Avant même le premier plan du film, le réalisateur nous rappelle que le son est tout aussi porteur de sens que l'image. Les coups de baguette sur la caisse claire se font entendre, se rapprochent les uns des autres, s'intensifient, comme si par on ne sait quel coup de génie, ils pourraient un jour à force de persévérance se rejoindre totalement, et ne former qu'un. Le temps seraient alors aboli pour eux, ils deviendraient immortels par la transcendance qu'ils auraient enfin atteinte.
Aucune image n'est encore apparue à l'écran, et pourtant, tout le film vient déjà de se dérouler dans notre esprit.
Se libérer de la condition humaine par l'art, voilà ce qui semble obséder Damien Chazelle, grand amateur du style musical mettant en avant un mélange logiquement paradoxal et pourtant réalisable de la maîtrise et de l'improvisation. Le jazz, par sa nature, représente déjà cette transcendance capable de nous sortir de notre être pour toucher quelque chose de plus grand (pensez au "it" de Kerouac, ou à l'évolution du jazz de plus en plus free de Coltrane).
Andrew, jeune musicien inexpérimenté et impatient d'atteindre cette transcendance, verra dans la reconnaissance de son mentor un moyen d'y parvenir. Un mentor qui prend le nom de Terrence Fletcher, et qui par bien des aspects représente tout ce que Andrew ressent par rapport à ce qui lui donne une raison de persévérer dans son être : la musique. Plus encore, Fletcher représente le sacrifice nécessaire à effectuer auprès de son art bien aimé pour réellement le vivre, et enfin atteindre le statut qu'il souhaite. L'objet de la quête et le moyen d'y parvenir est défini : la reconnaissance de Fletcher permettra à Andrew d'atteindre ce statut de légende immortelle.
Pour bien comprendre Chazelle, il est important de prendre en compte le fait qu'il scénarise lui même ses films. Et comme l'expliquait Nolan avec ses figurants des rêves de Inception, les personnages des films du franco-américain font tous partis de son subconscient, représentent tous une facette différente de la même personnalité. Plus particulièrement ses duos, dont la relation à base de soumission reprend le schéma des coups de baguette d'introduction : à force d'échanger les rôles de maître et esclave, peut être finiront-ils par devenir égaux et se rejoindre en un, et ainsi transcenderont ils l'idée qu'ils représentent dans l'esprit de leur créateur/réalisateur. Et par procuration grâce à une mise en scène emportant tout sur son passage, dans le nôtre également.
Andrew, qui contrairement à son géniteur n'a pas la possibilité d'écrire un film pour séparer en deux entités distinctes les deux éléments à réconcilier pour enfin se libérer de son existence, choisira ce qui lui apparaît comme évident : le dévouement à son art. Le premier plan du film, passé les premières secondes uniquement sonores, nous le raconte visuellement et immédiatement. Le musicien, penché sur sa batterie comme on se pencherait pour se couper du reste du monde, se complaît dans la petite pièce éclairée chaudement à pratiquer son instrument. Un endroit restreint, personnel, fait de passion et de sueur, où il peut se lover pour continuer sa route. Une route qui ne va cependant que dans un seul sens : à l'intérieur de soi. La caméra mettra en relief le chemin à parcourir, cette fois-ci vers l'extérieur. Car dans Whiplash, tout part de cette opposition entre intérieur et extérieur, ou passion et réalité, et comment les réconcilier. L'extérieur, toujours dans ce même plan, sera verdâtre, triste, mais surtout long, très long. (1)
Ce premier plan n'est cependant pas un présage nous annonçant ce qui va suivre, car le long couloir ne sera pas traversé par Andrew, mais bien par la caméra elle-même. Tout le film épouse le point de vue d'Andrew, et il est donc logique de voir le film dire à ce moment que la destinée du personnage doit venir à lui, plutôt que l'inverse. Le fait que cette destinée soit matérialisée dans la caméra n'est pas innocent, cette idée de destin étant probablement amenée par des siècles de storytelling amenant à croire que la souffrance finie par payer au centuple. Je me sens spécial, et si ma vie ne se déroule pas comme je le souhaite, c'est probablement que je suis promis à de grandes choses, n'est-ce pas ? C'est pourtant bien ce qui est arrivé à Charlie Parker, cet homme dont la souffrance n'a d'égal que son talent ! Ou comment faire du cinéma son Dieu personnel, sa justice divine.
