie d'aimer ce Vitalina Varela. Si la petite chose de Salvadori avait quelques arguments à faire valoir pour me convaincre, l'austère grand film de Pedro Costa a, lui, de quoi rebuter. Commençons par ça.
C'est exagérer très peu que d'affirmer qu'il ne se passe rien dans Vitalina Varela : une femme erre de pièces en pièces, parfois dans les bois alentours, se rend à l'église, prend une douche, rafistole un toit, discute avec un ami ou un prêtre. C'est à peu près tout, et ça dure plus de deux heures. Dès lors, la réception du film va dépendre de la propension de chacun à s'investir dans la forme. Là où le film de Salvadori était d'une indigence extrême, celui de Costa est d'une beauté constante. Oui, constante : il n'y a quasiment aucun plan banal dans ce film !
On est au musée : on a parlé du Caravage pour le clair obscur (je dirais aussi Rembrandt, pour des tableaux vus au Rijksmuseum à Amsterdam où une minuscule source de lumière émerge de crayonnés sombres), de Gericaut pour un portrait encadré par une porte ou pour le Radeau de la Méduse (scène sur le toit), de Vermeer (référence au colonialisme en toile de fond du film puisque le Cap Vert est une ancienne colonie), de Latour (pour l'autel de bougies), de Soulages (pour l'omniprésence magnétique du noir). N'en jetez plus !...
Si Vitalina Varela se réduisait à une suite de tableaux, on pourrait rétorquer "autant aller au musée". Mais Costa utilise le mouvement pour faire vivre toute cette matière. Ainsi une boucle d'oreille ôtée par Vitalina se voit-elle relayée par ses yeux, véritable source de lumière dans l'obscurité ; un homme-tronc retrouve le haut de son corps lorsqu'un autre personnage se déplace ; en entrebâillant la porte d'entrée pour recevoir les condoléances, Vitalina laisse entrer l'éclatante lumière du jour de façon soigneusement dosée ; entre les chaises colorées de l'église, l'avancée de Vitalina obscurcit une travée lumineuse (trop lumineuse ?).
Les déplacements des personnages dans les plans en révèlent ainsi la beauté. Costa semble avoir composé chacun d'entre eux comme un tableau. Ce qu'il nie, bien sûr (un classique) : il dit s'être surtout intéressé à saisir cette femme, dans un certain milieu. Il explique que cette lumière exsangue est celle que l'on voit dans ces baraques misérables, ou encore dans les médinas du Maroc. Peut-être, mais Costa sait alors parfaitement en restituer la magie.
Notre homme sait aussi où placer sa caméra pour mettre en valeur la profondeur de champ. Dans une image superbe, on voit un homme au premier plan, à la croisée de deux ruelles. Au fond, une pièce qui apporte une source de lumière, à droite une voie envahie par le noir, entre les deux un escalier qui monte on ne sait où. C'est alors que quelqu'un surgit en appelant "N'toni !". Bien souvent, Costa place la source lumineuse au fond du plan, pour nous faire littéralement entrer dans l'image. Des techniques bien connues des peintres.
Moult images sont ainsi marquantes. Je pense à plusieurs plans où les hommes ne sont que des ombres intenses. A ce tunnel où des rails argentés brillent dans le noir. A la scène sur le tarmac de l'aéroport, qui met en valeur l'énorme masse des réacteurs. Ou encore au plan fixe sur un homme barbu aux lèvres charnues. Impossible hélas de tout décrire.
Parlons un peu des personnages. Il y a d'abord Vitalina bien sûr, cette femme à la présence impressionnante. Costa nous raconte sa vraie histoire, celle d'une épouse abandonnée brutalement par son homme au Cap Vert et qui a attendu 25 ans d'obtenir un billet pour le Portugal. C'est la mort de son mari qui lui permet de l'obtenir, cruelle ironie. Rien n'a été écrit : Vitalina improvise ses textes, quitte à recommencer des dizaines de fois devant la caméra. Sur la cuvette des WC (symbole !), dans l'un des nombreux plans fixes étirés longuement, elle déverse tout ce qu'elle n'a pu dire à ce mari exilé : comment ils ont construit une maison de leurs mains en 45 jours, comment ce taudis paraît honteux à côté, comment ses lettres ne reçurent aucune réponse... et puis, un peu plus tard, cette autre Vitalina avec laquelle le mari la trompait... On pense furtivement à la chanson Bonhomme de Brassens. Le curé lui dit que pour être entendue de son mari il lui faudra parler en portugais. Vitalina utilise en effet un créole, celui du Cap-Vert. Le portugais, c'est bien sûr la langue du colon, celui que le mari à rejoint, trahissant Vitalina. "Dans la mort comme dans la vie, je ne te fais pas confiance" lui lance-t-elle avec dureté. La mort n'a rien effacé.
