Le temps de Mémé est le temps de mourir

Le cinéma d’Ozu requiert de la patience et sans doute le renoncement, de la part du spectateur, à quelque espoir de divertissement. Pourtant ce cinéma est tout sauf austère et ennuyeux. C’est un cinéma de la vie, où la vie apparaît dans son extrême banalité mais aussi dans un rapport qui en exclut tout caractère de banalité ou d’ennui. Ozu peut montrer des personnages qui ne font rien en y attachant l’importance et la signification précise qui rendent ces moments précieux et uniques. Tout le contraire au fond d’un cinéma de codes, où quelles que soient l’imagination et la technique mises en œuvre, les évènements transcrits à l’écran reviennent aux mêmes platitudes assommantes. Chez Ozu ce sont les lieux qui composent l’espace social et familial que le spectateur est invité à connaître et à comprendre : parce que c’est là que l’essentiel de la vie se passe.

On voit ainsi dans "Voyage à Tokyo" comment le domicile, celui du médecin et de sa femme coiffeuse, celui de la bru, modeste employée, dans un foyer de jeunes travailleurs, décrit un état de la condition de la société japonaise au début des années 50. Le sujet du film est d’ailleurs complètement en accord avec cette réalité documentaire, puisqu’on y voit les difficultés qu’ont les enfants à s’organiser pour accueillir les parents et passer du temps avec eux. Le caractère douloureux de la séparation est renforcé par le drame que constitue la mort de la mère, de sorte que le film conjugue les ingrédients mélodramatiques du deuil et de la culpabilité à la description quasi-documentaire de la société japonaise, à travers son mode de vie et son organisation familiale.

Mais en disant cela, on ne dit que très peu. La force unique de cette œuvre dans laquelle il est difficile de trier, comme on a l’habitude de le faire, entre chefs d’œuvre et films mineurs, procède d’un style, mais aussi (et surtout) d’une sensibilité. Un style où la composition, mise en avant par l’organisation des cadres et la fixité des plans, possède la précision d’un tableau. Et une sensibilité où l’on a coutume de voir une mélancolie de l’impermanence (ou de la fatalité de l’épreuve du temps et du vieillissement). Mais si l’action du temps est cruelle, elle est aussi conforme au sentiment d’un ordre des choses.

Ainsi dans l'ouverture de "Voyage à Tokyo" on voit un plan d’eau (sans doute la mer intérieure de Seto) sur lequel glisse un bateau. Le plan suivant montre un passage traversé par des écoliers. L’orientation de la caméra par rapport à ce bateau et à ces corps qui passent (en allant de gauche à droite) est très similaire, de sorte qu’il se produit une impression de continuité liant le mouvement sur l’eau (qui est aussi bien le mouvement de l’eau) à celui des hommes. On retrouve symétriquement ce rapport à la fin, puisqu’on voit d’abord les écoliers qui traversent le couloir de l’école, puis le train (raccordé au regard de la maîtresse d’école, la belle-sœur de Setsuko Hara), et enfin le bateau. Les évènements que traversent les hommes, qui les attachent les uns aux autres ou au contraire les détachent les uns des autres, sont ainsi renvoyés au même plan que les mouvements naturels : tout ce qui vit obéit finalement aux mêmes lois, au même principe fondamental d’impermanence, mais cette impermanence même est la vie, c’est pourquoi aucune expression pathétique ne l’accompagne. Au contraire c’est comme si elle cherchait à s’exprimer dans un registre opposé, du côté de la béatitude et de la félicité.

Ce paradoxe est la chose qui m’avait le plus frappé d’entrée chez Ozu, avec ce côté louche d’une musique "poussive et douceâtre" (selon les mots de Donald Richie) dont le rôle semble être d’exalter dans une forme dérisoire d’intensité l'impassibilité béate qui caractérise les attitudes (les personnages joués par Chishû Ryû en 1er lieu). Je pense aussi à cette scène de "Voyage à Tokyo" qui montre Setsuko Hara rejoindre Chishû Ryû sur la terrasse de la maison pour lui annoncer l’arrivée du dernier fils. Ryû, qui se tient devant l’horizon, déclare simplement (ce sont ses premiers mots depuis la mort de sa femme) : "le lever du soleil était magnifique".

Il y a aussi la visite guidée de Tokyo, qui montre le vieux couple dans un bus (parmi les passagers qui tournent uniformément la tête à gauche ou à droite à mesure que la speakerine égrène les lieux historiques). L’impression qui naît du Tokyo moderne, celle d’une ville de béton, industrieuse et grisâtre, est sans doute amplifiée par le noir et blanc mais elle tient surtout à la composition et à l’enchaînement des plans (les fameux "pillow shots"). Ainsi dans la scène suivante on voit une architecture formée d’un immeuble et d’une tour. Les fenêtres à croisées de l’immeuble composent une mosaïque de rectangles qui remplit l’écran (plan de début). On voit ensuite la tour en contre-plongée, imposante (2e plan), puis on voit son escalier extérieur que les personnages empruntent pour en redescendre (s’arrêtant un moment pour localiser les maisons des enfants). Ces quatre plans abondent en lignes angulaires de 90° (croisées des fenêtres, tour carrée, grillage de la cage d’escalier) ou de 45° (pente de l’escalier). L’enchaînement de ces deux brèves scènes (le bus et la tour) produit peut-être une des plus vives impressions que j’ai ressenties du paradoxe ozuien : celle d’un signifié du deuil qui se serait en quelque sorte absenté de l’espace expressif du cinéma, pour laisser place à cette saveur douceâtre que l'on retrouve dans la musique de Takanobu Saitō.

Le deuil précède en fin de compte la mort. La mélancolie en jeu ici (fondamentalement absente des émotions représentées) est peut-être d’autant plus essentielle qu’elle est impossible à circonscrire, impossible à rattraper. On songe, et le sujet même de "Voyage à Tokyo" nous y dispose, à quelque blessure du temps et de l’histoire (les fils morts à la guerre, la ville entièrement reconstruite et le passage à la modernité d’un temps occupé essentiellement par les heures de travail). Les anciens n’ont clairement plus de place dans ce monde et le lien qui les rattache encore à la jeune génération (Setsuko Hara, veuve du fils mort à la guerre) est scellé par le deuil. En même temps l’expression de cette douleur n’est jamais accusatrice ou critique. Elle participe d’un éloge de la vie, de son mouvement dont Ozu nous fait comprendre qu’il est inséparable de celui de la perte et de la mort. Comme le dira l’un des personnages de "Fleurs d’équinoxe" : "le bonheur, n’est-ce pas aussi un peu triste ?"
Artobal
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le 8 févr. 2014

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