Prison extérieure
Turquie, début des années 1980 : Quelques détenus obtiennent une permission pour retourner dans leurs familles dans un laps de temps assez courts. Mais ce retour à la réalité s’avérera plus compliqué...
le 31 août 2015
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Tout a été dit sur la façon dont le film a été mis en scène à distance par Yilmaz Gören, enfermé dans un pénitencier d’où il devait s’évader plus tard, et sur les indications qu’il donnait jour après jour à son assistant Serif Güney. Ce tournage au romanesque si particulier forme à lui seul une histoire stupéfiante, mais l’essentiel est son résultat, dans toute sa vérité, sa force, son lyrisme et sa cruauté. La première qualité de Yol réside dans sa capacité à brosser un tableau général, complexe et vivant de la Turquie. Les personnages essaiment à travers le pays. Leur point de départ est une prison insulaire et semi-ouverte où l'on espère le rétablissement des permissions, temporairement suspendues par le coup d'état de 1981. Le cinéaste sait de quoi il parle lorsqu’il apporte sa pierre à la représentation carcérale : l'importance d'une lettre, d'une visite, d'un thé ou d'une cigarette. Et, toujours, l'attente. Mais voilà que cinq détenus, à la faveur d’une autorisation de sortie longtemps souhaitée, reprennent contact avec la vie extérieure. Ils vont vite déchanter. L’un à peine dehors retourne derrière les barreaux pour avoir égaré ses papiers d’identité — situation qui donnerait à rire si l’on ne pressentait derrière l’ubuesque quelque chose de terriblement tragique. Le deuxième, portant la responsabilité de la mort de son beau-frère comme un fardeau, cherche à retrouver son épouse et son enfant, tenus sous le joug d’une belle famille qui le déteste. Le troisième, qui prend conscience de la guerre civile et de la répression endémique ensanglantant les steppes kurdes, "hérite" de l'épouse d'un frère tué par l'armée puis rejoint le maquis. Le quatrième veut concrétiser son mariage avec la jeune femme qui lui est promise, mais du fait de la surveillance sévère exercée sur elle par ses parents, il ne peut lui parler qu’au travers de rencontres secrètes. Après s’en être plaint, il la sermonnera d’une façon fort peu libérale puis ira assouvir son désir au bordel. Le cinquième enfin traverse des immensités blanches et glaciales pour juger avec ses propres yeux de la culpabilité de sa femme, qui l’a trompé avec un autre homme alors qu’elle avait promis de lui être fidèle jusqu’à sa libération. Autant de trajectoires différentes, souvent parallèles, parfois convergentes. Chacun, qu'il en prenne ou non conscience, découvre moins l'oppression soldatesque, l'arbitraire en uniforme, que l'héritage de toute une tradition enchaînant l'homme misérable à sa terre et à des préjugés barbares. Même le train n’est trait d’union vers aucune source mais va à la dérive sans destination, sinon vers une fatalité cruelle.
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Le réalisateur entremêle ces récits avec une limpidité et une aisance narrative qui forcent le respect, plaçant l’une après l’autre les pièces d’une mosaïque terrifiante sur l’état d’un pays dont on découvre avec stupeur qu’il est aussi une prison. Tout est vu et raconté à travers la sensibilité des individus, la mise à distance des théories et des symboles encombrants. S’ajoutent à cette impression les contraintes morales et sociales héritées d’un autre temps, les lois d’un système féodal perpétré jusqu’à l’absurde. L’aveuglement a conquis chaque couche de la collectivité, les fanatismes de tout poil assurent la mainmise d’un ordre délétère, de sa violence larvée et de son intolérance fondamentale. Il faut voir le futur époux dicter une par une à sa promise les règles d’obéissance, comme autant de verrous cadenassant sa liberté, avant de pester contre le prétendu conservatisme de son beau-père — grand moment d’ironie grinçante. Il n'y a cependant nulle trace ici d'une volonté de démonstration ou d'un manichéisme quelconque. Paradoxe de la parole d'une part, et de l'écriture cinématographique d'autre part. Le discours de Güney est viscéral, physique, comme si l'exaltation était apprivoisée par un trop-plein d’affliction. On ne peut parler de Yol sans émotion. La douleur y règne, fait tâche d’huile. Un régime de terreur et de violence accentue l’oppression d’hommes portant en eux leur propre malheur et semant à leur tour la souffrance. Ce monde en attente est travaillé par la mémoire, des bruits anciens et des musiques mortes. Les habitants au regard muet et las se traînent comme des émigrants sur leur propre sol. Un cheval fougueux court dans une herbe printanière, emblème d’une liberté perdue et inaccessible. Le film est construit sur des confrontations autrement plus profondes que ceux qui pourraient s'établir entre les personnages d'une dramaturgie simpliste. Opposition essentielle d'abord entre le progrès et les pesanteurs archaïques. Bus et trains sillonnent le paysage et amènent jusqu'au Kurdistan primitif. Le chevauchement des temps est illustré plus d'une fois : ainsi quand l'homme accusé de lâcheté se retrouve face à la famille de sa femme, moment intense où l’on entend le bruit d'un avion qui passe.
