Agar.io
5.7
Agar.io

Jeu de Matheus Valadares (2015Navigateur)

Ainsi naquit le pouvoir, la domination et la peur

Faire du joueur une cellule, une pastille colorée glissant ma foi un peu pathétiquement sur une surface vierge, plane et carrée ; lui donner comme seul objectif celui de grossir en avalant des petites boules statiques ou bien des joueurs : voilà un parti pris vidéoludique pour le moins marqué, qui pourrait laisser sceptique sur le papier. Seulement voilà, toute la subtilité et le génie de la mécanique huileuse d'Agar.io repose sur un délicieux paradoxe ludique consistant à faire décroitre la vitesse des cellules en fonction de leur taille, tout en autorisant celles ci à ne pouvoir uniquement manger que les pastilles d'une taille inférieures. Mais comment, dès lors, faire en sorte qu'une pastille donnée puisse manger un confrère moins volumineux et plus rapide qu'elle? Il suffit de lui donner la possibilité de se diviser en deux en projetant, tel un prédateur, une de ses deux moitiés en avant. Ajoutez à cela les pastilles vertes claires, fixes et dentées, qui servent à l'inverse principalement le petit contre le grand en permettant au premier de se réfugier dans ce havre de paix, alors que le second s'y éclate violemment.


Il n'en fallait pas plus pour lancer à pleine vitesse la machine à raconter des histoires : voila qu'au travers ce tableau quelque peu austère sur lequel se promènent chaotiquement de stupides boulettes de couleur se dessine un écosystème grouillant et nerveux faisant la part belle à un darwinisme primaire, ou plus prosaïquement à la loi de la jungle. Deux pastilles de tailles inégales en pleine course poursuite? C'est le lion qui traque la gazelle et tente, à défaut d'être plus rapide qu'elle, de l'épuiser ou de la bloquer dans le coin du plateau afin de pouvoir refermer sa mâchoire sur son tendre cou. Trois grosses pastilles traquent la même pastille inférieure? Voilà une meute de lions qui décident de chasser ensemble. Une pastille se dédouble dans le but d'assimiler cruellement un collègue? C'est la grenouille qui se déploie d'un bond fulgurant pour gober la frêle libellule. Une grosse cellule éclate en morceau et voit ses restes dévorés par la concurrence? Ce sont les vils charognards qui viennent, en bon opportunistes, récupérer les faciles morceaux. De minuscules cellules gravitent et papillonnent librement, guère inquiétées, autour d'un mastodonte? Ce ne sont que des petits poissons qui n'intéressent pas le vieux requin, alors qu'à l'inverse il y a toujours un plus gros poisson, tel que nous l'expliquait sagement Qui-Gon Jinn dans La menace Fantôme : qu'il est bon, en tant que proie, de voir l'issue funeste d'une chasse ainsi renversée par l'arrivée d'un plus gros poisson...


Si le jeu peut se féliciter d'avoir simulé le grand, beau et cruel théâtre de la vie -n’étions nous d'ailleurs pas des cellules à l'origine?-, ainsi que l'impitoyable logique de sa chaîne alimentaire, ce n'est pourtant pas seulement dû à l'imagination féconde de ses joueurs, mais aussi à l'équilibre impeccable des quelques rouages qu'il possède. Le rapide descriptif de gameplay effectué n'est cependant pas suffisant à couvrir toute les subtilités que le jeu renferme, et une infinité de cas de figures différents existent, tant aucun n'est similaire et tant chaque partie est unique, imprévisible et pleine de rebondissements, de la mort fulgurante à la longue thésaurisation. Le simple fait de jouer avec ses amis, ou d'en constituer ex nihilo, bouleverse considérablement les rapports de domination, les logiques de prédation et de survie : qui ne s'est jamais amusé à collaborer traîtreusement dans n'importe quel mode "chacun pour soi", de Chivalry à Super Smash Bros? A croire qu'Agar.io a lui été pensé pour cela.


