On vous a déjà parlé jusqu’ici sur Cinématraque de quelques jolies réussites de cette Semaine de la Critique, mais peu de films ont pour l’instant tenu de bout en bout leur promesse. La sélection jusqu’ici hétéroclite, portée par des réussites comme It Follows de David Robert Mitchell voire Self Made de Shira Geffen, cherchait encore son film de proue, celui qui instantanément se détachait du reste. Nous l’avons sans doute enfin trouvé avec When Animals Dream, film de loup-garou danois réalisé par Jonas Alexander Arnby. Ce qui évidemment en faisait l’une des attractions les plus attendues de cette Semaine de la Quinzaine dont le goût pour la bizarrerie et l’étrange semble le fil conducteur de ses meilleurs représentants.
La jeune Marie habite dans un petit village de pêcheurs et travaille à la poissonnerie locale où tout le monde se connaît, y compris jusque dans ses petits secrets. Pour Marie, son secret, c’est sa mère, catatonique et clouée dans son fauteuil roulant à cause d’une étrange maladie qui fait d’elle l’objet de la crainte de certains habitants. Tenue à l’écart par son père qui refuse de lui expliquer la situation, Marie découvre qu’elle développe elle aussi peu à peu la même maladie et que sa métamorphose semble inéluctable. Le film pose dès lors la question de l’attitude à adopter face à ce trouble d’un genre nouveau : faut-il le cacher et s’assurer la paix sociale au détriment de sa propre personnalité, ou l’affirmer sans honte quitte à exciter les passions et les incompréhensions de tous ?
Autant le dire tout de suite : When Animals Dream est bien un film sur la féminité tout autant que le récit d’une affirmation de sa sexualité. Mais il n’est pas que ça, et la réussite première du film est de dépasser sa vertu première que d’aucuns pourront qualifier de féministe. Le film d’Arnby est surtout une sublime histoire de famille, pleine de pudeur et de sensibilité, à l’image du personnage du père de Marie, dont l’inquiétude pour les femmes de sa vie le pousse parfois à agir contre leur gré ou à se sacrifier pour les protéger. Face à la pression sociale, il est le rempart qui prend peu à peu conscience qu’il se fissure en essayant de faire toujours “pour le mieux”. Campé admirablement par Lars Mikkelsen (le frère aîné de Mads), il est le vecteur tragique d’une histoire vouée par essence à dégénérer.
Mais When Animals Dream est avant tout le film de deux femmes, un film sur la métamorphose et l’éveil sexuel qui nous rappelle quelques précédents récents comme le Black Swan de Darren Aronofsky (en bien plus brillant) que le génial Morse de Tomas Alfredson. Si l’on n’évitera pas non plus l’inévitable et justifiée comparaison avec La Féline de Jacques Tourneur, le résultat physique de la transformation rappelle aussi le visage transfiguré, mais encore profondément humain, de Jean Marais dans La Belle et la Bête. Ici, la condition de loup-garou est un état transitoire, l’expression d’une féminité qui brise ses chaînes quand celle-ci est réprimée par la violence des hommes. Du viol métaphorique à l’agression physique, l’individu considéré comme déviant est toujours dans la riposte pour sa survie, et jamais dans l’agression. Ce postulat inscrit également le film dans la postérité d’un autre grande œuvre de “monstres”, le Frankenstein de Mary Shelley.
Au-delà de la beauté limpide de son scénario, le film réussit à peu près tout ce qu’il entreprend formellement. Ainsi magnifiés, les paysages maritimes du Jutland, région continentale du Danemark, composent un cadre à la fois paisible et inquiétant où le drame s’ourdit dans l’ombre et le silence. Visuellement impressionnant, le film est traversé de visions horrifiques et mortifères saisissantes et les séquences de transformation physique de l’héroïne prennent à la gorge de par leur réalisme et leur niveau de détail. Chaque pore, chaque poil, chaque convulsion de son corps constitue un ballet visuel qui impressionne autant qu’il effraie. Le mérite en revient à Sonia Suhl, sorte de petite sœur frêle de Saoirse Ronan, dont la maîtrise gestuelle apporte une finesse remarquable à ces passages où elle apparaît paradoxalement dans toute sa fragilité.
Jonas Alexander Arnby aura réalisé avec When Animals Dream bien plus qu’un film de loup-garou. Épuré et sec (moins d’une heure et demie), il marque un sommet de sensibilité et d’incarnation comme on en a peu ressenti depuis ce début de festival. Œuvre aussi belle qu’intelligente, elle tire le meilleur de ses prestigieux modèles pour s’imposer comme le concurrent le plus enthousiasmant de la sélection de la Semaine de la Critique jusqu’ici. Et comme un sacré rayon de soleil venu du nord alors que la grisaille pluvieuse s’installe sur la Croisette.
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