Waiting for the Barbarians
5.8
Waiting for the Barbarians

Film DTV (direct-to-video) de Ciro Guerra (2019)

Le choc constitué par la rencontre entre des peuples différents constitue un des thèmes centraux de la filmographie de Ciro Guerra. L’étreinte du serpent montrait l’élévation spirituelle d’un Occidental confronté au monde des Indiens d’Amérique du Sud. Dans Les Oiseaux de passage, ce sont les Indiens qui chutent lorsque les Etats-uniens viennent leur demander de la droguer et, ainsi, organiser les cartels.
Waiting for the barbarians poursuit ce questionnement sur la rencontre de l’Autre et les fantasmes que cette rencontre peut provoquer.
L’action du film se déroulera principalement dans un fort situé à la frontière de l’Empire.
Le nom de l’Empire ? Le nom de sa capitale ? Le nom du désert ? Le film est dénué qu’une quelconque indication spatio-temporelle. De même, certains personnages ne sont jamais désignés par leur nom mais par leur fonction ; c’est le cas du personnage principal, incarné par Mark Rylance, et qui sera constamment nommé “le Magistrat”. Ce dispositif narratif renvoie directement aux contes ou, ici, aux fables.
Waiting for the barbarians est une fable politique.


Nous sommes donc à la frontière, et ce fort a pour fonction de défendre l’Empire. Mais contre les “barbares”, voyons ! Et nous ne mettons pas trop de temps à apprendre que ces barbares sont en fait des éleveurs nomades qui vivent dans les montagnes et parcourent le désert.
A vrai dire, le magistrat qui dirige la ville ne semble pas affolé par la situation, loin de là. Dans la première partie du film, les images dégagent une impression de sérénité. Certes, il arrive que des habitants expriment leurs craintes face à ces “barbares”, mais la vie s’écoule doucement et tranquillement. Si tranquillement que le fort ne dispose même pas de prison et que les très rares détenus sont enfermés dans la réserve à provision. Ainsi, au début du film, le fort a bien deux nomades prisonniers, mais on se rend vite compte qu’il y a eu une incompréhension : on les prenait pour des voleurs, alors qu’ils venaient juste demander des soins.
Cette incompréhension est très significative. La frontière n’est pas seulement politique : elle concerne aussi le langage et le mode de vie.
La frontière langagière est très importante dans le film. Conformément à l’étymologie du mot, ce qui caractérise le barbare, c’est d’abord qu’il ne parle pas notre langue, qu’il nous est incompréhensible. Le souci de la langue arrive très tôt dans le film. C’est la langue inconnue retrouvée sur des plaques de bois, lors de recherches archéologiques menées en amateur. C’est la nécessité d’un interprète pour s’adresser à ces nomades. Cette différence de langue est la marque la plus importante de cette incompréhension. Ceux qui cherchent le conflit peuvent facilement se prévaloir de ne rien comprendre à ce que peut dire “l’ennemi” (comme dans la scène où le colonel Joll pense que ces plaques de bois sont des messages qui prouvent la trahison du Magistrat).
L’autre frontière sépare deux modes de vie opposés. Waiting for the barbarians reprend ici l’antique opposition entre les éleveurs nomades et les cultivateurs sédentaires (même si, à nouveau, au début du film, tout semble parfaitement bien se dérouler). Cela renforce encore le caractère symbolique, voire quasiment mythologique du récit. Ce conflit entre éleveur et cultivateur est au centre de la seule affaire que le Magistrat doit juger au cours du film : un cochon qui est entré dans le jardin d’un homme.
Nous avons ici deux cultures complètement différentes et qui, surtout, ne communiquent pas. De quoi entretenir les fantasmes de tout ordre au sujet de “l’Autre”.


C’est là qu’intervient le colonel Joll et ses hommes. Incarné par un Johnny Depp terrifiant de froideur, qui en fait un personnage impénétrable et glacial, Joll arrive directement de la capitale. Les dirigeants de l’empire, ne sachant absolument rien de ce qui se déroule à la frontière, y ont collé leurs peurs et leurs fantasmes et ont imaginé que les barbares se préparaient à mener l’assaut. Pour s’en assurer, Joll a le droit de mener tous les interrogatoires qu’il juge bon, tant qu’il arrive à la certitude de la dangerosité des barbares. Personnage se méfiant de tout le monde (surtout de ceux qui ne sont pas de son peuple, pas de son empire, ni de sa langue, et encore moins de son avis), il arrive avec l’a-priori que les nomades sont des barbares, et va lui-même mener des actes de barbarie pour le démontrer :
“La douleur est la vérité. Tout le reste est sujet au doute”
Ces actes, d’abord cachés au début du film, seront de plus en plus explicites à mesure que l’étau se resserrera autour du Magistrat. De fait, dans sa dernière partie, Waiting for the barbarians contient quelques scènes vraiment brutales. Cette haine de l’autre, encouragée par l’état, n’aura plus de limites, et ce sont les modérés qui en feront les frais.
Le Magistrat fait partie de cet entre-deux. Personnage humble et tranquille, il est parfaitement à l’aise dans le fort tant que celui-ci n’est pas perturbé par l’arrivée du colonel de Police. Il connaît un peu de la langue et de la civilisation des nomades, suffisamment pour pouvoir instaurer ce dialogue qui permet d’éviter les incompréhensions, donc les conflits. De même, sa longue présence loin du centre de l’Empire l’a tenu à l’écart des modes et des nouveautés, comme s’il vivait reclus. Autant de détails qui font de lui un être suspect aux yeux des policiers.


Fidèle au roman du Prix Nobel de Littérature J. M. Coetzee, qui a lui-même écrit le scénario du film, Waiting for the barbarians est une allégorie forte sur notre peur de l’Autre et les dangers que cela fait naître. L’auteur, Sud-Africain, avait écrit ce roman pour parler du régime d’Apartheid de son pays, mais ses réflexions dépassent largement ce seul cadre spatio-temporel et s’appliquent toujours à un monde où l’on pense aux autres cutures comme à des “barbares”.
Le rythme est soutenu et les deux heures passent très vite, d’autant plus que la tension va crescendo. Le travail esthétique est un réussite (la photographie est signée Chris Menges, un vétéran qui avait entre autres travaillé sur Mission, de Roland Joffé, The Boxer de Jim Sheridan ou The Pledge de Sean Penn) et Mark Rylance, qui tient le rôle principal, est remarquable. Il faut noter aussi l’interprétation terrifiante de Robert Pattinson.
On pourrait juste regretter que la spiritualité, qui faisait partie intégrante du cinéma de Ciro Guerra jusque là, soit autant absente ici. Mais cela n’empêche pas Waiting for the barbarians d’être un bon film, aussi intelligent qu’intéressant.


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le 5 sept. 2020

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SanFelice

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