Critique publiée à l'origine sur Etoile et Champignon.fr


Les grandes qualités de A Plague Tale : Innocence ne viennent pas de nulle part eu égard au C.V. de son développeur Asobo, long comme le bras en matière de jolis jeux de commandes (dont quelques adaptations pour Pixar). Mais le titre de l’équipe bordelaise n’en surprend par moins par sa maîtrise d’outils narratifs plus souvent vus dans les grosses productions de Naughty Dog ou de Santa Monica que dans un « petit » jeu français. Surprend également son choix d’un monde entre bourgs provinciaux et campagne, dans une France médiévale touchée par une peste d’un genre nouveau.


BEAU À EN LÂCHER LA SOURIS


Ce choix de lieux et d’une période historique jamais vus dans un jeu d’aventure de cette trempe donnent l’impression de découvrir un imaginaire plus incarné, plus concret, d’une certaine manière plus immersif que ce que l’on a l’habitude de rencontrer dans le genre, et procure presque immédiatement un choc à la fois « réaliste » et esthétique. Il faut préciser une chose, qui est pour beaucoup dans le sentiment d’immersion procuré par son monde : A Plague Tale est tout simplement l’un des plus beaux jeux auquel nous ayons joué. Si les animations plus raides et les phases de jeux moins « flexibles » que dans la concurrence à gros budget (on pense à The Last of Us, inspiration évidente du jeu d’Asobo) font sentir que le studio français compose avec des moyens plus modestes, ce dernier atteint néanmoins des sommets dans sa représentation incroyablement précise des matières, son travail somptueux sur les lumières, et la composition soignée de ses tableaux (notamment à l’ouverture de ses chapitres, qui offrent des points de vues magnifiques sur le niveau à venir).


Cette impressionnante maîtrise des outils graphiques est le premier levier de l’immersion, activé pour nous faire rentrer dans ce monde médiéval par le détail : par la façon dont la brume engloutit l’arrière-plan dans un flou qui rend palpable la froideur de l’air ; par ses murs et ses sols dont les diverses matières sont si précisément restituées, si justement éclairées par la lumière du moment (d’un feu, d’un soleil couchant) qu’on les croirait réels… sans parler des lieux mêmes, dont la modélisation restitue avec un égal souci de réalisme et d’esthétique l’apparence des vrais endroits qui les ont inspirés – on pense à ce moulin-à-eau sur une rivière tranquille, à ces chapelles et cloîtres à un cheveu du photo-réalisme, ou encore à ces lacis de ruelles et autres bouts de forêts bruissants de dangers -.


ART DU DOSAGE


Deuxième levier de l’immersion, A Plague Tale utilise habilement ses phases de jeu entre infiltration et énigmes, pour nous raconter son histoire de fuite et de débrouillardise : celle d’une jeune fille de noble ascendance – notre héroïne – et de son petit frère affligé par un mal mystérieux, traqués par l’Inquisition tandis que les rats envahissent les campagnes. Violent, parfois cruel dans sa représentation de la mort, le récit est ponctué de visions sidérantes, comme cette gigantesque potence croisée au détour d’une ruelle, où ce chemin de campagne bordé de carcasses sanguinolentes de cochons. Ces moments où l’horreur se fait picturale, liant le morbide et le beau en tableaux fascinants, contrastent avec d’autres scènes inversement positives qui rappellent des histoires d’amitié enfantines à la fois dures et belles (de Stand by Me à Sa Majesté des Mouches) : on y fait la rencontre de personnages secondaires attachants, qui nous suivent jusque dans la vieille ruine familiale officiant comme Q.G., et nous assistent par la suite dans notre parcours… lequel consiste principalement à se frayer un chemin à travers les rangs de soldats et les cohortes de rats.


Ainsi cernés par le danger (on meurt au premier coup), les parcours sont canalisés par un level-design forcément linéaire, jeu narratif oblige, qui brille par son art du dosage des approches et des intensités variées : les moments frénétiques de fuite en avant débouchent sur des retours au calme, toujours au bon moment ; les séquences horrifiques montrant l’après du passage des nuisibles (cadavres rongés jusqu’à l’os, surfaces recouvertes d’une affreuse substance noire) sont ponctués de moments moins tendus permettant de souffler ; et sur le plan strictement ludique, l’infiltration chez les humains alterne avec des énigmes parmi les rats, selon un tempo impeccable qui empêche toute routine de s’installer tout en assurant une exploitation complète de chaque idée de jeu.


A QUELQUES ÉPURES DE L’EXCELLENCE


S’il fallait pointer un cœur ludique, il s’agirait sans doute des séquences où le joueur est confronté aux rats, moments qui prennent la forme de puzzles en mouvement où l’utilisation de la lumière devient centrale. Face aux vagues grouillantes de rongeurs fuyant les flammes (et dont l’animation est une prouesse technique en soi), notre héroïne doit se frayer un chemin en allumant torches et brasiers à l’aide d’une fronde à usages multiples, améliorable via un système d’artisanat léger mais utile juste comme il faut, lui aussi parfaitement dosé. D’autres outils, tels que des appâts à rats et des éteignoirs, s’ajoutent à mesure que les niveaux se mettent à mêler en mêmes moments ludiques la menace des rats à celle des soldats : les premiers seront alors utilisables contre les seconds de façon ingénieuse dans certains des meilleurs moments du jeu, laissant le joueur libre de son approche face à ce double danger.


Quant aux puzzles et phases d’infiltrations à solution unique, ils risquent de se montrer plus frustrants : on peine parfois à en voir le bout, chaque essai infructueux se soldant par la mort et l’obligation de rejouer plusieurs actions rébarbatives à la suite, partant d’un checkpoint trop distant. Le jeu se montre alors sous son aspect le plus rigide, comme lors de ses trois combats de boss inadaptés à son gameplay, requérant plusieurs essais laborieux qui sont autant de coupes dans la fluidité de la narration : pour y remédier, peut-être aurait il fallu jouer ces combats d’une autre façon, et morceler par ailleurs les phases d’infiltrations trop précises en morceaux plus petits, par un maillage resserré de checkpoints. Asobo semble ne pas avoir osé bazarder ce qui était de trop, ou plutôt ce qui n’allait pas à son jeu dans la grammaire traditionnelle du genre. On le regrette d’autant plus que sa partie était gagnée par ailleurs : tous les rouages narratifs étaient en place, articulés à un sens esthétique hors-pair et à des phases ludiques exprimant de façon captivante la fragilité, le courage et l’ingéniosité de ses héros. Pour un galop d’essai dans le jeu narratif ambitieux, où le gameplay ne vise pas la performance mais l’immersion dans un récit, la réussite du studio Asobo est admirable, et hisse A Plague Tale au niveau d’un Brothers : A Tale of Two Sons et autre Senua sur un registre similaire.


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Benetoile
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le 24 avr. 2020

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