We Blew It est plus qu’un documentaire, c’est un film à part entière, qui fera sans aucun doute date dans l’histoire du cinéma. Le film s’ouvre sur la fameuse scène énigmatique d’Easy Rider (réalisé par Dennis Hopper, en 1969), où Peter Fonda sort « We Blew It » (« On a tout foutu en l’air »). Quand je dis énigmatique, c’est que personne ne connaît réellement la signification de cette phrase. Même Peter Fonda ne le sait pas non plus (il a improvisé la réplique). Dans le film de Jean-Baptiste Thoret, « We Blew It » a une signification. Comment la génération américaine des années 60-70 (marqué par le festival de Woodstock, les Stones, les Beatles, l’assassinat de JKF, le Vietnam et bien sûr le Nouvel Hollywood) a pu laisser les Etats-Unis dans le triste état qu’on lui connaît (blockbuster, sur-consommation, Trump…). Jean-Baptiste Thoret va se lancer dans un road-movie (qui n’a rien à envier à ceux du Nouvel Hollywood) à la recherche des Américains (de toutes classes sociales) qui ont connu cette période absolument unique dans l’histoire américaine. Il part donc à la rencontre à la fois de simple citoyens, que de personnalités comme Michael Mann, Bob Mankoff ou encore Peter Hyams.
Le sujet central est donc les années 60-70. Bien que Jean-Baptiste Thoret soit un spécialiste du Nouvel Hollywood (mouvement cinématographique qui correspond à cette période chronologique), le cinéma n’est pas le cœur du sujet. Mais son ombre est présente à chaque scènes, voir à chaque plans, en témoigne les intervenants, mais aussi la mise en scène de Thoret, véritable hommage à cette époque.
Le tournage s’est déroulé en pleine période électorale. Les spectres de Clinton, Trump (mais aussi Bernie Sanders) sont bien présents. Trump en est même un des protagonistes principales, puisque Jean-Baptiste Thoret part à la recherche de l’Amérique profonde, celle qui avait l’intention de voter pour Trump (le tournage a pris fin 2 semaines avant les élections). Et la grande force du film est qu’a aucuns moments, il ne juge ces supporters de Trump. Ceux-ci ont des raisons de voter pour Trump et c’est notamment à ça que s’intéresse Thoret. Ces intervenants, ces reclus, ces abandonnés de la société ont tous comme point commun d’être nostalgiques de la période 60-70, époque du « Sex, drugs and Rock’n Roll ». Ils se sentaient libres, aspiraient à un véritable changement. La musique et le LSD les entraînaient dans une sphère jusque là inconnu. Et l’État ne les contrôlaient pas ou peu. De plus, l’assassinat de JFK et le Vietnam avaient produit de grands changements dans les consciences. Les américains avaient consciences de leur influence, de leur pouvoirs, ils désiraient un changement radical et ils ont sentis qu’ils pouvaient y arriver si ils s’unissaient. Le cinéma a joué un rôle prédominant à cette époque. Il montrait la réalité, mais donnait aussi des réponses, des idées, des opinions. Il disposait d’une liberté créative et artistique hors du commun. Le cinéma « était » un art à part entière, aussi puissant que la littérature comme le mentionne Paul Schrader, scénariste notamment de *Taxi Driver* et *A tombeau ouvert*.
