Impossible de faire une critique de ce film sans spoiler à mort. Donc prenez garde si vous ne l'avez pas vu, voici la mienne :
Whiplash raconte l'histoire d'Andrew, un jeune batteur qui souhaite percer dans la musique et intègre pour cela le très prestigieux Shaffer Conservatory de New York. Il se trouve rapidement confronté à Fletcher, incarné avec force par J. K. Simmons (acteur sympathique qui trouve là son rôle le plus ambitieux, récompensé par l'Oscar du meilleur second rôle), chef d'orchestre du conservatoire tyrannique et psychopathe. Il humilie ses élèves, les insulte, les frappe même (!). Désireux de réussir malgré ce terrible personnage, Andrew va se plier à ses exigences sans broncher, encaisser les coups et intensifier à l'extrême ses entraînements, allant jusqu'à rompre avec sa copine pour se consacrer entièrement à sa passion. Pour lui, la chute sera tout aussi violente que l'ascension, mais il entraînera dans sa chute son professeur. Les deux hommes se retrouveront finalement dans un final dantesque qui donne au film sa véritable dimension.
Selon moi, absolument tout l'intérêt du film se trouve dans cette scène finale. Non parce qu'elle est belle, bien jouée, intense, inattendue, mais parce qu'elle donne un véritable sens à Whiplash qui jusqu'à présent n'en avait aucun. En effet, la première chose à savoir, c'est que ce film n'est aucunement réaliste. Un enseignant qui frappe ses élèves, les insulte sans arrêt, des élèves qui se démènent jusqu'à déverser du sang sur leurs instruments (!), tout en continuant à jouer sans jamais un mouvement de révolte... On y croit pas un seul instant. Jusqu'aux dernières vingt minutes, nous assistons à l'éclosion d'un phénomène sans cesse rabaissé, jusqu'à son abandon total de la musique, par dégoût, par épuisement. Rien de très nouveau dans l'histoire, rien de réaliste dans son traitement.
Le véritable message du film nous est donc servi en deux temps, dans les vingt dernières minutes. Un temps faible, puis un temps fort :
Le temps faible, c'est la discussion apaisante entre Andrew et Fletcher, lorsque ce dernier est redevenu un simple pianiste, licencié du Conservatoire après une plainte contre lui d'Andrew. Fletcher lui explique que sa tyrannie était justifiée par sa volonté de voir ses élèves se dépasser, atteindre un niveau qu'ils n'auraient jamais eu sans avoir été poussé à bout. Il nous sert l'excuse que nous attendions depuis le début du film, celle du méchant professeur qui en réalité souhaite seulement le succès pour ses élèves, et blablabla... A ce moment, le film devient carrément médiocre. Il était irréaliste dans le comportement des personnages, classique dans le déroulement des événements... avec cette scène il devient même niais et moralisateur. Mais il reste encore le temps fort.
Le temps fort, c'est la scène finale. Fletcher annonce aux musiciens que les spectateurs devant lesquels ils vont joueur sont les plus prestigieux critiques d'Amérique et que rater sa prestation devant eux signifie détruire définitivement sa carrière. C'est clair, et nous l'avons tous deviné, Andrew va faire un tabac... Puis, juste avant que le concert ne commence, Fletcher vient dire à Andrew qu'il était au courant, depuis le début, que ce dernier était à l'origine de son licenciement, et donc de sa chute. Stupeur ! Pour la première fois, quelque chose de réellement inattendu intervient. Puis Fletcher lui tend un piège en faisant jouer un morceau qu'il ne connait pas, pour qu'il rate sa performance et dise adieu définitivement à sa passion. Inattendu, Fletcher n'est donc pas qu'un enseignant psychopathe souhaitant extirper de ses jeunes musiciens le nouveau Bird. C'est aussi un homme rancunier capable de se venger. Bref, pour cette vengeance orchestrée, il devient d'un coup beaucoup plus humain à nos yeux. Mais Andrew, dans un moment de colère et de révolte (surtout de révolte), décide de jouer sa propre partition sans se soucier du reste, et offre une prestation exceptionnelle au public. Son chef d'orchestre, résigné, puis émerveillé, finit par le suivre. Le film se termine sur le regard hagard et éclaté de Fletcher en direction du batteur. Il a trouvé son nouveau Bird.
