Le film est impressionnant, magistral, épique comme un Tolstoi. D'ailleurs ça n'a rien d'étonnant, Sergei Bondartchouk avait déjà réalisé Guerre et Paix de cet auteur. On comprend cette fascination et cette aversion toute russe pour Napoléon, adulé et conspué, génie et tyran, homme et monstre à la fois. Napoléon, cet homme qui aura conquis l'Europe et se sera arrêté sur les steppes russes, dans l'immensité austère d'un pays sans fin. Seul un russe pouvait s'approcher autant du mythe, de la légende, par l'immensité et la démesure et par la désespérance tragique et romantique du grand homme.
C'est ainsi que Napoléon se lance dans la bataille, forcé par la septième coalition, détesté et craint partout en Europe. Il se jette corps et âme mais c'est évidement peine perdue. Napoléon est présenté comme au bord de la mort, au crépuscule de sa vie et de sa gloire, dans son bain, seul, soignant les douleurs causées par la tuberculose, le regard vide, plongé dans des cartes, suant, bouffi, vieilli. Le doute lui traverse l'esprit. C'est comme si le destin de l'Europe et du monde tenait dans ses mains. Et comme le souligne Wellington dans le film : "Napoléon seul vaut 40000 soldats." Napoléon, ce dieu, bientôt déchu se prépare à son grand destin. Bientôt il entrera dans la légende.
Napoléon (Rod Steiger) commence alors à pousser des colères, à s'emporter, s'endort, au beau milieu de l'action. L'âge et la lassitude le rattrapent, sa maladie le paralyse. Il s'évanouit. Toute la bataille est comme suspendue à son chevet, à son état. S'il flanche, c'est son armée qui se décime. S'il se ressaisit, les batteries de canons balayent les lignes anglaises, et lorsqu'il s'agace, ce sont ces hommes, simples pantins, d'un héroisme sauvage, qui se précipitent, comme le maréchal Ney, chargeant de la plus belle des manières, dans la plus brutale des désespérances. A chacune des humeurs de l'Empereur, la bataille fluctue. Mais Napoléon traîne avec lui son ombre menaçante et géniale, incapable de supporter son propre fardeau, contraint et acculé, tandis que le monde le regarde, crédule et ébahi, lentement, s'éteindre. Peu à peu Napoléon devient Prométhée enchainé. C'est la force du film : d'être un portait intime dans une fresque gigantesque.
Face à lui, Wellington (Christopher Plummer, so british dans ce film) , admirable, aux antipodes. L'incarnation du monde anglo-saxon, flegmatique, prudent, calme et spirituel. Il respecte, en tant qu'aristocrate, la grandeur, la noblesse d'arme et s'incline devant le génie de Napoléon, son maître à penser, sa raison d'être et de soldat. Ce sera sa dernière grande bataille, comme si, Napoléon déchu, il n'y avait plus de raison d'être soldat. La légende veut qu'il passât le reste de sa vie à contempler des heures durant le portrait de son ancien adversaire.
Le film, donc, au travers de cette bataille aux allures dantesques - plus de 20000 figurants ! (les militaires de l'Armée Rouge, entraînés spécialement aux techniques de combat de l'époque dans un décor entièrement aménagé par elle) - exprime la grandeur et la décadence de Napoléon, et parvient, alors qu'il est issu d'un pays qui a souffert de l'invasion française, à une forme d'objectivité poétique et épique. On tremble, en tant que français lors de cette bataille dont on sait l'inéluctable issue. Pendant la majorité du film l'espoir demeure. La bataille est indécise. Les combats sont terribles, de la canonnade à la charge de la cavalerie de Ney contre les carrés anglais, "Voyez comment meurt un maréchal de France", en passant par le fauchage de l'infanterie française par les soldats britanniques embusqués dans les champs et en terminant par l'ultime acte de bravoure de la vieille garde durant lequel le grenadier et général Cambronne aurait prononcé ses mots, encerclé par l'armée anglaise : "Merde ! La garde meurt mais ne se rends pas." La bannière autrefois miroitante de la France est jetée dans la boue, au milieu des monceaux de cadavres et des chevaux à l'agonie. La boue recouvre tout, la nation toute entière souillée, déchue et vaincue en une seule bataille. Et malgré quelques raccourcis historiques le film est d'une fidélité folle à l'Histoire avec un grand H.
Reste alors le plus beau de ce film, le mythe, la légende de Napoléon et d'une France de bravoure qui un jour a dominé le monde avant de sombrer dans la nuit. Un rêve, qui pour tout français intéressé par son histoire, demeure, l'image d'une France insoumise et farouche, intrépide et débonnaire mais aussi tyranique et sanguinaire, le revers de l'impéralisme triomphant. Waterloo, l'expression la plus pure d'années de gloire noyées dans la boue. Un destin à la française, un destin latin, tragique et magistrale, la fin d'un règne, avec panache.