Aujourd’hui, j’ai décidé de ne pas me complaire dans l’oisiveté la plus totale et de tenter plutôt de faire quelque chose d’utile : vous parler de Baldur’s Gate. À l’occasion de ma 150e critique sur le site, pour me faire pardonner de ma paresse lors de la rédaction de la 100e, je vous propose une rétrospective sur la saga – la meilleure jamais réalisée sur ordinateur – en non pas un, mais quatre épisodes. Alors, sans plus attendre, place au pavé !


De l’enfant de Gorion à la prophétie d’Alaundo



Navigation


Baldur’s Gate – Chapitre I : Des joies du camping sauvage
Baldur’s Gate : Tales of the Sword Coast – Chapitre II : Tout est bon dans le donjon
Baldur’s Gate II : Shadows of Amn – Chapitre III : Vous reprendrez un peu de pause tactique ?
Baldur’s Gate II : Throne of Bhaal – Chapitre IV : Apothéose


Un peu d’histoire



Avant de rentrer dans le vif du sujet, il m’est nécessaire d’évoquer quelques dates historiques dont l’importance est capitale pour la suite. Sans les évènements dont il va être question, le jeu n’aurait pas pu voir le jour, ou n’aurait, en tout cas, pas eu le succès qu’on lui connaît aujourd’hui.


Nous sommes en 1971. Gary Gygax, écrivain et concepteur de jeux de société, travaille alors dans une entreprise de jeux qu’il a cofondée : TSR (Tactical Studies Rules). Il publie Chainmail, un jeu de guerre à figurines inspiré du Seigneur des Anneaux qu’il a coécrit quelques années plus tôt avec Jeff Perren. Le jeu met en scène de grandes campagnes militaires où des armées entières s’affrontent. Gygax et son compère, Dave Arneson, sont toutefois plus intéressés par les personnages qui commandent à ces armées que par la stratégie à grande échelle elle-même. Que font-ils ? Quelles sont les aventures qu’ils vivent lorsqu’ils ne mènent pas d’armée au combat ?


Reprenant l’univers médiéval fantastique de Chainmail, ils posent alors les bases d’un système de jeu de rôles qui, à la différence de ce qui se faisait alors, suit des règles très exhaustives ayant pour objectif de cadrer toutes les situations auxquelles les joueurs peuvent faire face. La première version de Donjons & Dragons voit le jour en 1974. Très inspiré de l’univers du wargame, le jeu comprend des figurines et s’adresse majoritairement à un public averti ; il rencontre toutefois un certain succès, notamment chez les étudiants. TSR publie une première refonte des règles en 1978 sous le titre de « Advanced Dungeons & Dragons » (AD&D). Avec les années le système se raffine et une édition 2.0 sort en 1989. En 1995, TSR, qui fait face à des difficultés financières, édite une nouvelle version des règles et cède les droits à la société Wizards of the Coast, éditeurs du jeu de cartes Magic : The Gathering. L’édition 2.5, celle de 1995, servira de base à Baldur’s Gate et à de nombreux autres jeux de rôle sur ordinateur. De nouvelles refontes des règles surviendront, en 2000 (adoption du système "d20" visant à simplifier les jets de dés), 2003, 2008 et 2014.


Le système de règles de Donjons & Dragons décrit avant tout les personnages que les joueurs peuvent incarner et la manière dont ceux-ci peuvent résoudre des situations en fonction de leurs compétences. Les univers dans lesquels se déroulent les aventures des personnages, quant à eux, ne sont pas décrits dans les règles, qui peuvent donc s’appliquer à des mondes très différents. Ils partagent un certain nombre de caractéristiques : l’existence de magie, d’une mythologie polythéiste, un niveau de technologie médiéval, etc., mais peuvent offrir des implémentations très différentes d’un univers à l’autre.


