Epure, fissures et meurtrissures.
Véritable choc culturel et visuel, Voyage à Tokyo est un jalon dans l’esthétique cinématographique. Réponse à la pensée commune voulant faire du cinéma l’art du mouvement, Ozu met ici en place un univers tout entier fondé sur l’immobilité. La première heure (d’un film qui en dure 2h16), profondément déstabilisante, établit sans concession les règles du jeu. Plans fixes, champ / contrechamps de visages étrangement souriant et très théâtraux dans les dialogues alternant avec des plans généraux de réunions familiales intensément ritualisées. Le décor, la plupart du temps domestique, instaure quant à lui un cadrage d’une grande rigueur, soulignant la maitrise voire l’incarcération du spectateur avec les personnages.
Sans concession, les politesses familiales et les conventions se déroulent et laissent progressivement sourdre quelques dissonances dans l’accueil réservé aux anciens. Fondé entièrement sur le non-dit, sur le silence d’un regard derrière le glacis d’un sourire et d’une formule de convenance, le fossé se creuse entre les générations. Gouttes délavées sur la toile d’une famille comme les autres, la constellation des émotions se dilate et s’intensifie progressivement : c’est la gêne de la présence des ancêtres, leur attente démesurée face à leurs enfants, la mort d’un fils à la guerre, le poids de l’alcool et l’attente imminent de la mort.
Film profondément exigeant, Voyage à Tokyo propose un programme esthétique strict au service d’une émotion qui semble tout d’abord prisonnière de son cadre. C’est là le grand pari d’Ozu. Parce qu’il nous a soumis au protocole de cette unité familiale archétypale, il nous rend familier d’un système qui progressivement, et sans le reconnaître, se fissure.
Embarqué, le spectateur laisse alors surgir du cadre un attachement et une compassion pour ces individus aux prises avec les petits riens et les grandes béances de l’existence.