Blade Runner est l'exemple parfait de comment un jeu peut parvenir à l'intemporalité, gagner une sorte d'éternité en s'affranchissant des contraintes techniques pour faire reposer son essence sur des mécaniques de jeu, uniquement elles, et éviter ainsi tous les écueils du vieillissement.
Parce que Blade Runner fait tout ce qu'il faut pour être un grand jeu. Il est beau, déjà. Beau avec les gros pixels et la 3D limitée de 1997, bien entendu, mais beau néanmoins. La direction artistique reproduit avec une grande fidélité l'atmosphère du film de Ridley Scott et les tableaux sont toujours aussi plaisants à regarder aujourd'hui. La bande-son, elle aussi tirée du film, ne nécessite aucun commentaire de ma part: c'est Vangelis. C'est beau.
L'intrigue. L'intrigue nous place dans l'univers du livre, dans une intrigue se déroulant en parallèle de celle du film. Il est d'ailleurs possible de rencontrer certains des personnages du film, parfaitement modélisés (il paraît même qu'on peut rencontrer Rachel, hélas pour moi ma première partie ne me l'a pas permis). Nous sommes un Blade Runner, Ray McCoy, dont la carrière démarre seulement, et qui se voit chargé de plusieurs enquêtes dont il va peu à peu découvrir qu'elles se recoupent plus intimement qu'on ne peut le croire.
Un Blade Runner, mes enfants, si vous ne connaissez pas le livre ou le film (et c'est fort dommage pour vous), c'est un homme chargé de "retirer" les Réplicants, ces androïdes à la durée de vie de 4 ans qui sont interdits sur Terre. Retirer, ça veut dire tuer. Autrement dit, avant de retirer quelqu'un, il faut s'assurer à 100% que c'est bien un Réplicant. Pour cela, il y a le test de Voight-Kampff. Mais... la frontière entre les deux est moins assurée qu'on ne le croit, et tout le monde peut potentiellement être un androïde. Après tout ...
L'histoire, donc, est formidablement ficelée. Avec un grand nombre de fins différentes dépendant à la fois de l'ordre dans lequel vous découvrez vos indices et menez votre enquête, mais aussi des décisions que vous prenez à certains moments cruciaux, ce qui en fait un jeu extrêmement novateur à l'époque. Des personnages attachants, fascinants, effrayants. Tout cela est servi par des doublages d'excellente qualité (quand on pense que Baldur's Gate et ses doublages ignobles sont sortis un an après!) qui ajoutent encore à l'ambiance, point fort de ce jeu. L'immersion est totale, grâce donc à cette direction artistique superbe, à cette musique, à la variété des tableaux, à la qualité d'écriture des dialogues et des personnages.
Mais l'immersion ne peut se faire à long terme sans de bons mécanismes de jeu. Le jeu le mieux écrit du monde me lassera extrêmement vite si à côté on ne me demande que de réaliser des QTE ou si le gameplay est dégueulasse, ou encore l'écriture des niveaux et énigmes totalement ratée. Et c'est là que Blade Runner est un grand jeu.
Blade Runner est donc un jeu d'enquête, qui mêle le point'n'click avec ses tableaux fixes et ses indices à découvrir dans le décor, mais aussi le jeu d'action avec ses séquences au pistolet et ses quelques événements chronométrés (vous avez exactement six secondes pour sortir du bâtiment avant qu'il n'explose, par exemple - contrainte un peu difficile à résoudre, pour le coup, mais pas infaisable), et bien entendu la réflexion : ce n'est pas tout d'avoir vos indices, il faut savoir quoi en faire. A qui parler, de quoi. Où aller. A première vue cela peut sembler très linéaire, mais en fait, si vous découvrez l'indice X avant d'aller parler à Monsieur Y, vous ne pourrez pas obtenir tel événement du scénario, et le scénario bifurquera dans une autre direction. Il faut vraiment user de ses neurones, réfléchir, aller parler à la bonne personne, en gardant à l'esprit qu'à tout moment il peut se passer quelque chose qui vous demandera de prendre une décision très rapide. Gaffe quand vous avez le pistolet en main. Pensez à sauvegarder. Le jeu intègre les technologies du film : le test de Voight-Kampff, bien sûr (ne pas énerver votre interlocuteur si vous voulez mener le test jusqu'au bout !), le logiciel ESPER qui permet d'analyser les photographies de façon très précises ; et possède aussi son propre système, le KIA, qui vous sert à la fois de menu de sauvegardes, et de bloc-notes où sont répertoriés vos indices, vos suspects et vos enquêtes.
Et cela fonctionne à la perfection. A aucun moment les enquêtes à résoudre ne sont illogiques. A aucun moment on ne s'ennuie. A aucun moment on ne se sent piégé dans un déroulement linéaire où il faut juste cliquer au bon moment. Vous êtes un Blade Runner, vous êtes Ray McCoy, vous vous interrogez en même temps que lui. Pas de moment où il s'exclame tout seul quelque chose que vous n'auriez jamais compris (du style : je clique sur un objet et il s'écrie tout seul "OH MAIS TIENS DONC CELA ACCUSE NETTEMENT MONSIEUR X" alors que moi-même j'aurais mis des mois à faire le lien - prends-en de la graine, L.A. Noire). Vous menez son enquête, et son enquête, c'est la vôtre. Vos choix comptent. Il y a au moins huit fins différentes. L'ambiance est superbe. Et, à tout moment, vous pouvez aller sur votre balcon, juste pour contempler la rue, entendre les panneaux publicitaires qui vous crient qu' "Une nouvelle vie vous attend dans les colonies de l'espace !", et entendre jouer le Blade Runner Blues de Vangelis. Voilà. C'est ce que j'appelle un grand jeu. Une ambiance soignée dans ses moindres détails et une narration qui se vit par le gameplay, qui implique le joueur à chaque instant, sans jamais le transformer en spectateur poli. C'est un jeu. Un jeu qui se vit, qui est réussi, bien écrit, avec une grande rejouabilité, des questions posées à votre conscience et une immersion sans failles. Que dire de plus. Dix-sept ans et pas une ride.
PS: vous savez, ce jeu est un abandonware. Trouvable donc sans illégalité et gratuitement sur le net. En VF et tout. Je dis ça, je dis rien.