Si, parfois, les larmes coulent sur son visage, Vitalina n'est pas qu'une pleureuse. Sa tenue de cuir noir, fichu sur la tête, évoque plutôt une guerillera. Elle entend bien faire respecter les jours de veille de son défunt, au besoin en chassant les mauvaises langues. Elle veut aussi obtenir une messe pour lui, fût-elle la seule dans l'assistance, car cette messe est un passeport vers l'au-delà - ce passeport qui, à elle, a si longtemps été refusé. Vitalina refuse d'être la dernière roue du carrosse, celle qui est condamnée à se contenter d'attendre passivement.
Malgré ces portes trop basses dans lesquelles elle se cogne, malgré la pluie qui s'infiltre ou les pierres qui manquent de l'assommer alors qu'elle se douche, elle affirme qu'elle va rester à présent ici "toute sa vie". Sur le tarmac de l'aéroport, elle n'a pas écouté l'étrange comité d'accueil constitué d'agents d'entretien, aux allures de choeur antique, qui lui enjoint de repartir car il n'y a "rien pour elle ici". Là est le mystère irrésolu que nous livre Pedro Costa : Vitalina s'enferme vivante dans une tombe avec ce mari qui l'a pourtant abandonnée il y a 25 ans.
Les deux semblent d'ailleurs avoir toujours été séparés. On le voit avec les deux photos qu'elle place sur le petit autel mémoriel, et aussi dans l'ultime scène, le flashback au Cap Vert : alors que Vitalina a un geste de tendresse envers son jeune époux, celui-ci la repousse, déjà - et c'est la dernière image du film. Comme dans les histoires romantiques, ils ne seront réunis que dans la mort. Mais cette union-là est grinçante à souhait, pleine d'amertume.
La noirceur qui enveloppe chaque plan évoque bel et bien l'ultime sépulture. Dans cette gangue d'ébène, la peau métisse de Vitalina vient s'incruster harmonieusement : elle semble être faite pour cette obscurité. Parfois, seule la blancheur de ses yeux constitue la source de lumière. Ses traits ciselés m'ont évoqué plus d'une fois le visage racé de Miles Davis, et il me semblait entendre l'acidité de sa trompette traverser les parois. Ce n'est pourtant pas cela que donne à entendre Costa : la bande-son ne laisse sourdre que des conversations lointaines, des cris d'enfants, des chants de coq, le passage de véhicules. Tout cela est étouffé, comme dans une tombe.
Le peu de dialogues - redisons à quel point les films peu bavards font du bien - se tient avec le curé. Un curé dont la foi a vacillé, comme le montrent ses mains tremblantes, des mains magnifiques qui m'ont rappelé là aussi Miles sur la couverture de Tutu. Dieu lui-même semble avoir abandonné ces gens - bien sûr, c'est toujours l'inverse qui se produit. Dans une longue séquence, où Vitalina creuse, il lui raconte une scène apocryphe prétendant que l'une des deux joues du Christ s'est illuminée au mont des Oliviers, l'autre restant sombre, celle qu'avait baisée Judas. Ainsi Costa nous dévoile-t-il une piste d'interprétation : ce sombre envahissant, c'est bien le mal qui s'est déversé sur ces populations, des gens qui continuent à être opprimés, parqués dans des taudis. L'obscurité est aussi le signe de la trahison, puisque Vitalina a été abandonnée et trompée par son mari.