L’un des décors de campagne de Donjons & Dragons les plus populaires vit le jour dans les années 1970. Un romancier canadien, Ed Greenwood, découvre le jeu et y prend rapidement goût à partir de 1975. Il y écrit alors des campagnes qui se déroulent dans un univers qu’il a imaginé dès 1967 et pour lequel il a déjà écrit plusieurs histoires : les Royaumes Oubliés (Forgotten Realms, ou plus simplement The Realms). Greenwood publie alors plusieurs campagnes pour AD&D dans les années 80 : c’est un succès immédiat. L’univers prend de l’ampleur avec la participation d’écrivains tels que Robert Anthony Salvatore qui publie en 1988 « L’Eclat de cristal », une histoire située dans le grand nord des Royaumes où un mal séculaire est combattu par un ranger elfe noir, Drizzt Do’Urden, et ses compagnons. Les romans de Salvatore obtiennent beaucoup de succès et les Royaumes Oubliés prennent de l’importance. Greenwood explique que l’univers a rapidement conquis les joueurs par sa richesse et ses détails.


Les Royaumes Oubliés constituent un vaste monde médiéval fantastique où la magie permet de s’émanciper des règles de la physique et où les dieux jouent un rôle primordial. La plupart des romans prennent place sur Féérune, le continent principal de sa planète, Toril. Au fil des années, grâce à la production littéraire située dans les Royaumes et à l’édition d’ouvrages à but plus "encyclopédique", le monde s’est largement enrichi. Les Royaumes mettent en scène des dizaines de contrées aux cultures originales, des centaines de créatures fantastiques et des panthéons variés, constituant ainsi un univers de fiction extrêmement riche et cohérent, qui compte probablement parmi les plus détaillés à jamais avoir été conçus.


L’univers des Royaumes Oubliés, le décor de campagne de Donjons & Dragons le plus populaire, sera également choisi pour de nombreux jeux vidéo. En 1996, quand Ray Muzyka (béni soit-il), Interplay, Bioware et Black Isle s’unissent pour concevoir un jeu de rôle sur ordinateur, suite au succès de « Diablo », leur choix se porte sur Donjons & Dragons, dont Interplay a acquis la licence, et sur les Royaumes. Le développement du jeu dure trois ans et il est publié en novembre 1998 en Amérique du nord, puis en janvier 1999 en Europe.


Le reste appartient à l’Histoire.


Bienvenue à Châteausuif



Lorsqu’on débute une nouvelle partie de Baldur’s Gate, la première étape, comme dans tout jeu de rôles qui se respecte, consiste à créer son personnage. Sexe, race, classe, compétences et apparence : le joueur est laissé absolument libre dans ses choix pour concevoir le héros qu’il souhaite incarner. Il est ainsi possible de choisir parmi six races différentes qui ont chacune des attributs particuliers. Ainsi, un elfe sera par exemple plus agile qu’un humain (une caractéristique mesurée par un score de "dextérité") et sera immunisé à certains sortilèges affectant l’esprit. Un nain, quant à lui, sera plus robuste, tandis qu’un halfelin (équivalent du hobbit dans les Royaumes Oubliés), du fait de sa petite taille, sera plus habile pour se cacher et éviter les coups. Les classes, quant à elles, se répartissent en trois grandes catégories : combattants, redoutables au corps à corps ou à distance, voleurs aux compétences mécaniques (crochetage de serrures, détection de pièges) et jeteurs de sorts. En outre, il est également possible au joueur de "panacher". Deux options sont offertes : jouer un personnage multi-classé, c’est-à-dire possédant deux classes qui évoluent en parallèle, ou bien "jumeler" ses classes, ce qui revient à évoluer d’abord dans un style avant de l’abandonner totalement pour embrasser une nouvelle carrière, tout en conservant les avantages et compétences glanés avec la première classe. En résumé, en considérant toutes les combinaisons de race, de classe et de compétences qui sont disponibles au joueur, les choix sont virtuellement infinis et il est très rare que deux personnages se ressemblent totalement.


