Le déroulement de l'intrigue est repris dans cette recension

Dans « La Vie mode d’emploi » que l’auteur a pris soin d’appeler « romans » , usant ainsi à dessein du pluriel, Georges Perec nous emmène dans un immeuble hausmannien du 17e arrondissement situé 11 rue Simon Crubellier à Paris . Au fil des pages le lecteur découvre les appartements qui le composent à travers une description minutieuse de l’une des pièces en façade du bâtiment. Il fait par ailleurs la connaissance des occupants des lieux eux-mêmes, actuels ou passés, avec leur histoire singulière qui nous est contée. De là une multitude de récits qui s’entrecroisent justifiant pour lors le choix du pluriel. Peu ou prou une semblable approche se retrouve dans le film « Waouh ! » de Bruno Podalydes.

Ici, le dispositif narratif passe par une agence immobilière, l’agence Waouh précisément, à laquelle sont confiés des mandats de vente. Deux d’entre eux ont ainsi été retenus pour l’occasion, l’un concerne une vaste maison bourgeoise du dix neuvième siècle à Louveciennes, l’autre un appartement neuf dans un soi-disant « triangle d’or » de Bougival . Les choses sont donc en place pour que le spectateur se joigne maintenant aux acquéreurs potentiels et visite avec eux les biens en question mis sur le marché. Il ne reste plus qu’à suivre le guide ou plutôt les guides. Selon leurs disponibilités respectives au sein de l’agence, soit Catherine Bourbialle, soit Oracio Sanchez. La première, en raison de son ancienneté dans le métier, est assurément la plus expérimentée. Pourtant, plus d’une fois, elle donnera l’impression d’être étrangère à ce qu’elle fait, comme si elle était ailleurs. Rien d’étonnant lorsque depuis peu celui qui vous était cher n’est plus et que la douleur, elle, lancinante, pernicieuse, est toujours là, difficile à surmonter. A l’inverse, Oracio dont les vingt ans sont déjà loin et qui offre l’image rassurante d’un homme d’expérience n’est en réalité qu’un néophyte malhabile dans le domaine de l’immobilier. Jim, son jeune stagiaire, s’en rendra rapidement compte, volant alors à son secours pour rattraper ses bévues. En somme deux professionnels atypiques dont les fragilités en font des protagonistes à part entière au même titre que leurs clients qui tour à tour entreront en scène. Et de fait Bruno Podalydès qui tient le rôle d’Oracio, a conçu son film comme autant de saynètes qu’il y a de visites qui se succèdent. Du reste de même qu’au théâtre chaque tableau est précédé par un lever de rideau matérialisé selon l’endroit par un volet que l’on remonte ou que l’on ouvre. Pareillement le choix du prénom peu commun d’ Oracio n’est sans doute pas fortuit renvoyant dans notre imaginaire au personnage homonyme de Shaekespeare. La tradition théâtrale étant respectée place au spectacle. Pour notre plus grand plaisir et celui apparemment des acteurs eux-mêmes qui les ont interprétés une dizaine de tableaux nous sont proposés. Le premier donne d’emblée le ton.

Emmené par une pétulante Agnés Jaoui, c’est tout le choeur qu’elle dirige avec entrain qui déboule en fanfare dans le pavillon de Louveciennes. Puisque l’on chante ensemble pourquoi ne pas également habiter ensemble? Nostalgie probablement de la fameuse maison bleue immortalisée en chanson par Maxime Le Forestier. La bonne humeur étant au rendez-vous, celle-ci, avec un tel groupe, se traduit par des chants entonnés ensemble à chaque étape de la visite. Clin d’œil en passant à Jacques Demy et à ses films musicaux. De la musique certes mais attention aux couacs. Même le meilleur ensemble n’est pas à l’abri d’une fausse note. Cet imprévu dissonant ne manquera pas de survenir ici sous la forme d’une confidence par trop intime d’Agnès Jaoui qui, hélas, ne tombera pas dans l’oreille d’un sourd. Il s’ensuivra une rupture d’avec son compagnon lui aussi membre de sa chorale et par voie de conséquence un inévitable éclatement de celle-ci. A peine né déjà fini ce rêve d’une vie en commun harmonieuse au service d’ Euterpe. La vente devra donc encore attendre… Du côté des spectateurs par contre un avant-gout leur est d’ores et déjà donné de ce qui fait la tonalité du film, à savoir légèreté et gravité allant de pair.

