BioShock Infinite par Prodigy
MICRO SPOILERS MAIS SPOILERS QUAND MEME. Ne pas lire si vous n'avez pas fini le jeu.
Bon, 24 heures après l'avoir fini, après moult cogitationnements, j'ose le 9. Culotté, le mec.
Pourtant, je reconnais volontiers une palanquée de défauts au jeu. Objectifs.
Les PNJ aux gueules photocopiées, qui choquent d'entrée de jeu. L'aspect honteusement répétitif et inséré au chausse pied de beaucoup d'éléments, des phases "je vide chaque bureau et chaque poubelle que je trouve" aux combats du dernier tiers qui se contentent de nous balancer du bad guy pour le plaisir de nous occuper, sans aucun sens de la mesure ou de l'équilibre.
Le recours à des mécaniques que je trouve aujourd'hui horriblement datées et insupportables (les logs audio, notamment). Le manque de cohérence total du jeu sur certains points, par exemple l'inclusion par-dessus la jambe des vigueurs, comme l'explique très bien ce très bon article (http://gameological.com/2013/03/review-bioshock-infinite/), assez négatif et dont je trouve pourtant beaucoup de points valides.
Tout ça, je l'admet, je le partage, et je suis même le premier à le souligner.
Alors pourquoi ?
Parce que le jeu me hante, tout simplement, que je n'arrête pas d'y repenser depuis que j'ai commencé à jouer. Que je l'ai fini quasiment d'une traite, sans le lâcher, en maudissant les soirs où je ne pouvais y jouer, en savourant chaque session, en voulant toujours en savoir plus. Mais où va-t-il me mener, ce con de jeu ? Une histoire de destination, et pas de moyens, les ennemis que j'ai exterminés par centaines étant totalement accessoires. Je les ai d'ailleurs déjà totalement oubliés.
Et repenser à un jeu aussi durablement ça ne m'arrive quasiment jamais. Je parle bien d'un jeu vidéo, vous savez le truc pour gamins attardés, là, pas d'un film, d'un épisode d'une série télé particulièrement fort, ou d'un bouquin qui m'a retourné. Et que j'y repense non seulement pour le gameplay et les sensations qu'il m'a procuré, en pur "produit" qui remplit son office de jeu de tir à la première personne, mais aussi - et surtout - pour le fond.
Pour tout dire, j'avais parcouru le premier Bioshock avec un certain ennui poli, pas du tout par snobisme ou par rejet d'une critique majoritairement dithyrambique - du moins je l'espère, ou c'était purement inconscient. La splendeur des décors, la qualité du travail fait sur l'immersion n'avaient d'égal que la distance que je ressentais vis-à-vis de ce monde, trop "parfait", impeccablement maîtrisé, comme si chaque virgule de chaque dialogue, chaque détail, chaque message audio voulait me crier à quel point ce jeu était intelligent et combien il fallait que je prête attention.
Qui plus est totalement déconfit par un twist pompé sur celui de System Shock 2, j'avais donc retiré de l'expérience Bioshock essentiellement de jolies ambiances et une direction artistique qui tabasse. Sa suite, bizarrement, m'a beaucoup plus intéressé, d'une part pour son gameplay plus prenant et ses combats plus tactiques, mais aussi pour son sous-texte (on y parle déjà d'une pseudo relation père-fille, tiens tiens), notamment dans l'excellent et très touchant DLC Minerva's Den.
Arrive donc Bioshock Infinite, sa ville flottante, et son PNJ "c'est le meilleur que j'ai jamais vu", j'ai bien sûr nommé Elizabeth. Là encore, la relation avec le personnage est objectivement entachée de soubresauts, qu'ils soient techniques ou comportementaux, lorsque la donzelle passe d'une colère froide à un ton enjoué au moment où on lui demande de crocheter une porte.
Il n'empêche, le pari de Bioshock Infinite est quand même assez culotté, et qui plus est assumé jusqu'au bout. Les FPS sont souvent des aventures solitaires (je ne ferai pas l'affront au jeu d'Irrational de comparer Elizabeth aux sidekicks en mousse et autres pseudos scripts que l'on est censé considérer comme des alliés dans les FPS de guerre) et coller dans les pattes du joueur une intelligence artificielle, qui plus est aussi développée que celle-ci, est à mon sens un premier défi. Relevé, il va sans dire.
Elizabeth devient attachante et touchante non pas tant parce qu'elle est fragile ou en danger (la princesse que l'on trimbale de château en château) mais parce qu'elle est humaine. Assez complexe, imprévisible, parfois difficile à saisir, pas toujours claire dans ses motivations. Heureux hasard ? Maladresses de scripts et de narration ? Ou au contraire écriture totalement maîtrisée. J'ai tendance à pencher pour la dernière solution tant il semble y avoir une réelle jubilation à écrire et développer le personnage. La rencontre avec la demoiselle est un moment extrêmement fort, aussi bien narrativement qu'en termes de mise en scène (le gameplay, lui, s'efface hélas complètement). Et les petites touches super discrètes mais bien senties (le "Girls just want to have fun" Cindy Lauper repris version musette sur la plage) me laissent à penser que Levine joue constamment au petit malin.
