Je gardais depuis quelques mois un œil curieux sur la nouvelle production d'Asobo Studio. Je savais le studio bordelais habituellement besogner sur des jeux à licence Pixar et plus récemment sur des expériences VR, aussi le volte-face dans le genre du jeu d'aventure "auteurisant", sous la tutelle de Focus Interactive, avait de quoi trahir de toutes nouvelles ambitions.
Alors que les retours préliminaires, enthousiastes mais prudents, colonisaient mollement mes flux RSS, le consensus général laissait envisager un petit jeu narratif sympathique qui bénéficiait alors d'un coup de projecteur Made in France.
Puis vint la release. Les tests et critiques simplement positives ou parfois même élogieuses commençaient à s'amonceler, étouffant mes a prioris bien modérés. C'est allégé d'une petite quarantaine d'euros que je m'attaquais au prologue de l'aventure. Après tout, si même Cory Barlog se met à féliciter Asobo, comment moi, qui ai tant apprécié The Last of Us et le récent God of War, pourrais-je faire l'impasse sur le travail de mes compatriotes ?


Le jeu lancé, en à peine plus de temps qu'il n'en faut pour maltraiter une poignée de pommes, tous les éléments constitutifs du gameplay et de la diégèse à venir pour les 8 à 9 prochaines heures est effeuillé. Pourchassés par l'inquisition, Amicia et Hugo, deux jeunes nobles aquitains, traversent les horreurs et les charniers de la guerre de Cent Ans pendant que la peste noire ravage les campagnes, et qu'un climat de paranoïa va crescendo. Pour ne rien arranger, le fantastique s'introduit dans le récit pour le meilleur, mais surtout pour le pire : Hugo, haut comme trois pommes, souffre d'un mal étrange, attisant les convoitises des brûleurs de sorcières, alors que d'étranges forces occultes manipulent des nuées de rongeurs meurtriers, propageant la maladie et ne laissant dans leur sillons que cadavres décharnés.
Il y a dans A Plague Tale : Innocence une noirceur certaine, qui jure fondamentalement avec le pedigree d'Asobo. Dans une approche très cinématographique, qui n'est pas sans rappeler d'une part les travaux sur les atmosphère de Naughty Dog, et d'autre part la mise en scène et les plans séquences de Santa Monica, nous vivons les pérégrinations d'une jeune fille sacrifiant sa propre innocence pour préserver celle de son petit frère. Tous deux sont de parfaits étrangers l'un pour l'autre, le tissage difficile de leur relation sera le canevas de la trame narrative du jeu, sans cesse rappelé à l'écran, que ce soit par des biais cinématographiques ou de façon plus mécanique.


La construction du gameplay sur cette trame narrative prendra la forme d'un gigantesque couloir d'une petite dizaine d'heures, ponctué fréquemment de zones légèrement plus ouvertes, plus propices à la déambulation. Les niveaux sont hantés par la grande feature du jeu, largement détaillée dans les trailers et la campagne marketing : les rats. Dès l'incipit ils apparaîtront comme une menace terrifiante, quasi-surnaturelle et informe que rien n'arrête, si ce n'est quelques rayons de lumières, déchirant une pénombre mortifère. La gestion de ces nuées de muridés, comme une sorte de liquide noir couinant et inexorable qui engloutit toute forme de vie sous des hurlements de terreur, est particulièrement réussie, et largement mise en valeur depuis l'écran titre du jeu. Mais finalement, à la manière d'un grand penseur du cinéma de série B qui préférait filer la métaphore du zombie, le véritable prédateur restera l'homme et ses plus bas instincts. Villageois terrifiés, soldats aux ordres d'un roi sanguinaire quelconque, pillards opportunistes ou dévots aux ordres d'un prélat aux obscures motivations, la plupart des adultes que l'on croisera incarnera une menace pour nos adolescents. À cause de son gabarit, Amicia préférera, à la manière d'un Thief, régler chaque situation avec un minimum de discrétion et sa fronde. Cet outil se révélera, au fil de ses mésaventures, particulièrement versatile puisque rapidement les pierres laisseront leur place à des projectiles de toute autre nature, élargissant le spectre des possibles. Pas d'emballement cependant, à l'inverse des galipettes de Garret, il ne sera pas question ici de verser dans l'immersive sim ni de déroger à un cheminement linéaire. Juste de varier les situations et de renouveler suffisamment les puzzles pour qu'aucune lassitude ne puisse s'installer.
L'arrivée de partenaires dans le cercle restreint des orphelins viendra autoriser quelques mécaniques de duos qui introduiront un soupçon de nouveauté dans la plupart des niveaux. C'est justement cet accompagnement quasi-constant qui permet grâce aux interactions avec les différents sidekicks de dynamiser les situations, tout en épaississant le contexte et l'histoire avec un grand H. Une sorte de club des cinq, mais dans une version de la loose, où la mort les pleurs auraient remplacé les rires, et les méchants sembleraient être de lointains descendants d'un duo de badguys légendaires, issus d'une autre galaxie, il y a très très longtemps.
Mais les passages les plus vibrants et émouvants resteront ceux partagés entre sœur et frère. À la façon d'un Ico, l'impression d'accompagner un être extrêmement vulnérable du bout des doigts réserve son lot d'émotion et d'implication pour le joueur. Pour ceux qui sauront se montrer sensibles à chaque éclat d'enthousiasme juvénile, chaque sursaut de chagrin, chaque frisson de peur et chaque colère infantile et seront attentif à toute la gestuelle et ce que le gameplay essaie de véhiculer, nul doute que les deux dernières heures sauront vous récompenser (notamment au travers d'un passage très Resident Evil 4-esque très réussi).
Malgré tout, la relative simplicité des mécaniques de jeu ne lui permette jamais vraiment de briller manette en main. Que l'on me comprenne bien : le jeu est maîtrisé de bout en bout, il manque peut-être juste d'un peu de folie. Symptôme d'une préproduction visiblement carrée et ayant parfaitement défini les ambitions à allouer à un tel projet, rien ne dépasse véritablement de l'ensemble, que ce soit excellent... ou mauvais.
Les esprits chagrins pourront également déplorer une relative artificialité côté mécaniques de jeu, que ce soit dans le level design ou une relative schizophrénie quand le jeu choisi de récompenser l'exploration et la flânerie alors que la situation, l'ambiance ou le tempo de l'intrigue, exigerait pourtant de prendre ses jambes à son cou.


