Cette critique ne spoile pas le film Week-end.
Il est assez surprenant de voir mentionné à de si nombreuses reprises le célèbre travelling de Week-end sans qu'il ne soit à aucun moment relié à l'une des plus fameuses phrases de Jean-Luc Godard : « Un travelling est une affaire de morale. » Et il n'y a peut-être pas plus politique que ce très long travelling sur une voiture tentant de remonter les embouteillages sous les huées des autres automobilistes, telle une progression d'un monde un tant soit peu moral à un monde sans aucune morale. À la fois symbole de la révolution en mouvement mais également le catalyseur qui réveil l'animal en nous – entres autres, il ne faut pas oublier la dimension capitaliste de l'objet –, la voiture lie ces deux notions (révolution et humanité-animalité), et ce qui se trouve au bout de la route n'est que la résultante inéluctable de l'effet du premier sur le second. Tout Week-end se résume à ce travelling, le reste du film ne sera que le développement de l'idée ici présentée.
Si La Chinoise marquait la séparation de Godard avec un cinéma plus traditionnel – dont la Nouvelle Vague, avec laquelle il est alors en pleine rupture – et une certaine partie de son public, Week-end est la confirmation de cette tendance. Rarement Godard aura été aussi venimeux, pour ne pas dire sadique, avec un de ses films. Effectivement, Week-end est difficilement supportable : par les actions qui sont montrées, d'une part, mais surtout à cause – ou grâce, c'est à voir – de ce qu'on appellerait grossièrement « la forme » que prend le film. Ce long-métrage hurle au visage de son spectateur des propos abscons ou des coups de klaxon – au choix, tant que la bande-son est un chaos sonore –, il en fait beaucoup trop et souvent cela semble être surtout du grand n'importe quoi. En un mot, Week-end est parfaitement antipathique mais cela est tout à fait délibéré. De nombreux textes de provenances différentes sont énoncés et parodiés de diverses manières, rendu nuls, sans valeurs ; mais c'est cette parodie même qui porte le réel sens de ce procédé de mise en scène : des textes classiques rendus ridicules, paradoxaux avec le contexte dans lequel ils sont lus et perdant tout leur sens devant la situation dans laquelle les personnages se trouvent ; tel un rejet de l'éducation classique (devenue un simple vestige inconnu de la masse, à l'image des harmonies de Mozart : « qu'on retrouve chez les Rolling je-sais-pas-quoi. »), tel un indicateur prophétique d'une révolte à venir et que Godard a tenté de capter avec ce film – comme pour La Chinoise : celle de Mai 68.
Toute la noirceur – et la force – de Godard avec Week-end est de faire un film à la fois pro et anti révolutionnaire : la situation initiale, déshumanisée et déshumanisante, n'est aucunement convenable ; la révolution est, elle, apocalyptique est tout aussi indésirable que ce qui l'a précédé. Si Godard nous dit que la société de classe est une barbarie de la civilisation, il nous montre également que l'anarchie (ici chaos) est la barbarie de la non-civilisation. Oui, avec Week-end, le réalisateur d'À Bout de Souffle embrasse la plus pure définition de ce qu'est le nihilisme. Et cela va bien au-delà du caractère politique présent dans l'œuvre et s'étend au caractère cinématographique ; car, avec Week-end, Godard rejette le cinéma sous toutes ses formes : même si on peut voir un procédé tout antonionien dans ce film, et quand bien même celui-ci ne serait pas rappeler le cinéma de Luis Buñuel, dans une version plus sombre toutefois, Godard va plutôt s'attaquer à une destruction de certains auteurs ou œuvres cinématographiques. La plus notoire étant cette séquence où le personnage interprété par Mireille Darc – que le cinéaste a choisi parce qu'elle lui était antipathique et qu'il voulait que son personnage soit antipathique, ce qui en dit long sur ses intentions – raconte une aventure sexuelle alors qu'une musique couvre la plupart de ses propos, les rendant dès lors inaudibles, qui n'est pas sans rappeler une fameuse scène de confession analogue présente dans le Persona d'Ingmar Bergman.
Si Godard est aussi cynique que provocateur avec Week-end, cela ne fait pour autant pas de son film une œuvre provocatrice. Au contraire même : en jouant à ce point la carte de la provocation et en la poussant dans ses extrêmes limites, Godard montre par là même toute son absurdité (comme le dit le pianiste de la ferme : « Il y a deux types de musiques, celle qu'on écoute et celle que l'on écoute pas. » Et il va de même pour le cinéma). Au final, la provocation n'est qu'affaire de frissons fugitifs, pervers et malhonnêtes – à l'image de la contemplation d'un accident de voiture par des automobilistes à la curiosité morbide. Avant même la naissance d'un tel cinéma (de Salo, de Pink Flamingo et autre Orange Mécanique), Godard critiquait déjà un cinéma au message passant par la provocation – à tort ou à raison – comme un non-cinéma, un mélange de bruits et d'images sans véritable sens. Si cela peut être aisément contesté pour les œuvres de Pasolini ou Kubrick, cette critique trouve cependant son pendant de vérité lorsque débarque l'évolution de ce cinéma (Cannibal Holocaust, The Human Centipede ou A Serbian Film) devenu simple affaire de sensationnalisme. En d'autres termes, si un cinéma provocateur est capable de quelques réussites, il tend forcément à la nullité cinématographique dans son plus haut paroxysme. Par-delà, il peut créer une totale indifférence à l'image : comme pour les nombreux accidents de voitures qui suivent le premier dans Week-end, de plus en plus brutaux mais paradoxalement de moins en moins choquants.
L'élan le plus nihiliste de Godard se trouve néanmoins dans la séquence de ferme, lorsque le pianiste dit : « Il y a que deux genres de musique voyez-vous : celle qu'on écoute et celle qu'on écoute pas. Et bien sûr que Mozart fait partie de celle qu'on écoute. […] Celle qu'on écoute pas, il faut bien le dire, c'est la musique moderne, dite sérieuse, qui ne fait pas rentrer deux chats dans une salle. La musique réelle moderne, en revanche, est, au fond, simplement basée sur les harmonies de Mozart, on entend un peu Mozart à travers elle. Quand on écoute Dario Moreno ou Les Beatles ou Les Rolling je-sais-pas-quoi, c'est fondé sur les harmonies de Mozart. Alors que la musique moderne dite sérieuse en a cherché d'autres et résultat : c'est probablement dans l'histoire de l'art le plus énorme échec qu'on ait jamais eu. » Bien entendu, il est en réalité question de cinéma et non de musique ici. Godard l'avoue clairement : la Nouvelle Vague est un échec et toutes nouvelles formes cinématographiques qui suivra sera, soit la redite de quelque chose de bien meilleur, soit un échec cuisant. Si de tels dires peuvent être révoltants de la part d'un cinéaste – mais pas surprenant de la part de Godard –, ils sont néanmoins en accord avec la vision portée à l'écran et à l'image de tous les éventements du film : totalement absurdes dans leur existence même, mais intrinsèquement cohérents dans la vision globale de l'œuvre. Après tout, Week-end signe bien comme toute dernière image : « Fin… de cinéma »