Une fois votre héros créé, celui-ci est immédiatement envoyé sur la Côte des Epées. Jeune homme (ou jeune femme) d’ascendance inconnue, le héros a vécu sa vie entière à l’abri des remparts protecteurs de l’inexpugnable citadelle de Châteausuif, une bibliothèque fortifiée juchée sur les hautes falaises qui surplombent les eaux grises de la Mer des Epées. Dans cet environnement choyé, qui s’apparente parfois à une prison dorée, le protagoniste a grandi sous la tutelle de Gorion, un puissant magicien. Celui-ci, passablement agité durant les derniers jours qui précèdent le début de notre histoire, a fait part au héros de sa volonté de quitter la protection douillette des murailles de la forteresse. Ils se mettront en route le soir même, suivis en catimini par Imoen, amie d’enfance du personnage principal et incorrigible fouineuse. L’aventure commence…


Initiation



Donjons & Dragons pour les nuls


Les débuts de tout joueur à Baldur’s Gate sont pour le moins chaotiques.


On incarne un personnage qui fut surprotégé pendant toute sa vie, soudain lâché sur les routes, sans assistance, dans un monde hostile peuplé où l’on veut intenter à sa vie sans qu’il ne sache pourquoi ! Dans un cas pareil, les premiers réflexes qui se mettent en place sont des mécanismes de survie : comment échapper à la mort, comment, petit à petit, venir à bout de ses difficultés, avant de retrouver une contenance et tenter de reprendre la main dans une affaire où l’on part de loin.


Le véritable tour de force des développeurs est de réussir à traduire toutes ces impressions qu’éprouve le personnage en termes de sensations de jeu que ressent le joueur, en particulier pour une première partie. L’inexpérience du joueur – à fortiori s’il n’a jamais été familier des jeux de rôles papier – fait écho à la fraîcheur du personnage, un "bleu" qui apprend dans l’exercice. Les combats constituent un excellent exemple à ce sujet. Les premières batailles d’envergure que livre le joueur sont souvent sévères, voire tragiquement punitives. En les recommençant, et en tirant parti de cette première expérience, l’on adopte forcément une technique plus prudente à la prochaine escarmouche, jouant la sécurité. Des automatismes se mettent en place petit à petit, et, au bout d’un moment, des réflexes de combat bien rodés permettent au joueur – et donc, par extension, au personnage – de faire face avec succès à des situations nouvelles. Ce n’est pas pour rien que le système de progression des personnages dans Baldur’s Gate est fondé sur une seule grandeur au nom adéquat : l’expérience.


Dans Baldur’s Gate, le parti pris est de fragmenter la progression d’un personnage par paliers appelés niveaux. En vainquant des adversaires et en résolvant des quêtes, le joueur obtient un certain nombre de points d’expérience (en fonction de la difficulté de la tâche accomplie). Une fois un certain seuil dépassé, le niveau suivant est atteint. La puissance d’un personnage dépend directement de son niveau ; chaque passage au niveau supérieur améliore donc ses compétences. Cela peut se traduire par une augmentation de ses caractéristiques (points de vie, résistance à différents sorts) ou par l’obtention de nouveaux pouvoirs : un magicien pourra, par exemple, apprendre et utiliser des sorts plus puissants qui étaient jusque-là au-delà de de sa portée. Pour reprendre des termes de jeux plus récents, un personnage renforce alors ses talents "passifs" (caractéristiques, points de vie) ou "actifs" (pouvoirs).


Ce système de progression est donc "discret" (quel que soient leurs nombres de points d’expérience, tant que le niveau suivant n’est pas atteint, deux personnages identiques du même niveau auront la même force), mais permet de gagner en puissance plus uniformément que dans un système de type Elder Scrolls. Dans ces jeux, tout au moins dans les opus récents, l’adage roi est "c’est en forgeant qu’on devient forgeron". Plus prosaïquement, la pratique de chaque "compétence" permet au personnage d’y devenir plus performant, et chaque compétence progresse indépendamment des autres.


