Trop souvent uniquement associé à la poignée de catégories III qu'il a réalisée au début des années 90, Herman Yau est devenu un des piliers de l'industrie cinématographique Hong Kongaise contemporaine. L'homme peut tout faire ! Du polar (Fatal Contact) à la comédie (Papa Loves You) en passant par le film d'action (Lethal Ninja) ou le film fantastique (Astonishing), il lui suffit d'un script, une caméra et une poignée d'acteurs pour que ce stakhanoviste se mette à tourner ! Bien sur, dans de telles conditions, le résultat est foncièrement inégal. On passe facilement du bon petit film sympathique à l'œuvre soporifique. Au sein de cette carrière figure une petite perle, From The Queen To The Chief Executive, drame social plein d'humanité abordant frontalement la thématique de la rétrocession. Ce film à part, l'œuvre de sa vie, Yau la doit également en partie à sa scénariste, Yeung Yee Shan.

La réunion de ces deux talents pour Whispers And Moans était donc une nouvelle qui avait de quoi réjouir les amateurs. Cette fois-ci, le duo s'attaque à un autre sujet de société toujours d'actualité au sein de la perle de l'Asie, la prostitution. Pour ce faire, le livre du même nom écrit par Yeung Yee Shan procure une solide base de travail grâce aux recherches et investigations effectuées par l'auteur pendant près d'un an. L'occasion de se démarquer des films sur le même sujet des années 70/80 où exploitation libidineuse ou glamourisation excessive étaient trop souvent la règle. Le résultat final, présenté en avant première au HKIFF de 2007, est une œuvre pleine de bonnes intentions, touchante, qui sans égaler la réussite de From The Queen To The Chief Executive prouve que Herman Yau en a encore sous la pédale.

Whispers And Moans adopte une structure non linéaire pour nous faire découvrir le petit monde de la prostitution locale. Sur une dizaine de jours, nous est dévoilée la vie quotidienne d'un échantillon d'acteurs emblématiques du business du sexe, les prostituées elles mêmes bien sûr, dans toute leur diversité (de la locale sous l'emprise de la drogue à la Chinoise continentale professionnelle jusqu'au bout des ongles), mais aussi des mamasans, des transsexuels et des gigolos. Très vite, Yau marque son œuvre du sceau du réalisme avec langage cru et attitudes vulgaires. Malgré les apparences de respectabilité du club où officie la plupart de nos héroïnes, les préoccupations se résument à deux mots : Argent et sexe, un mélange propice à tous les dérapages moraux.

Mais, et c'est là la grande force du film, Herman Yau ne cherche aucunement à juger ses personnages mais bien à leur rendre justice, les montrer avant tout comme des êtres humains à part entière avec leurs joies, leurs peines, leurs craintes et leurs espoirs. La narration en vignette choisie par le réalisateur et sa co-scénariste se prête bien à cette ambition, chaque facette étant abordée au cours de petites scènes ciblées et allant à l'essentiel pour un maximum d'empathie. Certes, l'origine textuelle du film resurgit parfois un peu trop fortement à travers quelques longs monologues introspectifs (version condensée des nombreux interviews réalisés pour le livre) assez peu cinématographique mais, même ainsi, Yau parvient à capter l'émotion et à ne pas perdre le spectateur. Un montage fluide et une réalisation à mi chemin entre classicisme (des plans longs et/ou statiques) et expérimentations light (jeu sur la couleur) assurent un bon déroulement du récit avec ce qu'il faut de dynamisme et de rythme.

Même si Whispers And Moans est un film de personnages, visant l'émotion et l'attachement à ces personnalités complètes et complexes, le créateur de Taxi Hunter et Give Them A Chance n'oublie pas de replacer leur activité si particulière dans le contexte social de l'ex-colonie. L'intégration avec la RPC est ainsi clairement évoquée à travers la concurrence fournie par les femmes de Chine Continentale. Plus largement, c'est le rapport de toute la société au commerce du sexe qui est discuté. Deux positions se dégagent clairement. D'un coté, celle de Elsie (probable représentation de Yeung Yee Shan elle-même) qui milite pour une reconnaissance de ce type d'activité et une meilleur valorisation des travailleurs du sexe (le camp des « maisons closes » en France), de l'autre, celle de Madame Yu, qui connaît tous les aspects négatifs du métier et souhaite un meilleur avenir pour celles forcées d'y avoir recours. Des positions qui n'ont rien de dogmatiques et caricaturales (les prostituées elles mêmes, à la fois victime et bénéficiaires de ce commerce, n'ont pas de positions uniformes sur la question). Bien qu'on sente une très légère préférence pour la première proposition chez Yau, ce dernier s'efforce de ne pas trop prendre parti, laissant au seul spectateur la lourde tache de choisir son camp sur ce vaste sujet de société.

