De notre côté de l’Atlantique, nous n’aimons pas trop le biopic. Trop américain, trop casse-gueule, trop souvent académique, lisse, didactique et nationaliste sur le thème du grand-homme. On pourrait émettre l’hypothèse que les États-Unis n’ayant pas d’Histoire, Hollywood ressent le besoin de combler ce vide de grandes figures en en créant de concert avec les autres industries créatives (souvent la chanson ; et de plus en plus ces dernières années). Walk the Line, au-delà du biopic, est un film réussi : en reconstituant la vie de Johnny Cash, l’Homme en Noir, un des plus géniaux auteurs-compositeurs-interprètes de la musique américaine, le film recrée surtout les années 1950.
J. R. Cash est le deuxième fils d’une famille de paysans pauvres de l’Arkansas, qui rêve en écoutant la radio et en particulier la jeune June Carter. Son grand frère Jack meurt prématurément et il s’en sentira coupable toute sa vie à cause de la haine tenace de son père. Ce traumatisme fondateur est traité assez subtilement par le film : ouverture sur la « loge » de Cash à Folsom, où il s’apprête à enregistrer le fameux album At Folsom Prison (1968) et d’où l’on entend les applaudissements d’impatience des prisonniers, Johnny Cash fixe une scie circulaire, la même que celle qui a tué son frère. Le film repart en arrière sur l’enfance, le début de carrière, et se termine dans les années 1960 avec le mariage avec June Carter.
Si l’on n’est pas particulièrement fan de Johnny Cash (c’est mon cas), on peut profiter des deux grandes qualités du film : la musique, et l’histoire d’amour sublime entre Johnny et June. Joaquin Phoenix ne ressemble certes pas à Johnny Cash, ni physiquement ni vocalement, mais il interprète magnifiquement ses chansons avec sa voix profonde et des mimiques du visage proches de la transe, absolument fascinantes. Et malgré tout son charisme et le magnétisme presque mystique, parfois inquiétant de son jeu, il se fait voler la vedette par Reese Witherspoon, éblouissante en June Carter, insufflant de la vie et une force incroyable au film, tout en chantant magnifiquement bien. Leur trop court duo sur Time’s a Wastin’ est le plus beau moment du film, on y perçoit tout : l’indéniable attirance des personnages, la complicité des acteurs-chanteurs, et l’interdit moral de ces États-Unis puritains des années 1950 (June Carter était d’ailleurs une femme libre avant l’heure, divorcée deux fois avant Cash). James Mangold filme les scènes de concert avec beaucoup de talent ; Cocaine Blues à Folsom est encore plus vibrante et habitée que le vrai album, on ressent la communion dingue entre Cash/Phoenix et les détenus. L’ambiance des honky tonks lors des tournées de ces jeunes artistes naissants dans les années 1950, aujourd’hui mythiques, est jouissive pour qui s’intéresse à l’époque : on voit et entend un Elvis, un Jerry Lee Lewis, un Carl Perkins, un Roy Orbison…
J’aime la country, ce genre musical si américain, précisément pour ce qu’elle dit de ce pays fou. Walk the Line réussit ce tour de force de rester dans le cadre du biopic de Johnny Cash tout en le dépassant pour raconter une époque et un pays à travers sa musique et ses musiciens. Chapeau bas (de cow-boy) James Mangold, et vivement Dylan.