L'art délicat du double-Je
Adapté du "Trône Vide", un roman écrit par le réalisateur, "Viva la Liberta" raconte comment Enrico Oliveri, président du premier parti d’opposition (le parti “socialiste”), cède à la tentation de tout plaquer suite à un revers électoral alors que la contestation croît au sein de sa base. Il fugue à Paris rejoindre Danielle, son ancienne maîtresse, qui vit à présent avec Mung, un cinéaste chinois en pleine gloire, et leur fille. A Rome, le secrétaire du président, Andrea, est forcé de recourir à un stratagème pour tromper l’opinion : il va chercher Giovanni, le frère jumeau d’Enrico, ancien professeur de philosophie sorti récemment d’un séjour psychiatrique, et le fait passer pour le disparu. Alors qu’en France, Enrico se replonge dans le cinéma, sa passion de jeunesse, en travaillant sur un tournage, son frère se prend au jeu et parvient à séduire à la fois les cadres de son parti et ses électeurs, jouant de ses talents d’improvisateur et amorçant une remontée en flèche qui promet une surprise aux prochaines élections présidentielles. Ayant troqué la rigidité technocratique pour un charisme plus populiste, il joue la carte de l’humanité contre l’établissement et magnétise les foules tout en mettant les rieurs de son côté, en clouant le bec à ses adversaires et aux journalistes avec des réparties sarcastiques et en esquissant quelques pas de valse au bras de la chancelière allemande. « Il est peut-être fou mais il y met de la méthode ! » commente un personnage.
Ando dit avoir imaginé cette histoire en apprenant la démission de Benoît XVI, choix qui l’a impressionné. Ainsi, si Enrico est présenté comme le plus incolore des deux frères (il fait triste figure et sort d’ailleurs d’une dépression), sa fuite doit peut-être moins être interprétée comme une lâcheté face à l’adversité que comme un acte d’humilité et de sagesse. Il se justifie à sa manière : « J’attends de voir ce qu’ils vont faire sans moi maintenant. » En attendant, il se détend, abandonne la res publica pour l’art et l’amour, et se surprend à chanter "Bocca di Rosa" sur les routes de France.
Le film brode sur le thème littéraire et cinématographique classique des deux jumeaux ou sosies qui s’échangent leurs places, thème qu’on retrouve depuis "Le Prince et le Pauvre" de Dickens jusqu’à "La Vie d’un Honnête Homme" de Sacha Guitry dans lequel Michel Simon jouait le rôle de deux frères opposés en tout (un riche industriel au cœur sec et un clochard bohème). En cela, il n’amène rien d’original mais ce vieux topos est servi magistralement par l’extraordinaire Toni Servillo, qui incarne à lui tout seul deux personnages qu’il arrive nettement à distinguer comme si nous avions affaire à deux acteurs distincts partageant pourtant les mêmes traits physiques. Enrico le cadre débordé et dépressif, l’air constamment ennuyé et les traits tirés par la fatigue, face à Giovanni, l’insouciance tranquille, la confiance malicieuse et le sourire espiègle. Un vrai tour de force complètement maîtrisé par Servillo et ce fameux port de tête latin dont il gratifie les deux frères – et qui confère au politicien une allure légèrement condescendante tout en donnant l’apparence de la sagesse au philosophe.
Le film est toutefois plus problématique sur le plan de sa lecture politique. Ando se montre assez piquant lorsqu’il nous montre une discussion au restaurant entre Giovanni et le président d’un parti centriste (les démocrates chrétiens peut-être) avec qui il renonce à s’allier ou, mieux encore, lorsqu’au moment de la disparition d’Enrico, Andrea rencontre le président du Conseil (le chef de l’Etat) qui est très inquiet car il sait qu’il a besoin d’une opposition forte à sa gauche pour éviter qu’une autre opposition, peut-être plus réellement contestataire, prenne sa place… Si le réalisateur a tendance à lisser l’image du parti social-démocrate dont le seul défaut serait un certain immobilisme et une certaine incapacité à communiquer avec le peuple (si ce n’était que cela !), il mène une critique pertinente du discours politicien, dont il déplore l’insignifiance et l’aspect désincarné. Seulement, il ne mène pas sa critique jusqu’au bout. Certes, Giovanni surpasse son frère en éloquence, il est plus communicatif, plus tribunicien et ses harangues, qui parlent d’espérance, sont tournées vers l’avenir – un clin d’oeil à Beppe Grillo peut-être ? Dès qu’il prend la parole, le film nous met en condition en entamant un mouvement circulaire de caméra et en ajoutant une ligne musicale censée nous émouvoir.
Seulement, on ne trouve jamais rien de concret dans ses discours, la poésie convoquée pour plaire n’est qu’un effet de manche comme un autre, même s’il s’agit dans une scène de meeting d’un texte de Brecht, et on a la désagréable impression qu’on s’est contenté de remplacer la langue de bois terne de l’expert par la langue de bois littéraire du démagogue. C’est plus plaisant à écouter mais le constat d’impuissance du politique reste inchangé – ce qui est peut-être d’ailleurs un des messages du film. Giovanni veut marquer une rupture, briser le langage du mensonge tout en se faisant passer pour celui qu’il n’est pas : insondable problème que de devoir mentir pour dire la vérité.