Le système d’expérience de Donjons & Dragons s’applique en outre parfaitement à Baldur’s Gate. Chaque classe de personnage possède de nombreux avantages différents, et deux classes ne se jouent pas de la même manière en combat. Un guerrier, par exemple, protégé par une armure lourde et un bouclier, trouvera naturellement sa place en première ligne. Un voleur, plus fragile, mais possédant la capacité de trouver des points faibles dans la cuirasse de l’ennemi pour lui infliger des dégâts importants, aura quant à lui plus intérêt à rester dissimulé avant d’attaquer par derrière… et n’hésitera pas à battre en retraite si les choses se compliquent ! Les classes les plus particulières, magiciens et prêtres, disposent quant à eux d’un arsenal de sortilèges d’une complexité impressionnante. Les combinaisons sont virtuellement infinies, et, au fil des combats, un joueur affinera son choix de sorts en fonction des situations qu’il pense rencontrer.


Au final, il est particulièrement gratifiant de ressentir une progression tout au long de l’aventure. À l’image d’un jeu de rôles papier où l’on créerait son propre personnage à partir de rien, et où l’on deviendrait un héros à la force de ses exploits, Baldur’s Gate permet au joueur, néophyte le plus total, de devenir un redoutable stratège au fil de l’aventure. Alors que l’on progresse dans la résolution de l’histoire, les protagonistes deviennent plus puissants et les réflexes du joueur plus affûtés. Il est très agréable de triompher lors d’une bataille épique, et jubilatoire de rendre la monnaie de sa pièce à un monstre jadis redouté, fléau de ses débuts. En ce sens, Baldur’s Gate, premier du nom, est l’un des seuls jeux de l’histoire permettant une telle initiation et qui conserve un plaisir de jouer quasiment intact tout au long de l’aventure et de ses combats.


Exploration



Qu’elle était verte ma vallée !


Il y a un phénomène assez récent dans le monde du jeu vidéo, bien que le concept soit vieux comme le monde, c’est la mode du "monde ouvert". Les grands studios du jeu de rôle s’y sont essayés. Bethesda a ouvert la marche avec ses jeux caractéristiques du style, et l’immense succès de « Skyrim » a sans doute largement contribué à la popularité du genre. Les exemples actuels ne manquent pas : Bioware a sacrifié à la coutume avec son dernier opus, « Dragon Age : Inquisition », tandis que le studio polonais CD Projekt a "tué" la concurrence avec « The Witcher : Wild Hunt ».


Le succès du monde ouvert s’explique par la sensation de liberté absolue qu’il procure. Parmi les grands succès récents du jeu de rôle sur ordinateur, la série « Mass Effect » de Bioware s’est distinguée en réalisant… à peu près l’inverse ! C’est-à-dire, en orchestrant une histoire épique durant laquelle on suit un héros imposé, Shepard, durant une quête qui ne dévie que très peu d’une trame imposée. Néanmoins, la tendance actuelle semble revenir aux bases du jeu de rôles : mettre l’accent sur l’exploration et la liberté d’incarner son personnage de manière absolue, en possédant un choix total. En découle le principe premier du monde ouvert, ou "Open World" : aller où l’on veut.


Le problème du monde ouvert, ce sont les dérives de type "remplissage" que l’on trouve bien trop souvent dans la production vidéoludique actuelle. Je vous propose de jeter un œil à cette image : la carte du Paris du jeu « Assassin’s Creed : Unity » (à ce sujet, vous pouvez lire mon excellente critique en cliquant ici).


Je pense que les défauts de la carte sont assez ostensibles.