Légèreté s’il en est avec la venue de la deuxième visiteuse qui, pareille à une petite fille battant des mains devant un nouveau jouet, ne cessera d’exprimer son enthousiasme pour cette grande propriété de Louveciennes sitôt le seuil de celle-ci franchi. Ce coup de foudre la poussera à revenir à plusieurs reprises en cet endroit de rêve. En dernier lieu avec son mari qui tient, lui, les cordons de la bourse. Celui-ci se comportera de manière odieuse avec sa femme en pointant ostensiblement tous les défauts de la demeure pour lui montrer ainsi à quel point elle n’est qu’une écervelée. Explosion d’un seul coup de toutes les rancœurs accumulées durant des années et des années de mariage. La tête de linotte qu’a voulu voir en elle l’époux saura cependant prendre son envol et divorcer du goujat. A nouveau une séparation et une vente qui s’enfuit. Pourra-t-elle alors se conclure avec les deux visiteurs suivants?

On ne manquera pas de sourire en les voyant arriver sur leur moto harnachés comme des cosmonautes. Sourire encore lorsque le duo qui semble tombé d’une autre planète arpentera de façon mécanique la propriété se fichant comme d’une guigne des explications fournies sur l’histoire de la bâtisse ou sur les arbres remarquables tel le séquoia qui ornent le vaste jardin. Et pour cause puisque ne cachant pas plus avant leurs intentions et leur qualité de promoteurs immobiliers ils annonceront froidement et sans le moindre état d’âme que bâtiment et végétation seront rasés pour permettre la réalisation d’un ensemble moderne. Cette fois-ci la transaction sera refusée par le propriétaire lui-même, Simon Ramatuelle, interprété par un Eddy Mitchell alliant dans son jeu désinvolture et mélancolie. Ce qui nous vaudra deux scènes que l’on dirait soudain soustraites aux vaines agitations du quotidien. La première réunira Simon Ramatuelle, l’ainé, à son piano et Jim, le jeune stagiaire, assis en face de lui en l’écoutant jouer religieusement. Moment de grâce hors du temps où s’échangeront entre deux notes souvenirs et regrets de l’un et rêves d’avenir de l’autre. La seconde scène verra se cacher dans ce qui fut autrefois une chambre d’enfant Simon Ramatuelle et sa femme Sylvette, incarnée avec alacrité par Sabine Azéma. Plutôt que d’accueillir une énième visite , tels des gamins facétieux , ces deux là préféreront s’enfermer dans cette pièce surgie du passé et lire des vieux albums de Tintin en pouffant de rire à l’idée du bon tour ainsi joué à l’agence Waouh et à ses clients du jour.

Après ces intermèdes Bruno Podalydès nous montrera encore une ultime visiteuse agissant en qualité de mandataire d’une mystérieuse star. Non sans charme mais ô combien cassante, elle n’aura de cesse que de donner la leçon à ce pauvre Oracio pour lui démontrer qu’il ne connait rien à son métier. Aux arguments creux de vente que celui-ci enchaine de façon risible, elle lui oppose tout bonnement la réalité et notamment la moins value que constitue la voie de chemin fer en bordure de propriété avec son cortège de trains bruyants. Derrière ces passes d’armes se dissimule autre chose qu’une âpre négociation et l’on devine peu à peu une histoire ancienne entre cette revenante et Oracio qui sans doute s’est mal terminée. Quoi que l’on puisse imaginer aucune réconciliation n’aura lieu. Pas davantage bien sûr de vente ne sera signée. Contre toute attente elle finira néanmoins par se concrétiser. Les acheteurs que par un pied de nez du réalisateur l’on ne verra pas à l’écran ne sont autres que les descendants du fameux aviateur anglais Henri Farman qui la même année que l’inauguration de la tour Eiffel avait fait construire cette maison de Louveciennes. Quittons donc cette ville et le 16 rue du Murget pour rejoindre Bougival et la copropriété Emeraude où là aussi un appartement est à vendre par le biais de l’agence Waouh. Changement de décor pour le coup.

C’est avec sa maladresse habituelle qu’Oracio fera faire le tour du propriétaire au jeune Swan et à sa petite amie Prunelle. Les deux amoureux n’en auront cure imaginant uniquement l’aménagement à venir de leur futur nid. Jusqu’à ce que survienne au débotté le père de Swan joué par un inoubliable Roschdy Zem. Quelques minutes seulement lui suffiront pour qu’il brise leur rêve en recensant avec hargne tous les manques de finition et la moindre imperfection de l’appartement. Ce réquisitoire à vrai dire n’est pas exempt d’arrières-pensées. Il semble bien qu’il ait pour but de mettre un terme à l’idylle de son fils qui n’a pas l’heur de plaire à ce sourcilleux pater familias. Surprise cependant. Le père fouettard va soudain se changer en papa gâteau. Tout simplement parce que la vue d’une chambre à coucher apparemment superflue à ses yeux pour un couple seul le persuadera d’une naissance prochaine qui lui a été cachée jusqu’ici. En deux temps trois mouvements toutes les critiques seront abandonnées et le choix des jeunes gens encensé.

