Singapour, saison des pluies. Un groupe de lycéens s’évertuent à hisser le drapeau du pays malgré les intempéries, donnant à l’ordinaire noblesse de l’acte un air de décrépitude. Après Ilo Ilo (2013) récompensé de la Caméra d’Or à Cannes, Anthony Chen prolonge son portrait en creux de la société singapourienne à travers ses marginaux : une gouvernante philippine pour son premier film, une professeure malaisienne pour le second. D’un film à l’autre, il accentue intelligemment ce décentrement en utilisant la même actrice, Yeo Yann Yann, qui de mère de famille « respectable » devient une épouse originaire de Malaisie. Cette translation accentue, chez le spectateur, l’ostracisme dont est victime le personnage de Ling en tant que femme au sein d’une société patriarcale, issue d’une minorité ethnique dans un peuple en proie au sectarisme (racial et économique) et enseignant le chinois dans un pays reniant sa langue face à la mondialisation.


À travers Wet Season, Anthony Chen dépeint la perte de l’identité singapourienne matérialisée autour de la question de la langue chinoise et de son apprentissage. L’œuvre témoigne du mépris des élites pour le chinois, pourtant langue traditionnelle du pays, au profit de l’anglais via le dénigrement des différents personnages (de son propre mari à l’administration du lycée) pour la position et le savoir de la professeure de mandarin. La violence sociétale sous-jacente à l’utilisation d’une langue par rapport à une autre s’exprime radicalement dans la séquence où, convoquée par le directeur, s’instaure entre les deux personnages un dialogue où chacun s’exprime dans la langue correspondant à son statut social. Cette séquence crée alors une dichotomie entre la modernité de l’impérialisme anglophone et l’archaïsme de la tradition chinoise. Or, le cinéaste met en lumière le paradoxe de l’héritage culturel de Singapour transmis et défendu par des citoyens issus de l’immigration ou en survivance chez des aînés bientôt disparus (le beau-père de Ling regardant sans cesse des films d’arts martiaux) ou des adolescents laissés-pour-compte (la pratique du Chang Quan, art martial traditionnel chinois, par Wen Liu, élève de Ling).


Gangrenées par la réussite sociale, les cellules familiales chez Anthony Chen ne s’expriment qu’à travers l’absence (le mari de Ling) ou le hors-champs (les parents de Wen Liu). La première partie de Wet Season s’accroche à la solitude de ses personnages qui, par les hasards de cours de soutien en chinois, reconstituent un foyer dont ils ont tant besoin. Le récit de ses solitudes convergentes séduit par la simplicité des interactions et la douceur des gestes tout en s’inscrivant à la fois dans l’émotion d’un Kore-Eda (Une affaire de famille, 2018) ou la radicalité d’un Tsaï Ming-Liang (Vive l’amour, 1994). La beauté réside dans ce quotidien retrouvé d’un durian partagé dans une salle de classe au soutien de proches lors d’une compétition sportive. Néanmoins, en choisissant de bifurquer vers une relation adultère entre Ling et son élève, l’œuvre bascule dans une narration à la fois prévisible (la question morale), voire clichée (cf. la séquence de l’ultime étreinte sous la pluie).


La finesse des enjeux narratifs de la première partie s’alourdit alors d’une critique, évidente, de la condition des femmes au sein d’une société patriarcale. Le personnage de Ling est conçu, dès la première scène, uniquement autour de la thématique de la reproduction. Malgré les traitements hormonaux, son infertilité conduit son mari à mettre en place, par son absence, une répudiation déguisée qui se confirme par le fait qu’il ait une amante plus conforme à la norme patriarcale. De plus, la relation entre Ling et son élève est symptomatique d’une société machiste prônant le désir de l’homme, fantasmant ici sur sa première histoire d’amour avec sa professeure. Les non-réactions de Ling aux avances de Wen Liu démontrent son dilemme moral, mais surtout l’absence de la notion de consentement chez le jeune homme. Le corps de Ling ne devient que le réceptacle des volontés masculines : corps-désir pour Wen Liu, corps-matrice pour son mari et corps-soignant pour le beau-père paralysé.


Enfin, si le cinéma d’Anthony Chen proposait dès Ilo Ilo une économie des moyens narratifs, il exagère – comme nombres de seconds long-métrages surjouant un dispositif préalablement salué – son âpreté allant jusqu’à rendre monolithique la performance de ses acteurs. Les personnages semblent progressivement échapper au cinéaste à l’instar de cette épilogue édénique en Malaisie invraisemblable au regard de la place du pays dans l’imaginaire de Ling. En effet, son pays d’origine n’est envisagé qu’à travers trois points de vue illustrant l’opinion de la population de Singapour sur son voisin : par les informations radiophoniques ou télévisuelles prônant l’instabilité politique et sociétale de la Malaisie ; par les appels de sa mère justifiant, notamment par des croyances traditionnelles, la nécessité d’immigrer à Singapour pour construire une vie à l’abri du besoin ; et par son frère lui demandant constamment de lui prêter de l’argent. Dans cet horizon malaisien préalablement fermé, Ling sort pourtant de cette métaphorique pluie pour embrasser la lumière d’un avenir incertain.

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le 19 févr. 2020

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