Tout aussi cryptique et bourré de sous-texte que ses ancêtres (j'avoue que j'ignorais totalement les références historiques qu'étaient la bataille de Wounded Knee ou la Révolte des Boxeurs), Infinite m'a paru extrêmement émotionnel là où Bioshock premier du nom était froid, intello, platement démonstratif. Ce qu'elle perd en maîtrise, cette suite, par ses aspects mal dégrossis, presque plus "à vifs" que Bioshock, le gagne en affect, et m'a donc forcément beaucoup plus impliqué. De l'empathie, mais pas uniquement grâce à Elizabeth, à sa relation avec l'étrange Songbird, ou cette fin en forme de mindfuck absolu qui est déjà discutée, débattue, haïe, adorée, comme la fin d'un bon film qu'on vient de voir et dont on papote des heures au bistrot en s'engueulant en toute amitié. De l'empathie pour un monde, une ville, une cité pervertie, foireuse, basiquement humaine, malgré ses autochtones aux faciès identiques.
Factice, fabriqué, artificiel ? Evidemment : un mensonge à 60 images (ou 30, ça dépend de la machine) par seconde, comme dirait un certain Jean-Luc. Et BI ne dit finalement rien de plus que Bioshock, dissertant une nouvelle fois sur la le rôle et la place du joueur dans une structure dont il est par essence prisonnier, sorte de variation sur le déterminisme dans le jeu vidéo, le joueur-objet manipulé par un tyran (le créateur ?), le meta game vu comme une infinité de variations des mêmes "constantes et variables", etc, etc, etc. Une thématique qui semble décidément très chère à Ken Levine, et que je me demande bien jusqu'à quel point il continuera à l'explorer.
Et là je me rends compte que depuis le début je ne parle quasiment que du fond, des personnages, du scénario. Pourtant pas les plus géniaux qu'il m'ait été donnés de voir, ni dans un jeu ni ailleurs, loin s'en faut. Sauf qu'on ne parle pas d'intrigue, d'histoire, mais bien de narration, et en ce sens ce Bioshock est pour moi une prouesse, bien plus que ses prédécesseurs. Jamais il ne lâche le joueur d'une semelle, le mettant constamment en position d'acteur de premier plan des événements. Un exploit non seulement technique (notez comme il n'y a aucune cinématique qui ne soit pas en vue première personne) mais aussi narratif, donc, le tout se faisant dans la fluidité, avec une alternance assez brillante de phases d'exposition, de progression dramatique et bien sûr d'action FPS pure. Pan pan.
Alors en bon joueur PC aguerri, en vieux de la vieille, j'aurais pu vous épargner la critique hipster branlette 2.0 et causer technique, textures, résolution, duré de vie. Ou dire, parce que c'est vrai, que les graphismes m'ont flanqué une énorme rouste, que la direction artistique est une baffe monumentale, que les choix musicaux, narratifs faits par Levine et son équipe sont quasi parfaits - le jeu avec le temps, la progression dramatique, l'attachement progressif d'Elizabeth à Booker, ou que les dialogues sont assez sensass.
Mais là encore, on revient au fond et on ne cause plus pixels, gameplay, combats, pourtant très chouettes au demeurant eux aussi quand ils mettent à profit l'aérien.
Donc oui, 9, car j'ai bien vécu quelques-uns de mes plus beaux moments de joueur avec Infinite. Des paysages et des décors comme je n'en avait jamais vus, qui m'ont transporté ailleurs, des moments de plaisir immenses lors de ma découverte des rues colorées de Columbia, de rage intérieure contre cette foule raciste venue humilier un couple mixte, ou de bonheur la première fois que j'ai agrippé un rail pour m'envoler dans le ciel, et où j'ai souris comme un gamin.
Tout en ayant conscience, aussi, de ce qui ne marche pas ou de ce qui gave, des succès moisis, de la course aux voxaphones, des milliards de tiroirs ouverts pour choper 3 pauvres bastos et des piécettes, du combat abusé contre le fantôme de Lady Comstock recyclé trois fois, de la difficulté absente même en Hard avec cette option de résurrection simpliste, de l'IA sans génie, des 4 ennemis qui se répètent constamment.
Tout ça, oui, mais aussi Elizabeth, et Comstock, et Booker, et les Lutèce, et Cindy Lauper, et Tears for Fears, et une ville aux bâtiments qui volent, et un jeu de pile ou face, et Songbird, et New York sous le feu, et pour finir, des phares et un portail sur Rapture.
PS : la musique des écrans de chargement ? Le morceau Solace, de Scott Joplin, rendu célèbre dans l'Arnaque, de George Roy Hill, film sur des maîtres escamoteurs qui travestissent la réalité pour mieux piéger leur proie. Coïncidence ? I think not.