Cette destinée est doublement représentée, puisque le travelling avant de la caméra n'est finalement que le point de vue de Fletcher, s'approchant du personnage principal. En effet, Andrew verra en Fletcher cet élément qui lui permettra d'accomplir cet arc narratif divin. Il est sa "supernatural aid", son Obi-Wan Kenobi, son Gandalf. Mais contrairement au héros aux mille et un visages, il sautera l'étape du refus de l'appel. Il verra dans ce professeur la caméra qui fera de lui un personnage de film, et ainsi le poussera vers un destin incroyable, et l'acceptera les bras grand ouverts.
Ce premier plan nous annonce donc la couleur : Andrew devra réconcilier intérieur (couleurs chaudes) et extérieur (vert) (2). Mais il se trompera lourdement sur la façon d'y parvenir, tout persuadé qu'il est d'être promis à un destin extraordinaire. Pour lui, la musique doit venir à lui pour révéler son talent. Réflexion absurde : on ne réconcilie pas les deux mondes (intérieur et extérieur) en demandant à l'un de révéler le second. Les deux devront être reconnus et utilisés à parts égales (on retrouve encore ce schéma introductif de dualité à réconcilier). Le véritable enjeu du personnage sera donc d'abord de réaliser ce fait, pour enfin pouvoir traverser ce couloir verdâtre qui fait si peur à ce timide, effrayé par les inconnues que forment la vie en société.
Intimidé par la vie extérieure, Andrew l'est, assurément, lui qui laisse son pop-corn être souillé par des raisins qu'il n'aime pas, mais qui mangera juste autour pour faire avec. En quelques secondes et une scène a priori anecdotique, Chazelle nous dit tout ce qu'il y a à savoir sur son personnage : face à un monde décevant, la solution se trouve à l'intérieur de lui-même, en rejetant le monde extérieur. Comment ne pas regarder avec plus d'admiration les légendes affichées sur le mur de sa chambre que la réalité de son père qui ne peut se débarrasser de ce qui sera perçu comme de la médiocrité artistique ? Comment ne pas trouver refuge à un monde hostile dans cette passion dévorante ? C'est du moins la réflexion d'Andrew qui se démènera pour peindre ce monde verdâtre en rouge le plus vif possible, quitte à le peindre avec son propre sang. Car après tout, obtenir l'approbation de celui qui se fait personnification de la musique elle même, dans ce qu'elle a de plus passionnée et de plus dévorante, se fait probablement de cette manière : s'ouvrir les veines et montrer que son sang est d'un rouge plus intense que celui du commun des mortels.
Andrew constatera en fin de deuxième acte les limites de cette façon de penser. Cela demandera tout de même un accident de voiture. Son désir de domination sur son extérieur l'amènera à éclabousser le monde de son sang, jusqu'à ne plus pouvoir tenir debout, ou même assis pour jouer. Mais le monde est grand, et le dominer parait une tâche bien ardue. Tellement ardue que finalement, c'est le monde qui finira par dominer Andrew. Pendant qu'il est occupé à développer au mieux sa passion intérieure, le monde extérieur en profite pour envahir tout le reste. Il faut alors comprendre la déception de se rendre compte que le prisme par lequel on voyait le monde s'est avéré complètement erroné. La frustration sera trop grande pour celui qui n'a pas la maturité pour l'accepter, et la seule solution qui se présente à lui sera de se jeter sur la personne qui lui refuse ce qu'il a toujours cherché. Quand une certaine logique semble arriver à une impasse, celui qui refuse de revenir en arrière en acceptant son erreur ne peut que tenter de détruire le mur qui l'empêche de continuer, peu importe sa solidité. Le tacler, et le secouer, et le frapper avec son corps tandis que l'esprit, lui, crie haut et fort : "Aime moi ! Remarque moi ! Fais de moi celui que j'étais sensé devenir !". En bref, sauve moi, car la vie semble bien morne sans cette optique. On serait presque dans un climax de romcom, la sociopathie en plus.