Dans un pays où la modernisation a pris des contours autoritaires, le réalisateur a beau se montrer inquiet et même intransigeant envers les coutumes, il comprend que celles-ci sont aussi le refuge d'une identité collective menacée. Ces nuances apportent à l’œuvre sa chaleur. D'autres disparités sont sous-jacentes : entre l'île-prison et la terre ferme, entre la relative liberté de mouvements dans l'une et l'incessant quadrillage militaire dans l'autre, entre les villes et la campagne, entre la tendresse des retrouvailles et le froid des récriminations. Scénario et mise en scène transforment tous ces conflits en données matérielles, les enracinent dans un espace concret, palpable, et leur confèrent une épaisseur temporelle qui déborde le seul présent évoqué (tout se passe en quelques jours). Güney porte ainsi à l'écran, presque à chaud, la nouvelle donne d'un pays soumis à la dictature et à l’état de siège, mais l’un de ses mérites est justement de s'inscrire dans une réalité moins conjoncturelle, plus structurelle et permanente, de s'attaquer aux contradictions de fond de la société. Scène après scène, le film donne à percevoir le poids des pratiques et des mœurs, le figement des mentalités, l’interdit sexuel qui ronge hommes et femmes. Lorsque Mehmet et son épouse, qui a choisi de s’extraire des griffes de sa famille pour l’accompagner, s’isolent dans les toilettes du train pour s’abandonner à des étreintes depuis longtemps désirées, c’est le lynchage qui les attend. Et pourtant Yol est un film de contrastes, plein d’images douces et violentes, de paysages paisibles et d’armes dont le bruit déchire l’air, de fiançailles impossibles et de veuvages désespérés. Le visage de Mehmet n’est pas moins épique que la longue et éprouvante marche dans la neige de Seyit et de sa femme infidèle. Et cette course vers la mort n’est pas moins réaliste que les visages des rebelles obligés de défiler devant leur morts, des morts qu’ils aiment et qu’ils ont le courage de ne pas reconnaître.
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Il convient de souligner aussi comment ce récit aux protagonistes masculins s’applique à accorder une considérable attention aux femmes. Traitées comme au Moyen Âge, elles semblent résignées à un sort éternellement hostile. Quasi muettes (ou alors pathétiques), elles n'en sont pas moins derrière le cheminement de chacun des permissionnaires. Elles se trouvent au centre de leurs drames, victimes expiatoires des doctrines réactionnaires et des sévères liens familiaux. Car si les hommes commencent à peine à entrevoir leur propre asservissement, ils restent aveugles devant la grande misère des femmes. Esclaves des esclaves, elles permettent à leurs maris de prendre à peu de frais leur revanche. L'homme souffre aussi, certes, d'une conception rigide de l'honneur et de l’éthique : il ne trouve pas de pardon à un instant de peur ; on le pousse à exécuter la cruelle sentence de la communauté contre sa propre épouse ; le devoir d'assister sa belle-sœur, devenue son épouse, brise le sentiment naissant pour une autre. La traversée du col enneigé (avec les châtiments destinés à maintenir la pécheresse en vie), les prières opposées au crépitement des balles résument une détresse ancestrale des populations de Turquie. Les figurants, les paysages, les collectivités et ce qu'elles ont de plus essentiel, leurs comportements et mentalités, constituent les vrais protagonistes d’une œuvre chorale dont la portée s'amplifie à mesure que chacun des personnages découvre sa solitude, et dont le sentiment d’urgence est également transmis par le jeu des acteurs, la façon qu’ils ont tous d’être pris par le temps, bouffés par le compte à rebours, à la fois haletants et gourds, hagards et précisés, violents et démunis. Quelque chose de la prison doit passer par là et donner à Yol ce mélange étonnant à deux vitesses : celle de la fuite et celle du gel.
Au sein de la narration éclatée se niche toutefois une histoire, une expérience peut-être plus bouleversante encore que toutes les autres. Celle de Zine, l’épouse de Seyit qui a succombé au péché de chair, et qui est enfermée, enchaînée dans une cave depuis huit mois par sa famille, rejetée, haïe, vouée au tréfonds de l’enfer — la scène est d’une force hallucinante. Lorsque Seyit s’apprête à lui faire face, son beau-père le met en garde comme le père Merrin met en garde Karras avant d’affronter la Regan possédée de L’Exorciste : "Cette femme est le démon. Méfie-toi de sa ruse. Elle n'est plus rien pour nous." Il a bravé la mort et la tempête pour regarder sa femme au fond des yeux, pour y percevoir son désarroi, son désespoir, sa souffrance. Zine ne nie pas sa culpabilité, résolue à subir le châtiment que la société turque réserve aux femmes adultères. Mais Seyit, qui refuse d’être le bras de la punition, est venu afin de la ramener au village. Zine est embrassée une dernière fois par sa sœur, la seule à ne pas l’avoir totalement reniée, à lui manifester encore un peu d’affection. Et voilà le couple et leur enfant affrontant une nouvelle fois le froid mortel. Sans rien dévoiler, on dira juste que ce que Güney parvient à faire passer dans les ultimes minutes du long-métrage, dans la crispation d’une main traversée par un dernier souffle de vie, dans un geste qui hésite à retirer l’alliance du doigt avant de la remettre en place, est de l’ordre du sublime. Privilège de ces grands films attaquant de front les fondements d’une aliénation nationale, portant le fer dans les stigmates d’une réalité douloureuse et parvenant en même temps à transmettre la détresse universelle des hommes face à leurs erreurs, leurs regrets et leurs illusions perdues.
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Créée
le 4 mai 2014
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