En dépit d'une expérience ludique stricto sensu assez classique et traditionnelle, cela ne n'empêche pas A Plague Tale : Innocence de briller par sa direction artistique, maîtrisée de bout en bout. On a beau subir ça et là une mise en scène très scriptée et digne d'un palais de l'horreur, avec ses triggers bien évidents et ses effets sonores parfois faciles, le résultat général demeure d'une excellente facture et n'a pas à rougir devant ses prédécesseurs. Toujours extrêmement graphique, le jeu n'épargnera rien, ni aux enfants, ni à l'individu qui les accompagne manette en main. Mutilations, bûchers, fosses communes, champs de bataille recouverts de cadavres en décomposition, il faudra compter sur Hugo pour ménager quelques respirations salvatrices par ses émerveillements devant les maigres reliquats d'un monde sauvage en pleine putréfaction. Les moneyshots se succèdent à intervalles réguliers, dépeignant une région familière ici parée d'une beauté funèbre irrésistible, comme autant de récompenses pour l’œil avide de l'amateur de médiéval-fantastique. Pour parachever ce remarquable ouvrage, impossible de passer sous silence l'excellence de la bande sonore accompagnant l'aventure, confirmant une fois de plus le talent d'Olivier Derivière (Remember Me et Vampyr) qui régale une fois de plus nos oreilles délicates. Notons également que le casting vocal français est au diapason, donnant corps aux différents personnages. À titre personnel, je regrette juste ne pas avoir suffisamment entendu Féodore Atkine, une des voix les plus terrifiantes de mon enfance.
Si l'aspect technique du titre est globalement satisfaisant, impossible de ne pas remarquer quelques errances de pathfinding, quelques scripts hésitants, ou tout simplement l'absence d'animation faciale, quand il ne s'agit pas d'absence de lipsync tout court. Difficile pour moi d'adopter une attitude intransigeante à l'égard d'une production qui n'a jamais eu les moyens ni l'ambition d'un studio comme Santa Monica. C'est même plutôt l'inverse tant le jeu ne démérite jamais sur tous les autres aspects.
Notons en revanche quelques anicroches très occasionnelles, matérialisées par quelques ralentissements, la plupart du temps quand le jeu semble rencontrer quelques difficultés avec la gestion de ses rats, ce même sur une configuration pourtant musclée.


Alors si vous avez suivi le cheminement alambiqué de ma prose jusqu'ici, vient l'épineuse question du conseil d'achat. Au moment de trancher, il faudra surtout s’interroger sur l'importance que vous accordez à la place de la narration dans un jeu vidéo et dans quelle mesure il vous est supportable de passer outre un budget relativement modeste, en comparaison des ténors du genre. Asobo et Focus délivrent un soft dépassant de loin les attentes que l'on pouvait légitimement placer en eux, accomplissant ici un remarquable tour de force, du genre qui donne envie de bomber le torse en évoquant la French Touch. A Plague Tale n'est clairement pas parfait, mais ses plus grandes réussites n'en sont pas moins éclatantes. Un bon jeu tutoyant parfois l'excellence.

YvesSignal
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le 21 mai 2019

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Yves_Signal

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