Face à cette impasse, l'abandon de sa destinée semble devenir la seule option pour Andrew. Un inversement des valeurs s'opère : désormais, les salles de répétition seront du vert repoussant, tandis que le reste du monde sera rouge et confortable. C'est la relation maître/esclave de l'intérieur et de l'extérieur d'Andrew qui s'inverse. Car lorsque l'intérieur failli, c'est bien le reste du monde qui continue d'exister pour prendre les rennes. Andrew se réconfortera avec le socle indéboulonnable de sa vie qu'est sa famille, et particulièrement son père, modèle de dévouement à ce qui compte pour lui, que ce soit sans succès avec l'écriture, ou que ce soit brillamment avec son fils. Fils qui s'autorisera même à reprendre une vie sentimentale, bien que celle-ci ne l'aie pas attendu. Dans cette nouvelle exploration du monde, Andrew l'apprend à ses dépends : tout ne lui est pas dû, car la vie est bien différente du modèle imposé par la machine à rêve hollywoodienne. En réalité, la vie est faite de guerres menées tambour battant, et souffrir passivement avant d'attendre la résolution comme on le ferait devant un film ne suffit plus. Bird a manqué de se faire décapiter, mais ça n'a pas suffit à faire de lui "le plus grand musicien du XXème siècle". Ça ne sera que l'élément déclencheur de son travail actif.
Souffrir passivement, c'est tenter de jouer le plus rapidement possible. Une expérience stérile, bonne qu'à nourrir des fantasmes à jamais irréalisables. C'est l'illusion qu'en tapant sur cette caisse claire assez rapidement, les deux baguettes finiront par se rejoindre en une. En réalité, la musique se joue sur tous les tempi, et cela se voit dans le solo final. Le film se termine sur une variante de son introduction : les baguettes sur la caisse claire commencent rapidement, avant de ralentir, ralentir encore, dans un mouvement descendant constant et contrôlé, pour finalement remonter, remonter encore, dans un mouvement ascendant constant et contrôlé, une nouvelle fois. Simplement par le son, Chazelle impose sa vision de la transcendance artistique, celle qui ne peut être atteinte telle qu'on la perçoit instinctivement, mais qui peut être attrapée au vol, si au lieu de sauter le plus haut possible pour tenter vainement de voler, on sait simplement sauter au bon moment. Ou, en d'autres mots, jouer la bonne note quand il le faut. Le contrôle total de soi, plutôt que le dépassement.
N'y a-t-il pas contradiction dans cette fin ? Comprendre l'impossibilité de la transcendance et le devoir de continuer vers l'avant pour finalement... se transcender dans une scène finale dantesque ? La mise en scène sur-efficace ne semble pas laisser d'autre alternative au spectateur émerveillé que d'être abasourdi devant tant de maîtrise, et constater le nouveau statut légendaire d'Andrew.
Il est vrai que ce solo en guise de fermeture a tout l'air de l'achèvement de la quête et de l'obtention de son objet pour le personnage. Objet qui, théoriquement, devait rester impossible à atteindre. Chazelle tente de s'expliquer.
-On a bien la réconciliation de l'intérieur et de l'extérieur dans les coulisses, lieu hautement symbolique ici faisant le lien entre la scène et le monde, avec l'embrassade du fils et du père. Par ce geste, Andrew accepte la possibilité de médiocrité, et dans le même temps accepte le support émotionnel de son père alors qu'il mettait un point d'honneur jusqu'ici à effectuer son voyage initiatique en solo. Ces éléments lui donneront le courage de retourner sur scène.