De nombreux jeux actuels se targuent de disposer de mondes ouverts gigantesques dont les moindres recoins peuvent être explorés par les joueurs. Immenses bacs à sable numériques, ils n’attendent que votre avatar en pixels et recèlent de milliers de secrets à découvrir pour les plus audacieux. Malheureusement, il s’agit surtout d’objets à collectionner ou de zones à visiter pour cocher une case dans une liste. Une sorte de "check-in" à la Facebook, si l’on veut !


Un bon monde ouvert est un univers qui est à la fois riche et intéressant. Dans un jeu de rôles, il peut constituer une ressource merveilleuse, si l’on sait bien le mettre en place.


Baldur’s Gate n’est, à première vue, pas un jeu à monde ouvert. Le jeu se découpe en un grand nombre de zones d’extérieur et d’intérieur. En extérieur, les zones correspondent à des villes, des forteresses, mais aussi des régions plus vastes : plages, montagnes, forêts. Les intérieurs, quant à eux, représentent traditionnellement les bâtiments auxquels on accède depuis l’extérieur : auberges, habitations, donjons, temples, etc.


L’exploration joue un rôle prépondérant dans le premier jeu de la saga Baldur’s Gate, et ce en particulier grâce à son système unique de régions et de voyage. Contrairement à un monde ouvert classique de type Elder Scrolls, il n’est pas possible de voyager d’un point A de l’univers à un point B sans temps de chargement. Le monde est cloisonné en un nombre défini de zones d’extérieur qui sont placées sur une carte de la région des Royaumes Oubliés connue sous le nom de Côte des Epées. Le terrain de jeu total correspond grossièrement à une zone de 400 kilomètres par 250 (ce qui ne veut pas dire grand-chose en termes numériques) et se découpe en une vingtaine de zones très variées. Dans Baldur’s Gate, il est possible de voyager d’une zone à une autre à l’aide d’un simple clic, à condition d’avoir découvert la zone en question. Si le monde n’est pas "ouvert", il est toutefois "orienté" : les directions ont une importance, et voyager vers l’est d’une zone permettra de découvrir la zone qui est directement située à l’est, ou, plus prosaïquement, à sa droite sur la carte globale. Le voyage entre deux zones, quant à lui, dure plus ou moins de temps en fonction de l’éloignement des zones, et du terrain qui doit être traversé : le voyage à travers les plaines et les larges avenues est facile et rapide, couper à travers forêts denses et hautes montagnes est nettement plus long !


Vous me pardonnerez cette introduction un peu laborieuse, et, sur ce, passons au vif du sujet : pourquoi Baldur’s Gate était, avant l’heure, un monde ouvert de qualité.


Le système de voyage de Baldur’s Gate laisse la parle belle à l’exploration. En dehors de quelques zones directement connues du joueur (mais qui doivent néanmoins être atteintes par la route), la carte est initialement vierge de toute région. En explorant consciencieusement les cartes, et en tentant d’aller plus loin au nord, au sud, etc., le joueur découvre de nouvelles zones. Chaque région ainsi découverte offre son lot de surprises. Des monstres, par exemple, que l’on rencontre souvent pour la première fois, qui peuplent logiquement chaque zone, et ne se soucient que très peu de la puissance du joueur. À l’inverse d’un Elder Scrolls très généreux, où les adversaires s’adaptent généralement au niveau du personnage, les ennemis de Baldur’s Gate possèdent des capacités fixes. Il est alors tout à fait possible de rencontrer des monstres puissants avec des protagonistes encore très verts, ce qui conduit généralement à une débâcle totale !


