J'aime voir l'ensemble des films de la carrière de Woody Allen comme les variations d'une même partition, où le genre et les personnages changent mais le ton et l'ambiance restent toujours proches des obsessions de l'auteur. Woody a créé un univers où ses héros sont le plus souvent des créateurs sensibles et tourmentés par le vide de l’existence, mais qui arrivent à trouver un sens au tourbillon de la vie par l’expression artistique et l'accès à la culture.


Wonder Wheel ne fait pas exception avec le traitement de l'absurdité des sentiments, la fatalité, le remords face à l'acte manqué ainsi que l'enfermement social, racontés avec une écriture habile et d'un classicisme certain avec cet élan dramatique et ces répliques qui pourraient sonner naïves et fleur bleue, mais qui servent le propos d'une manière vibrante.
Wonder Wheel est un film qui détourne habilement les codes dramatiques du cinéma de l'âge d'or, tout en les exploitant en mettant en avant des situations intenses dans lesquels les personnages ont toujours conscience de l'aspect dramatique.


Woody Allen est un peintre, décrivant ses personnages comme autant de coups de pinceaux efficaces d'un artiste qui atteint un tel niveau de maîtrise que chaque action créatrice tient de l'évidence. L'enchaînement des situations au début du film nous révèle chacun des détails du passé des protagonistes d'une manière directe et sensible. On se sent très vite attaché à Ginny, Kate Winslet parfaite en serveuse, dans un petit restaurant à huitre de Conney Island, désirant beaucoup plus de la vie.


Ginny est une femme proche de la quarantaine. Elle se sent enfermée par sa routine. Le bruit infernal du stand de tir à la carabine en bas de chez elle, l'insensibilité et la bêtise de son mari, gentil bonhomme, mais banal. Qui lance toujours des phrases clichés du père de famille américain des années 50, très justement interprété par James Belushi. La maîtrise de la lumière, absolument magistrale permet de bien mettre en relief le gris de cette vie menée dans la misère intellectuelle et sociale dans laquelle s'est enfermée Ginny, avec l'éclairage projeté qui varie d'un coup pour nous faire sortir de la magie du récit et revenir à la réalité. Le plan séquence bouleversant où Ginny raconte son histoire à Mickey (le sauveteur joué par Justin Timberlake) est ainsi sublimé par cette douce lumière rouge projetée sur elle quand elle raconte ses années d'actrice, amoureuse d'un batteur de jazz. La lumière se coupant brusquement au moment où Ginny en arrive à la réalité dans laquelle elle est actuellement, avec son mari dont elle n'est pas amoureuse, et aucune perspective. La lumière est quasiment un personnage à part entière dans Wonder Wheel, elle accompagne les sentiments de Ginny au gré des aléas du récit, je pense ainsi à la chambre tout en rouge au moment de la jalousie, au bleu glacé de la révélation, à la lumière projetée par la roue de foire qui tourne et éclaire la maison de bleu, de rouge, de jaune aux moments d'incertitudes, à cette scène dans la voiture où l'ombre de la pluie se retrouve projeté sur les visages de Justin Timberlake et Juno Temple, à cette révélation en plan séquence où Ginny sombre dans l'hystérie et ses illusions, folie dramatique soutenue par un projecteur blanc sur son visage donnant un aspect théâtral et irréel, telle Gloria Swanson dans Sunset Boulevard.
Les espaces sont sublimés par les différents changements d'éclairage et on a l'impression que c'est toute une dimension physique qui change en fonction des états émotionnels des personnages présents.


Wonder Wheel est ainsi habité de moments de cinéma magnifiques, la performance de Kate Winslet est bouleversante et soutenue par des prises de vues audacieuses ainsi que des références au 7ème art habilement placées qui renforcent la portée dramatique du récit.
J'ai été enchanté de pouvoir reconnaître le peignoir-robe de la femme au foyer de Una Giorna Particolare au début du film. Les personnages de Kate Winslet et Sophia Loren partageant énormément de points communs comme la déglamourisation de leur interprète, un élan artistique qu'elles ont toutes deux du retenir à cause de la force du destin et les responsabilités qui se sont abattues sur ces femmes, la rencontre avec un bel inconnu cultivé qui les ouvre au monde et leur fait se dire qu'il y a quand même toujours une raison de vivre. On voit même Kate Winslet se cogner à la lampe au dessus de la table de la même manière que Sophia Loren.


Woody Allen joue habilement sur deux diégèses. Ainsi, Ginny et Mickey, couple sur qui est centré le film, sont tous deux sensibles à l'art et à la tragédie. Mickey compare d'ailleurs la vie à une tragédie par des parallèles avec les oeuvres qu'il lit. Tout le pouvoir du film réside dans le passage de moments mélodramatiques à la réalité brusque. Ginny est perdue entre la réalité et les illusions des histoires qu'elle jouait plus jeune actrice, elle projette ses sentiments sur le monde qui l'entoure. Cependant, elle se fait toujours rattraper par la réalité dure et l'irrationalité des sentiments. Mickey, qui souhaite devenir dramaturge lui dit d'ailleurs que l'aspect tragique d'une tragédie est causé par la faiblesse irrémédiable du héro et la force du destin, et c'est parce que le héro d'un récit provoque sa propre perte que son destin est si tragique. La faiblesse de Mickey étant son romantisme irrationnel et son attachement trop fort, c'est cette même faiblesse, chez Ginny, qui va donner toute sa dynamique au récit, et qui va la pousser au-delà de la morale pour tout briser par jalousie. Ginny joue un rôle, plusieurs rôles jusqu'à ne plus savoir qui elle est, comme le garçon de café de Sartre, elle joue la serveuse. Mais son rôle l'a rattrapée et elle veut être plus que cela, elle le sait au fond d'elle et ne peut accepter la vérité. La pression psychologique et la jalousie provoquée par l'arrivée de Carolina (Juno Temple, adorable) aura raison de sa ténacité et finira de provoquer sa chute.
J'aime énormément ces personnages doté d'une sensibilité artistique forte mais qui n'ont pas pu l'exprimer pour des raisons pratiques, je pense notamment au personnage de Bette Davis en serveuse solitaire dans Petrified Forest, ou Sophia Loren dans Une Journée Particulière. Il y a quelque chose de très beau et fragile chez ces femmes que la vie a contraintes, mais qui peuvent toujours s'épanouir grâce à une ténacité qui leur donne la force de rester en place malgré l'enfermement qu'elles ont elle-même provoqué, sans vraiment le vouloir.


Wonder Wheel est une déclaration d'amour au cinéma, l'oeuvre d'un homme qui a réussi a créer un univers obéissant à ses propres règles, qui permettent de poser un regard différent sur notre réalité et qui arrive à saisir ce sentiment de non complétion, cette recherche du toujours plus, qui me fait me sentir moins seul. La lumière sert le propos avec une force subtile et limpide. les cadrages sont audacieux quand il le faut et simples quand nécessaires. La mise en scène est toujours inventive et quelques plans séquences m'ont particulièrement touché de par le changement de ton brutal dans la continuité de l'action. Comme la roue près de chez elle, la vie de Ginny est cyclique et comme tout personnage dramatique, c'est ses faiblesses qui provoquent le drame et la feront toujours revenir au point de départ.


Wonder Wheel est un film qui impose un niveau de lecture multiple et dans lequel Woody Allen arrive extrêmement bien à transmettre toute sa sensibilité et la subtilité dans des détails qui servent l'histoire et l'émotion à merveille.

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le 22 févr. 2018

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