-On a également la réconciliation du maître et de l'esclave, Andrew se rebellant contre son maître (en jouant sans y être invité par le chef d'orchestre) pour enfin prendre le contrôle de son destin. Ainsi, Fletcher, meilleur outil de la musique elle-même et symbole de la passion qui dévore les plus enivrés d'art, se fera serviteur de l'artiste pour le faire atteindre des sommets. Son enseignement le plus important est ici : la passion devient serviteur de l'artiste et non plus l'inverse. Jusque là, Fletcher dictait le tempo ("Not quite my tempo"), et alors qu'il annonce quelque chose de plus lent, Andrew inverse les rôles en lançant Caravan, un morceau up-beat. Après avoir partagé un même plan grâce à des pannings rapides, on les verra sur un pied d'égalité le temps d'un regard.
Chazelle propose donc une solution au problème de la transcendance artistique. Cependant, la base du paradoxe reste présente, Andrew semblant dans le film atteindre ce statut Birdien qui ne peut être atteint en réalité que dans la mort. On se prendra alors à regretter ne serait-ce qu'un indice montrant que Andrew a encore du chemin à parcourir, chemin qui ne devrait d'ailleurs jamais s'arrêter. Une pointe d'amertume dans le regard final du jeune batteur, pour une réalisation que ce qu'il attendait depuis toujours n'a pas la saveur espérée, et tout était dit. Le film restera cependant optimiste jusqu'au bout, Andrew accomplissant pleinement sa destinée.
On le comprendra par le fait qu'il s'agisse d'un des premiers films du réalisateur. On le pardonnera grâce à son film suivant qui proposera une solution à cette contradiction. Et enfin, on aimera ça, car finalement, si cette transcendance n'a pas sa place dans la réalité, c'est bien parce qu'elle appartient au monde de l'art, et qu'elle peut trouver refuge dans une oeuvre. Ou comment, pour un artiste, faire vivre l'impossible à ses spectateurs grâce à sa vision passionnée. Whiplash fait parti de ces films tentant de faire vivre l'impossible, quitte à nourrir des fantasmes inatteignables chez son spectateur.
Le but recherché par Andrew Nieman ne serait-il pas atteint avec ce film par son alter ego Damien Chazelle, qui en un film passe du statut d'inconnu à nouvelle gloire du cinéma grand public ? Il est vrai que la comparaison entre le jeune batteur et le jeune réalisateur s'impose d'elle-même, et le grand succès qu'a rencontré le film rend le parallélisme entre les deux destinées troublant. Au réalisateur de répondre de la plus belle des manières, avec un film, du genre de ceux qui tendent la main vers l'irréel tout en restant ancrés dans nos vies. La La Land, ou comment rassembler intérieur et extérieur, passion et quotidien, fantasme et réalité. Comment faire comprendre que le rêve est une force inarrêtable, à jamais devant le concret dans la course qu'ils se livrent en chacun de nous.
Sauf pour Andrew, qui en tant que personnage de fiction, peut bien se permettre d'arrêter cette force onirique, et de nous faire vivre une expérience approchable seulement dans une oeuvre. Après tout, ne pourrait on pas, durant 90 minutes, laisser nos rêves prendre le pas sur notre réalité ? Peu importe la réponse, l'expérience hallucinée proposée par le regard échangé entre l'artiste et sa passion en fin de film ne laissera pas indifférent ceux qui ont en eux l'envie de vivre ce que l'existence a de mieux à offrir. Une illusion, sûrement, mais l'art est de la même nature que le rêve : inarrêtable.
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(1) En réalité, la lumière de la pièce du premier plan est blanche, terne, comme si Andrew attendait l'appel pour être extirpé de sa morne vie. Cependant, la lumière chaude sera ensuite l'apanage des salles de répétition qui reprendront la représentation d'intérieur dont je parle ici, donc pour éviter de surcharger ce texte, je me permet ce raccourci qui me parait tout de même cohérent avec le film.
(2) La couleur verte prend également le sens de médiocrité selon la perception d'Andrew qui considère que tout ce qui n'est pas sa passion n'a pas lieu d'exister pour lui, comme on le voit aux vêtements de son père ici ou du premier batteur attitré du groupe de Fletcher ici, deux personnages dont les ambitions créatrices sont considérées comme médiocres par Andrew, et qui sont également des obstacles extérieurs à dépasser (le batteur attitré de façon assez logique, et le père comme représentant d'un destin possible à éviter à tout prix).