Ultime coup de génie du jeu, en faire un véritable bac à sable narratif en permettant aux joueurs de nommer leur pastille, et parfois même de prévoir le skin qui va avec. Voilà que le géant "Facebook" se promenant par ici avec ses gros sabots gobe d'un seul trait un pauvre hère se retrouvant au mauvais endroit au mauvais moment, et c'est l'impressionnante fusion-acquisition d'Occulus VR pour 2 milliard de dollars qui vient de se dérouler sous vos yeux ébahis, dans le sublime ballet de la finance mondialisée ! Voici maintenant venir au loin le colosse impérialiste "Japan" qui traque puis englouti le non-moins imposant "USA", et c'est, dans le fracassant tumulte du concert des Nations, tout le sort de la Seconde Guerre mondiale qui vient de basculer dans ce Pearl Harbor revisité. Mais voici encore que se promène l'ogre "Staline" derrière sa grosse moustache caractéristique, qui dévore sans compter cellule après cellule : des ennemis politiques envoyés au goulag après les procès de Moscou? Des ukrainiens terrassés lors de la famine organisée de 1931 -1933? Des nazis décimés durant l'opération Barbarossa? Libre à chacun de voir ce qu'il veut y voir... Et je vous épargne les joueurs plus terre à terre trouvant leur inspiration dans le pipi - caca, et autres blagues et sobriquets de plus ou moins bon goût, mais toujours amusants.


Pas de différenciation raciale, sexuelle ou sociale dans Agar.io, tout le monde commence au même point et possède les mêmes chances de "réussir" par la force des poignets, soit l'habileté ou l'intelligence de jeu : c'est la méritocratie incarnée en jeu vidéo. Pas de notion de morale, de justice ou d'humanisme dans Agar.io, la loi du plus fort est la seule norme qui vaille. Ici, il est seulement question de dominer pour (le plaisir de) dominer, domination qui est d'ailleurs la quasi-unique forme de communication que propose le jeu. Et après tout, Agar.io ne constitue t-il pas l'essence du Jeu Vidéo, en portant au pinacle la règle fondamentale selon laquelle le jeu vidéo est une affaire de pouvoir et de domination entre ceux qui, de par leur expérience ou leur skill, maitrisent un jeu et ceux qui, apeurés, tentent de le maitriser, les premiers écrasant les seconds? De ce point de vue, Agar.io, c'est à la fois Quake, World of Warcraft et League of Legend, c'est Super Street Fighter, Fifa et StarCraft 2 !


Norbert Elias, dans son essai Sport et civilisation : la violence maîtrisée, voyait -en gros- dans le sport moderne une étape significative du processus de civilisation de par sa capacité à pacifier la conquête du pouvoir en étant un "simulacre de combat". N'en est il pas de même, dans une moindre mesure, pour le jeu vidéo qui est un autre moyen de réguler la soif de violence et de domination inhérente à tout être humain? En effet, à titre d'exemple, dans nos sociétés occidentales modernes, ne nous efforçons nous pas constamment, consciemment ou non, de nous différencier hiérarchiquement avec autrui de par nos pratiques culturelles au sein de l'espace social, pour reprendre la terminologie utilisée par Pierre Bourdieu dans son ouvrage La Distinction. Critique sociale du jugement ? L'homme, que ce soit à l'échelle sociétale avec notamment la présence antédiluvienne du bouc émissaire, ou à l'échelle individuelle, éprouve le besoin vital de réprimer le différent, le minoritaire ou "l'inférieur" pour se construire, s'identifier en tant qu'individu, en tant que société ou en tant que Nation. "Le vecteur le plus puissant pour souder l’appartenance communautaire reste la peur. Cortex préhistorique. Réponse réflexe. La peur de ce qui n’appartient pas à votre communauté. La peur des « pas-comme-nous»", analyse quant à lui Alain Damasio dans sa nouvelle intitulée Vos souvenirs sont notre avenir. C'est aussi de cette domination fondamentale née dans la peur dont parle Agar.io, la construction par l'oppression.


Agar.io nous fait vivre la peur de mourir et la jouissance de dominer, dans une lutte rageuse et impitoyable pour l'accès au pouvoir et le maintien de sa survie. Agar.io nous fait passer entre les mailles du filet et courber l’échine tel un moins-que-rien, et nous fait parader triomphalement dans la peau du plus puissant des souverains, écrasant les menaces subversives et diffusant la crainte sur ses sujets aux quatre coins du royaume. Agar.io nous fait tour à tour rire, pleurer, craindre, enrager et glapir de joie. Agar.io simule le miracle de la vie, l'enfer néolibéral, le tumulte des relations internationales et la condition humaine. Agar.io synthétise l'essence du Jeu Vidéo. Agar.io, c'est tout cela, et bien plus encore. Pas mal pour un jeu flash.

DoubleRaimbault
9
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le 5 août 2015

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