Les combats ne constituent toutefois qu’une partie des innombrables possibilités laissées au joueur. Explorer et découvrir chaque nouvelle carte, patiemment dessinée à la main et décorée avec soin, est un plaisir sans cesse renouvelé : lacs, vallées et déserts se succèdent ; chaque environnement est original et riche de détails. Le jeu possède en outre un système de fatigue, qui amoindrit les capacités des personnages lorsque ceux-ci ont passé trop longtemps sur la route. Les magiciens, par exemple, ne disposent que d’un arsenal limité de sorts par jour, et doivent donc se reposer régulièrement afin de régénérer leurs pouvoirs. Les balades bucoliques d’une bande d’aventuriers dans Baldur’s Gate possèdent ce charme délicat du voyage, de la promenade où l’on prend son temps pour explorer les régions les plus reculées de la Côte des Epées. Lorsque la fatigue se fait ressentir, l’on goûte aux joies du camping sauvage, et l’on apprend que planter sa tente dans une zone infestée d’araignées géantes n’est pas forcément une idée brillante. Il n’y a ici aucun impératif de vitesse : contrairement aux blockbusters récents, où le joueur arpente frénétiquement chaque recoin de la carte pour collectionner des centaines d’objets plus idiots les uns que les autres, Baldur’s Gate fournit les clefs d’un univers riche, que l’on visite pour le simple plaisir de la découverte.


Histoire



Les liaisons dangereuses


Un monde ouvert, où l’on peut gambader joyeusement sans se soucier des lendemains difficiles, c’est très bien, mais ça ne suffit pas. Dans un jeu de rôles – que ce soit sur papier ou sur ordinateur – l’on incarne un personnage qui se trouve mêlé à une campagne, campagne possédant une ligne directrice, et donc, un scénario.


Les jeux à monde ouvert dont on raffole tant aujourd’hui s’engouffrent bien souvent dans deux écueils majeurs : le syndrome de la coquille vide et le virus du complétionniste frénétique.


Dans le premier cas, il s’agit de construire un univers très vaste que le joueur peut explorer exhaustivement, mais qui ne contient finalement pas grand-chose. Ces jeux possèdent généralement une intrigue qui constitue l’ossature de l’œuvre : le personnage incarné est bien souvent imposé, et l’on passera concrètement le plus clair de notre temps à faire progresser l’histoire. Le monde ouvert, dans ces cas-là, est alors vu comme un "bonus", c’est-à-dire comme une "feature" supplémentaire du jeu, comme disent les anglophones, une case à cocher, une étiquette sur Steam, un argument commercial de plus. Malheureusement, à part s’y promener (à pied, en voiture, en deltaplane, à dos de phacochère), les possibilités du joueur sont largement limitées. De telle sorte que, finalement, bien que le monde soit "ouvert", l’on y passera le moins de temps possible, préférant se rendre directement au point de départ de la prochaine mission afin de continuer l’aventure.


L’autre mal du siècle pour le monde ouvert est heureusement plus répandu, mais finalement non moins problématique. Contrairement au cas précédent, le monde qui s’offre au joueur possède une densité et une richesse incroyables. Chaque mètre carré de végétation recèle une demi-douzaine de plantes rares pouvant être combinées en un bon millier de recettes (à découvrir, bien sûr) permettant de concevoir des breuvages aux propriétés fantastiques. Chaque falaise, chaque pilier, chaque planche de bois vermoulue possède une histoire qui rajoutera trois pages (que vous ne lirez de toute façon jamais) à votre "codex" qui enrichira de manière conséquente votre encyclopédie interne. Chaque région sera peuplée de centaines de monstres assoiffés de sang et chaque paysan miraculé aura une quête épique à vous confier.


Et, en un rien de temps, vous réaliserez que vous êtes en train d’aider un berger à réunir son troupeau de moutons, alors que vous devriez être occupé à cimenter une alliance entre d’anciens ennemis séculaires pour sauver le monde d’une destruction certaine.


L’idéal est bien sûr de ne sombrer dans aucune de ces deux alternatives : peupler son monde ouvert est important, mais il ne faut pas perdre de vue l’objectif principal, qui consiste à conter une histoire.