A ce trio familial succédera un Denis Podalydès surprenant dans un rôle que l’esprit facétieux de son frère a voulu muet. Son personnage, sans desserré les dents, traversera en effet au pas de charge l’appartement en ponctuant uniquement de mimiques changeantes l’inspection de chaque pièce puis partira aussi vite qu’il est venu. On ne peut s’empêcher de songer à cet étrange voisin qui , dans « Domicile conjugal » de François Truffaut , habite le même immeuble où résident désormais Antoine et Christine Doinel fraîchement mariés. De par son mutisme obstiné et sa façon jugée suspecte de traverser chaque soir la cour intérieure du bâtiment tous les habitants ici s’en méfient au point de l’avoir surnommé « l’étrangleur ». Jusqu’au jour où il sera vu à la télévision dans un numéro d’imitation. La surprise est de taille. Le soi-disant étrangleur n’est autre que le comédien et imitateur Claude Véga. Comme quoi les apparences sont trompeuses, n’est-ce pas cher Roschdy Zem?

Retournons justement à Bougival où se présente à nouveau un jeune couple, Léa et Fabien. Il y a quelque chose d’à la fois amusant et touchant de les voir presque confus passer la porte d’entrée vélo pliant à la main et casque sur la tête. Découvrant leur profession de musicien, saxophoniste et pianiste, Catherine Bourbialle qui les accompagne ce jour-là se remémorera le temps lointain où elle s’essayait encore à jouer d’un instrument et se laissera aller à des confidences sur la mort récente de son mari frappé par un cancer. Oublié pour une fois le boulot. Qu’importe puisque sans qu’il n’y ait eu besoin de faire l’article l’appartement sera finalement acheté par Léa et Fabien. Avant que leur décision ne soit définitivement prise il y aura encore une dernière visite, la plus émouvante sans doute. Clotilde qui travaille dur pour joindre les deux bouts a de plus en plus de difficultés à s’occuper de sa mère impotente en raison d’horaires infernaux qui sont aujourd’hui le lot du personnel soignant des hôpitaux. Pour éviter les incessants déplacements d’un domicile à l’autre et limiter également les frais la solution idéale serait que mère et fille habitent à nouveau sous le même toit. Clotilde veut y croire. N’a-elle pas allumé des bougies à sainte Rita, patronne de l’impossible et des cas désespérés ? Le banquier n’en aura cure et refusera la demande de prêt. Que vaut en en effet à ses yeux la foi d’une cliente devant ses tristes bulletins de paie d’infirmière encore célibataire en charge d’une infirme. Avec ce qu’il faut de tact Bruno Podalydès réussira par ailleurs à saisir chez Clotilde la naissance d’un sentiment amoureux à l’égard de Catherine qui en sera troublée. Aux spectateurs cependant d’imaginer la suite possible de cette rencontre inopinée de deux solitudes.

En guise d’épilogue deux autres anecdotes nous seront contées prolongeant ainsi celles qui se sont succédées tout au long du film. Tirant un premier bilan de son stage Jim affirmera sans barguigner que les personnes attirées par le métier d’agent immobilier sont celles qui à un moment donné de leur existence ont été abandonnées. Stupéfaction chez ses interlocuteurs qui après réflexion finiront par s’en convaincre. Oracio avouera que sa mère a fui jadis le domicile conjugal le laissant seul avec sa peine. Catherine, quant à elle, se souviendra d’un épisode de sa jeunesse où elle aussi a été livrée à elle-même, ses parents étant étant partis sans elle en vacances durant trois semaines.

Cette manière caractéristique qu’a Bruno Podalydès de sauver de l’anonymat des bribes de vies que d’aucuns pourraient trouver par trop banales le rapproche du romancier Régis Jauffret qui dans son ouvrage « Microfictions « a été guidé par cette même envie. La quatrième de couverture s’en fait l’écho :

Livre monstre, Microfictions rassemble cinq cents histoires tragi-comiques comme autant de fragments de vie compilés. De A à Z, d’ Albert Londres à Zoo, ce roman juxtapose le banal de vies ordinaires tout à la fois fascinantes, cruelles, monstrueuses, à travers le quotidien d’un journaliste cynique, d’un cadre déphasé, d’un vieillard pédophile, d’un flic, d’un voyou, d’un SDF, ou d’un enfant mal aimé, incarnations successives d’une humanité minée par la folie, le désespoir, et qui pourtant se bat et espérera toujours. Le lecteur traverse ce livre comme une foule, il reconnait certains visages, et croit parfois apercevoir sa propre silhouette au détour d’une page.