Il y a enfin N'toni, cet ami qui se confie à Vitalina : il lui faut, en substance, une femme "pas trop belle, car lorsqu'on éteint la lumière, elle devient belle". Mais "si elle est belle, l'obscurité la rend plus belle encore". On ne saurait rêver plus vibrant éloge de l'obscurité, à l'instar du film tout entier, et tout amateur du fameux clair obscur ne pourra que se pâmer de bonheur devant le film de Costa. D'ailleurs, pour finir avec ce beau personnage, son amoureuse périt dévorée par la lumière, une bougie ayant enflammé son matelas. Ce décès est annoncé à Vitalina le long du très beau mur qui a ouvert le film, d'où émerge peu à peu un chariot plein de ferrailles. Laissée là seule, Vitalina s'enfonce dans le sombre, au fond de l'écran. Magnifique.
La lumière franche va pourtant finir par apparaître à la fin du film. Dans trois scènes : deux scènes au Cap-Vert montrant Vitalina jeune avec son époux ; et une scène finale de cimetière, la jeune amie de N'toni morte dans les flammes remplaçant en quelque sorte le mari que Vitalina n'a pu enterrer. Là, j'aurai une petite réserve : ces plans-là sont beaucoup plus banals. Voulu par Costa qui a si bien montré la beauté de l'obscurité ? Peut-être après tout. Toujours est-il qu'on ne ressent pas cette franche lumière comme une libération.
Mon autre réserve va à la messe dite par le curé, trop bavarde pour une fois et qui n'intéressera que les passionnés de religion.
Enfin, il faut le dire tout de même, c'est long. Par moments à la limite du supportable. Une personne est partie avant la fin, ce que je vois très rarement au cinéma. Un film à ne conseiller qu'avec circonspection, au risque de se faire des ennemis !
Voilà en tout cas une oeuvre sans concession, à l'instar de ce que pouvait proposer fréquemment une Chantal Akerman. Rarement on aura vu un parti pris esthétique tenu avec autant d'entêtement et de cohérence. Une oeuvre qui ne raconte presque rien, modeste dans son propos puisque la caméra se contente de suivre (exclusivement en plans fixes !) son héroïne dans ses pérégrinations quotidiennes. Mais qui déverse une beauté torrentielle, sombrement condensée. J'ai pensé souvent, pour l'esthétique, au puissant documentaire sur la prostitution Atlas, du photographe Antoine d'Agata. Ce Vitalina le surpasse encore en beauté, ce qui n'est pas peu dire.
8,5
Créée
le 24 mai 2021
Critique lue 555 fois
1 j'aime
D'autres avis sur Vitalina Varela
Pedro Costa soulève l'éternel débat artistique opposant les précurseurs de la forme pure, esthètes radicaux comme purent l'être à titre d'exemple Mallarmé en poésie, Mondrian en peinture, Schönberg...
Par
le 25 mars 2020
11 j'aime
11
Qu'un film comme Vitalina Varela de Pedro Costa puisse exister est en soi un petit miracle. Ce cinéma d'auteur, exigeant, esthète, lent et contemplatif ,n'est pas fait pour le gros de la troupe des...
le 26 janv. 2021
8 j'aime
Joaquim est mort au Portugal, avant d'avoir vu le fruit de son amour, cette maison du Cap Vert que sa femme a fini de bâtir sans lui, au milieu des montagnes rouges. Vitalina arrive à Fontainhas...
le 17 janv. 2022
7 j'aime
4
Du même critique
[Critique à lire après avoir vu le film]Il paraît qu’un titre abscons peut être un handicap pour le succès d’un film ? J’avais, pour ma part, suffisamment apprécié les derniers films de Cristian...
Par
le 6 oct. 2023
21 j'aime
5
Voilà un film déconcertant. L'argument : un père et sa fille vivent au milieu des bois. Takumi est une sorte d'homme à tout faire pour ce village d'une contrée reculée. Hana est à l'école primaire,...
Par
le 17 janv. 2024
17 j'aime
3
Les Belges ont les frères Dardenne, les veinards. Les Anglais ont Ken Loach, c'est un peu moins bien. Nous, nous avons Robert Guédiguian, c'est encore un peu moins bien. Les deux derniers ont bien...
Par
le 4 déc. 2019
17 j'aime
10