Baldur’s Gate fait cela très bien, et propose un équilibre subtil entre les à-côtés nécessaires pour apprécier le jeu et l’intrigue principale, celle que l’on veut résoudre. L’idée géniale consiste à volontairement laisser le joueur dans le flou au début de l’aventure. Fraîchement débarqué de la citadelle de Châteausuif, laissé seul et sans expérience dans un monde vaste et dangereux, le personnage, et donc, par extension, le joueur, ne sait pas vraiment où donner de la tête ! À l’inverse de certains jeux récents, où le joueur est guidé par une boussole GPS omnisciente occupant les trois quarts de son écran, Baldur’s Gate laisse volontairement des indications très lacunaires pour débuter le jeu. Les indices sont disposés avec parcimonie ; la mention d’une ville du sud à la recherche d’aventuriers compétents pour résoudre d’épineux problèmes par un tavernier, ou bien de vagues noms d’alliés susceptibles d’aider le protagoniste, lâchés au détour d’une conversation. Baldur’s Gate ne prend pas le joueur par la main : c’est à lui, à l’image de son personnage, de rassembler les pièces du puzzle, de prendre sur lui et de choisir sa prochaine destination.


Outre la sensation particulièrement gratifiante de ne pas être pris pour un imbécile, il faut également souligner la qualité d’écriture de Baldur’s Gate et l’intelligence de son scénario. Il est très commun, dans un jeu de rôles sur ordinateur, d’incarner quelque personnage surpuissant dans une atmosphère apocalyptique de fin du monde. On en viendrait presque à souhaiter jouer un protagoniste banal… Baldur’s Gate propose un scénario d’envergure mais qui pose d’emblée ses bordures et ne verse pas dans le cataclysme de grande échelle. Les personnages évoluent dans une région de taille modeste à l’aune de l’échelle des Royaumes Oubliés, où se déroule une intrigue intérieure. Au fur et à mesure que l’on mène l’enquête, le joueur met à jour les rouages d’une organisation criminelle dont les complots sont terriblement bien organisés. La lecture de la correspondance – souvent abondante – de chaque sbire éliminé (toujours plus haut placé) permet, pas à pas, de lever les zones d’ombre jusqu’au grand final. L’histoire est passionnante, se découvre à petites doses savamment distribuées. On emprunte à l’intrigue policière et aux complots politiques tout en panachant avec une dose de mysticisme pour une grande variété de thèmes. Rarement une intrigue aura été aussi bien organisée, aussi maîtrisée et cohérente tout en demeurant riche et entraînante.


En bref…



Dans la longue histoire du jeu de rôle sur ordinateur, il y a Baldur’s Gate, ses suites, et le reste. À sa sortie, le jeu est un succès immédiat, qui donnera lieu à une extension, Tales of the Sword Coast, en avril 1999, puis à une suite, le plus grand jeu vidéo jamais réalisé, Shadows of Amn, en septembre 2000. Chacun d’entre eux recevra de très nombreuses récompenses saluant l’immense qualité du travail proposé par les équipes de Black Isle et Bioware.


En quelques phrases, Baldur’s Gate représente la transcription de la plus grande aventure de jeu de rôles papier que vous pourriez imaginer, sur ordinateur, avec les avantages que cela comporte : automatisation des combats, possibilités de création de personnage et rejouabilité immenses, multijoueur. Avec cinq compagnons, que vous avez créé vous-même, ou bien choisis parmi les nombreux personnages vivants et intéressants que propose le jeu, vous explorerez les étendues de la Côte des Epées, rencontrerez et battrez des monstres redoutables (en prenant probablement quelques roustes au passage), sans oublier de résoudre les quêtes patiemment imaginées et écrites par les petits gars de Bioware…


Et la bonne nouvelle, c’est que ça ne fait que commencer. L’autre bonne nouvelle, c’est que vous pouvez retrouver ma prose inimitable dans la critique de l’opus suivant : Baldur’s Gate : Tales of the Sword Coast (Tout est bon dans le donjon).

Aramis
10
Écrit par

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Créée

le 27 juil. 2016

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3 j'aime

Aramis

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