Avec « Waouh ! » ce sont bien de semblables microfictions qui s’enchainent mais à l’intérieur desquelles, cinéma oblige, la caméra de temps à autre s’arrête longuement sur un détail pour nous donner à voir de véritables tableaux ( jeu de lumière sur un bibelot, sur un vieux mur craquelé ou sur un carrelage ancien en damier par exemple). Le cinéaste se fait alors peintre et dévoile grâce à ses gros plans la beauté des choses dont l’importance en cette période oublieuse a été rappelée par Bérénice Levet dans son essai intitulé « L’écologie ou l’ivresse de la table rase » :

Les œuvres d’art nous rendent les lieux, les oiseaux, les fleurs qu’elles peignent avec les mots pour les uns, avec les couleurs ou les notes pour les autres, éminemment, irrésistiblement désirables. Qu’un peintre, qu’un poète évoque tel paysage et nous n’avons plus qu’une impatience, un bouillonnement: nous rendre sur le lieu même évoqué par l’artiste, faire à notre tour, en personne, l’expérience de ce paysage. Proust est celui qui a le mieux décrit cette avidité, cette soif de beauté qui nous saisit alors. Un exemple entre mille: Elstir montre au narrateur une aquarelle, « une esquisse prise non loin d’ici ( le narrateur est alors à Balbec/Cabourg ), au Creuniers » : « Regardez, dit le peintre, comme ces rochers puissamment et délicatement découpés font penser à une cathédrale. « Le narrateur fait alors part de son regret d’ignorer cet endroit. En réalité, ce lieu lui est familier, il l’a traversé une centaine de fois, mais sans y prêter attention. L’œuvre le lui découvre, le lui révèle.

S’il fallait inscrire Bruno Podalydès dans une généalogie ce serait comme l’un des héritiers de l’école du réalisme poétique français. On retrouve en effet dans ses films nombre de thèmes de ce courant artistique qui a traversé la France de 1922 à 1957. Sont ainsi présents en filigrane une observation satirique et désabusée des mœurs, une critique de l’ordre social, un désir d’évasion et un attendrissement mélancolique. Autant de traits de ce mouvement analysés naguère par le critique Henri Agel. Un dernier mot encore. Pourquoi diable avoir baptisé Waouh cette agence immobilière? La réponse sera donnée par Oracio interrogé là-dessus par Jim. Tout bonnement entendre de la bouche du client cette exclamation exprimant l’admiration lors de la visite du bien à vendre. On s’en doute peut-être. Au sortir de la projection du film le rédacteur de ces quelques lignes a allègrement prononcé ce mot magique de waouh.

Athanasius_W_
7
Écrit par

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur.

Créée

le 29 nov. 2023

Critique lue 2K fois

Athanasius  W.

Écrit par

Critique lue 2K fois

D'autres avis sur Wahou !

Wahou !
Azur-Uno
6

La comédie à l'effet WAHOU !

Pour son dixième long-métrage, et après le très bon Les 2 Alfred sorti en 2021, Bruno Podalydès nous offre une jolie comédie, heureusement bien plus intéressante que ne le laisse supposer le...

le 5 juin 2023

11 j'aime

10

Wahou !
Cinephile-doux
5

Parquet flottant

Parquet flottant, jardin piscinable, dressing parental, bien d'exception : le vocabulaire, souvent hyperbolique, des agents immobiliers, fait partie du bagage de Wahou !, censé nous faire sourire de...

le 7 juin 2023

8 j'aime

Wahou !
Ismael24
7

Le facteur humain

Ceux qui lisent parfois mes critiques savent qu'il m'arrive assez souvent de reprocher à certains films d'être simplement "dans l'air du temps" au détriment de leur intrigue. Wahou ne fait pas...

le 7 juin 2023

5 j'aime

Du même critique

Le Recours aux forêts
Athanasius_W_
10

Leçon de vie

Et d’abord deux plans qui l’un et l’autre n’hésitent pas à prendre leur temps. Le premier, en ouverture du film, nous plonge d’emblée dans l’âpre beauté des sommets vosgiens enneigés où le vent fait...

le 3 mars 2020

2 j'aime

Sing Me a Song
Athanasius_W_
9

De l’influence des SMS sur le BNB

Certains ont peut être encore en mémoire la formule de Lénine selon laquelle le communisme c’est les Soviets plus l’électricité. Elle pourrait être transposée au Bhoutan qui a imaginé un nouvel...

le 9 mai 2021

1 j'aime

2

Thalasso
Athanasius_W_
7

Thanatos Palace Hôtel

Point de cachotterie, le présent titre, avouons-le, est emprunté à une nouvelle d’André Maurois, auteur malheureusement oublié de nos jours. Quelques mots sur ce singulier hôtel Thanatos avant de...

le 25 nov. 2019

1 j'aime