Shame List : phénomène bien connu de la majorité des joueurs PC, consiste en une bibliothèque Steam remplie de jeux pour la plupart jamais joués, voire jamais installés, dont l’acquisition est une conséquence directe du syndrome : « Seulement trois euros ?! Je prends ! » Toutefois, mon propre inventaire de la honte est également composé de quelques jeux répondant à une pathologie plus troublante encore : ceux que je n’achète pas pour moi. Comprenons-nous bien. Il ne s’agit pas de clés que je conserve dans mon inventaire dans le but d’offrir un peu de bonheur à quelque ami désœuvré – le vénal que je suis en a peu – ou ignare – le génie que je suis en a beaucoup –, mais bien de jeux intégrés à ma propre bibliothèque, qui ne me sont simplement pas destinés.
A ce stade du billet, l’on peut raisonnablement estimer que les adeptes de l’Appel du Devoir sont d’ores et déjà repartis vers d’autres nouvelles et publi-reportages plus croustillants et sans doute moins paradoxaux. Puisque nous restons donc entre gens de bonne compagnie, je me permets de garder le crachoir pour mieux définir mon étonnante manie. Il m’arrive régulièrement, en effet, de tenter d’initier ma très chère et tendre à des jeux vidéo dont la complexité dépasserait quelque peu celle d’un simulateur de familles perdues dans des piscines sans échelle ou d’une saga de bonbons explosifs. XCOM ne déclenchant pas, à mon grand désespoir, des élans passionnels débordants chez ma douce, j’en suis réduit à écumer les zones interlopes du jeu indépendant pour tenter de trouver la perle qui fascinera la mienne.
Or, une promotion Steam – “What else ?” – vint à attirer mon attention sur un jeu passé sous mon radar voici quelques mois : Among the Sleep. « Un jeu d’aventure dans la peau d’un bébé ? Diantre, voilà une expérience ludique parfaitement susceptible de parler à l’instinct maternel de l’être aimé ! », me félicitai-je en brandissant victorieusement une carte de crédit désormais plus habituée aux affres du paiement en ligne qu’au cuir souple du portefeuille. Un soir, confortablement installés et déjà préparés à sourire béatement aux gazouillis d’un tendre bambin, nous lançâmes donc la partie. Sans doute aurais-je mieux fait de prendre ne serait-ce qu’un instant pour lire plus attentivement le descriptif du jeu. D’abord, parce que la pratique d’un survival-horror dans une grande maison vide en pleine nuit nécessite une mécanique biologique particulièrement résistante. Ensuite, parce qu’en dépit de votre courage sans limite vous permettant de conserver bon gré mal gré une dignité toute relative, un hurlement féminin à trente centimètres de votre oreille achèvera de vous envoyer ad patres.
Among the Sleep n’est pas un jeu parfait, loin s’en faut. Il est court, et ses énigmes sont basiques. Mais quelle idée formidable que celle d’incarner un bébé ! Le jeu parvient à retranscrire toute la faiblesse d’un tel personnage, et l’ambiance contribue grandement à une immersion très réussie. La vision altérée de la réalité sied parfaitement au genre mais, plus important encore, la vraie bonne idée consiste dans l’exploitation de ce que Freud appelait « Das Unheimliche ». Cette « inquiétante étrangeté » fonctionne particulièrement grâce à l’utilisation d’un bébé comme personnage principal. Les enfants sont un ressort formidable dans le genre de l’horreur, et il est d’ailleurs étonnant de ne pas voir cette figure plus souvent exploitée dans le jeu vidéo. Among the Sleep n’est pas parfait, loin s’en faut. Mais il fera bondir l’être aimé dans vos bras et, plus important encore, il n’appartient désormais plus à ma shame list !