Ces deux derniers temps nous offrent une définition complexe de ce qu'est le dépassement de soi et l'éclosion du génie. La question pertinante à se poser est la suivante : Qui est responsable du triomphe final d'Andrew? Qui est responsable de son génie? Andrew lui-même? Non, car s'il atteint le niveau exceptionnel du final, c'est par le traitement terrible infligé par son professeur et son entraînement intense pour le satisfaire, et nous l'avons suffisamment vu pendant tout le film. Et s'il triomphe à la fin, c'est grâce à la seconde chance que lui offre son professeur. Fletcher alors? Non plus, car ses méthodes d'entraînement ont tout d'abord conduit Andrew à l'abandon de la musique, puis sa tentative finale de le piéger était destinée à le faire échouer définitivement dans ce milieu. J'ai beaucoup réfléchi à cela, la question est insoluble, vraiment.
Par ce final, Damien Chazelle arrive à décrire pleinement, avec une pertinence superbe, l'éclosion du génie, en évitant toutes les facilités. Personne n'est entièrement responsable de son propre succès ou de ses propres échecs. Nous sommes indéfiniment liés aux autres pour le pire et pour le meilleur.
- L'éclosion du génie, c'est d'abord le travail (incarné par Fletcher). Il irrigue la quasi-totalité du film et permet à Andrew d'être réellement à sa place parmi les plus grands de la musique, de ne pas être un imposteur. La séparation d'avec sa petite amie permet également d'insister sur l'importance des sacrifices pour atteindre ce sommet.
- L'éclosion du génie, c'est ensuite la capacité à prendre des risques, et surtout à savoir saisir sa chance lorsqu'elle se présente (incarnée par Andrew lui-même dans cette scène finale). Malgré son immense talent, Andrew était prêt à renoncer définitivement à la musique. Au lieu de cela, il relance totalement sa carrière par ce simple choix, motivé par la confiance qu'il a en lui-même, en son talent.
- Enfin, et c'est le plus terrible, l'éclosion du génie est intimement liée à l'aléas, à tout ce qui échappe aux volontés des hommes. Après son abandon de la musique, personne ne souhaite voir Andrew réussir, ni Fletcher qui tente de se venger, ni lui-même, dégoûté par ses traitements et l'injustice dont il a fait l'objet. Curieusement, il aura échoué une première fois, malgré s'être dépassé comme jamais pour réussir, tous les éléments s'étant déchaîné contre lui. Et pourtant, c'est par un concours de circonstance improbable qu'il va finalement réussir. S'il n'avait pas emprunté cette rue, s'il n'avait pas aperçu cette affiche, s'il n'était pas rentré, si Fletcher ne l'avait pas invité, s'il avait refusé, etc, etc... Le monde était si proche de se priver de son talent. Le monde est ainsi fait que, parmi les millions de Mozart potentiels, seuls quelques centaines accèdent réellement au génie.
Au final, Whiplash apporte une étude extrêmement réaliste et approfondie consacrée à la naissance d'un prodige. Un comble pour un film dont les événements et les personnages sont justement à l'opposé du réalisme. On pourrait en parler encore des heures, mais j'en ai assez dit. Whiplash est un très bon film, qui ne plaira pas à tout le monde, mais qui, par une histoire à la fois simple en apparence mais profonde en réalité, apporte beaucoup de choses au cinéma. Ce film se complète très bien, je trouve, avec Inside Llewyn Davis des frères Coen, lui aussi consacré à l'éclosion d'un phénomène, mais... chut... pas de spoil sur ce film là ;)