Mais les années 70 sont marquées par le déclin progressif du Nouvel Hollywood. Ce sentiment populaire, ce « rêve » politique et idéologique s’est progressivement estompé. Les gens sont rentrés dans le rang, l’individualisme s’est développé, ce qui a entraîné l’émergence du Disco, ironise Michael Mann. Jean-Baptiste Thoret, par sa mise en scène, montre bien ce vide, ce silence laissé par ce changement radicale. La scène des vétérans du Vietnam et de l’Agent Orange, en hommage au très regretté Michael Cimino et son *Voyage au bout de l'enfer* en est un exemple des plus frappants. Ces vétérans sont abandonnés, délaissés, ils ne se retrouvent qu’entre eux. Et dès qu’ils partent, le vide et le silence apparaissent, comme si ces hommes n’avaient jamais existé. La scène du vétéran expliquant qu’il s’était engagé pour son pays mais se fait ensuite insulter, humilier, en rentrant au pays, est extrêmement forte. Cet homme qui aimait tellement son pays, qu’il était prêt à mourir pour lui, se fait ensuite lyncher par ses propres compatriotes (qui ont la même culture et les mêmes valeurs que lui) lorsqu’il rentre au pays. Les années 70 voit l’émergence de cette incompréhension, cet égoïsme et donc de cet individualisme.
Pour les idéalistes des années 60, la fête est finie. La réalité a reprit le dessus. Et nombres rentrent dans le rang et se « reconvertissent ». C’est le cas de Bob Mankoff (qui travaille au The New Yorker), qui a admirablement bien réussi sa reconversion, puisqu’il travaille à New York. Mais cette reconversion, c’est faite au détriment de ses valeurs. Et la mise en scène de Thoret le montre très bien. Bob Mankoff est interviewé dans son bureau, dans une tour. En arrière-plan, l’horizon. Un arrière-plan rappelant étrangement celui des World Trade Center. Bob Mankoff est de dos, légèrement décalé vers la gauche. Il fait des blagues sur Trump, prédit qu’il ne gagnera pas. Bob Mankoff est déconnecté de la réalité, il ne comprend pas le monde dans lequel il vit. Il ne connaît pas ou plus les Etats-Unis, il n’a pas conscience des réalités existantes dans l’Amérique Profonde, celle qui fera gagner Trump. Comme le 11 septembre 2001, il ne voit pas la catastrophe arriver. Il reste dans son bureau, dans son milieu socio-économique, dans sa ville, et ne scrute pas l’horizon (salvateur ?) qui est pourtant à quelques centimètres de lui.
Certaines personnes ont moins de chance que Bob Mankoff, et non pas réussi à se reconvertir ou à se relancer. Jean-Baptiste Thoret les appelle les « fantômes ». Ce sont Stephanie Rothman, qui a notamment réalisé *Velvet Vampire* en 1971 et qui depuis 1978 n’a plus travaillé dans le cinéma, mettant ainsi fin à sa carrière, et Tobe Hooper, réalisateur de *Massacre à la tronçonneuse* en 1974, et malheureusement décédé cette année. Deux réalisateurs/réalisatrices qui n’ont pas su se renouvelé dans les années 70-80. Une certaine mélancolie dans leurs voix se dégagent lorsqu’ils parlent du passé. Eux qui étaient destiné à une grande carrière, ont tous perdus en quelques années, ont été oublié de tous ou presque et sont devenu des « fantômes » d’un temps passé.
We Blew It n’est pas un film qui a comme message, le cinéma s’était mieux avant. Non, il faut faire le deuil de cette époque passé. Et le plan final le montre admirablement bien. Référence à Electra Glide in Blue (1973), film qui est lui même l’antithèse d’Easy Rider, et pourtant tellement proche thématiquement, mais aussi à La Horde Sauvage de Sam Peckinpah, le plan a une signification assez simple : il faut laisser le passé partir, suivre sa propre route. Ne pas constamment se rattacher à lui. C’est le présent qui doit nous intéresser. En ce sens, Bob Rafelson est dans la même lignée. Il explique qu’il est déprimé par les années 60-70. Non pas parce qu’il a eu des échecs ou eu des périodes noires, mais plutôt dans le sens, que l’on fait trop mention de ces décennies et que l’on reste coincer dans ce passé (doré?). Bob Rafelson estime que l’on doit se recentrer sur le présent et partir à la rencontre du futur. Mais cela est particulièrement difficile lorsque le Hollywood actuel fait tous pour qu’on le haïsse !