C’est une petite ville comme il y en a partout, une belle petite ville bien calme, plantée au milieu des arbres verdoyants et d’un lac qui semble toujours se cacher en dessous d’une épaisse couche de brouillard, avec sa grande place rectangulaire en pavés, ses petites ruelles qui zigzaguent entre les maisons et son clocher d’église visible au loin, une petite ville comme il y en a partout et toute la ville est plongée dans le silence, et toutes les rues sont désertes, et voilà que déboule un soldat courant dans son costume beige tirant vers le marron, mince et en sueur et fatigué, gesticulant dans tous les sens avec son fusils sous les ordres d’une figure invisible, d’une paire de bottes bien cirée qui lui appuie sur le dos pendant qu’il fait des pompes, jusqu’à l’épuisement, et alors sur son visage émacié qui semble posé sur ses os comme si la bulle d’un chewing-gum lui avait tout simplement explosée sur le crane, l’effroi laisse place à une haine viscérale, à un regard bleu démentiel à vous glacer le sang, un regard bleu si clair qu’il laisse transparaître tout le désespoir d’une âme hantée, un regard bleu d’une profondeur qui semble sans fin, si bien qu’il est impossible d’en ressortir.
C’est une petite société organisée comme il y en partout, une belle petite société bien calme, animée par ses quelques distractions qui apaisent un triste quotidien, avec sa fête foraine et ses spectacles, son bar où l’on boit à en perdre la tête et où l’on danse jusqu’à en perdre l’équilibre et son petit défilé avec tambour qui résonne dans les airs et talons qui claquent sur le sol, et alors tout le monde oublie l’espace de quelques instants leurs journées à travailler pour quelqu’un d’autre en échange de quelques petites pièces de monnaie, tout le monde mais pas Woyzeck, tout le monde mais plus Woyzeck, lui qui rase son capitaine en l’écoutant se plaindre de la mélancolie qui l’écrase et du temps qu’il faut ralentir, lui qui ne mange plus que des petits pois pour satisfaire l’expérience absurde d’un médecin qui ne pense qu’a ses observations et à ses analyses et à ses intuitions et à ses diagnostiques, qui lui demande d’arrêter de toujours penser, tout ça pour gagner un peu plus d’argent, tout ça pour nourrir l’enfant qu’il a eu avec sa maîtresse, une maîtresse qui rêve de haute société en se regardant dans le miroir avec ses jolies boucles d’oreilles ou alors dans les bras de ce grand militaire avec son joli uniforme bleu et rouge.
C’est une petite société organisée comme il y en a partout, une belle petite société bien calme où celui qui s’éloigne des chemins tout tracés de la normalité, ou celui qui montre un peu faiblesse, ou celui qui n’entre plus dans le moule est mis à l’écart, est moqué, est humilié et alors Woyceck erre seul, à l’écart des autres dans de longs plans fixes, dans des décors de plus en plus en plus froids et surréalistes, silencieux, apeuré, le regard vide, toujours dans l’urgence, il court d’un lieu à l’autre, terrifié à l’idée d’être rattrapé par une force invisible, une menace cachée dans le sol, un vent qui le pousse à commettre l’impardonnable, pris au piège dans sa propre condition humaine, bien conscient que la vie n’a aucun sens, que tous les hommes ne sont que des pantins désarticulés.
Jusqu’à ce qu’il se fasse rattraper. Alors il met fin à tout ça, s’exclue lui-même de cette société, s’éloigne à tout jamais de cette mascarade de vie.
Woyzeck est fou.
Et autours de lui la société l’est encore plus.