Etant donné que Whispers And Moans repose essentiellement sur ses personnages crédibles et réalistes, le casting pour leur donner vie est un élément crucial. Yau a sagement préféré éviter de faire appel à de grosses stars qui dénatureraient par leur seule présence l'aspect réaliste, quasi documentaire, de l'entreprise (et accessoirement vampiriseraient le modeste budget du film). A la place, le réalisateur donne sa chance à une poignée de jeunes visages de l'industrie, entourés de quelques valeurs sures. Parmi les nouveaux venus, Monie Tung est une de celles qui fait la plus forte impression, dans un rôle dur et exigeant de prostituée camée et en pleine chute libre. La toute jeune Misia Chan, reflet inversé du personnage d'Aida, est également très convaincante dans son interprétation d'Happy, une Chinoise du nord aux ambitions affirmées. Mandy Chiang et Don Li sont un peu plus en retrait mais fournissent tout de même d'efficaces prestations (Li n'en fait pas trop dans un rôle qui pourrait facilement tourner à la caricature). Seules Yan Ng et Patrick Tang peinent à pleinement embrasser leurs personnages. La première manque manifestement d'expérience au cinéma pour s'affirmer dans un tel univers. Son rôle unidimensionnel (on ne sait rien de ses motivations pour vouloir tant aider les prostituées) n'a probablement pas aidé la jeune fille à donner le meilleur d'elle même. Quant à Patrick Tang, son physique pas vraiment adapté au personnage de gigolo playboy (on est loin de Simon Yam !) et ses lacunes de jeu dramatique empêchent son personnage d'acquérir toute la stature qu'il aurait pu développer. Dommage mais plus ou moins inspirés ou talentueux qu'ils soient, l'ensemble du casting des jeunots fait preuve de sérieux et d'application, une implication générale qui bénéficie forcément au film dans son ensemble.

Restent les deux vétérantes du film, Athena Chu et Candice Yu, véritables locomotives dramatiques de Whispers And Moans. Depuis quelques temps, Athena s'est affirmée comme une actrice talentueuse capable de jouer dans n'importe quel type de films, de la comédie bas de plafond au thriller psychologique. Elle le prouve une nouvelle fois en se lançant à fond dans le rôle de Mme Coco, une mamasan à la personnalité multiple, tour à tour buisenesswoman sans pitié, amante passionnée ou mère désespérée. Un personnage riche que l'actrice ne trahit à aucun moment, ne reculant devant aucune situation difficile. Il faut la voir arborer les attitudes des filles de Yau Ma Tei (comprendre attitudes bien vulgaires) avec aplomb ou enchaîner les jurons avec l'énergie d'une fille des triades surexcitée pour le croire ! Quant à Candice Yu, du haut de ses 30 ans de carrière, l'actrice n'a plus rien à prouver et interprète avec une belle assurance son personnage de mère maquerelle professionnelle et protectrice.

Seul point noir à noter au sein de ce beau tableau d'ensemble : Une musique assez maladroite de Brother Hung qui tend à bien trop souligner les émotions sans la subtilité nécessaire. Le recours à un vieux tube de Prudence Lau en fin de métrage vient heureusement corriger la mauvaise impression que pouvait avoir laissée le peu inspiré compositeur.

Avec Whispers And Moans, Herman Yau démontre une nouvelle fois qu'il peut manier des thèmes sociaux avec talent. Son film est une belle galerie de personnages et véhicule de légitimes interrogations sur un aspect de la société Hong Kongaise qui porte en lui une résonance universelle. Que de telles œuvres soient capables de voir le jour dans la SAR prouve à quel point le cinéma local a encore un bel avenir devant lui.
Palplathune
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le 10 janv. 2011

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