Critique publiée à l'origine sur Etoile et Champignon.fr
Je pense que le jeu-vidéo est à son meilleur quand il s’exprime à travers ses propres moyens. Ce mode d’expression repose sur les interactions du joueur avec un monde façonné pour elles : un monde conçu pour être vu et cadré, pour être parcouru, pour être résolu, pour être lieu d’affrontement. En ceci, le genre de la « plateforme » est un bon candidat à l’expressivité, le joueur y étant totalement absorbé par le déplacement dans un monde construit comme un grand parcours d’obstacle séquencé en « tableaux ». Et ce qui fait de Celeste un chef d’oeuvre, c’est qu’en plus d’exceller dans cet exercice avec une économie de moyen qui force l’admiration, avec ces graphismes en pixel-art à l’ancienne et son gameplay minimaliste, il embrasse totalement sa dimension narrative et expressive, en racontant mieux qu’aucun autre jeu notre peur de l’échec, nos manques de confiance et notre capacité à les surmonter, via l’expérience même que l’on fait de son décor.
UN RAGE GAME CISELÉ
Chapeauté par Matt Thorson, à qui l’on doit l’excellent Towerfall, Céleste rappelle de prime abord les Super Meat Boy et autre VVVVVV, jeux de plateforme sévères mais justes, où la grande difficulté des épreuves devient surmontable grâce à des contrôles d’une réactivité à toute épreuve et des niveaux minutieusement ciselés. Toutes les phases de Celeste reposent sur le double-saut, orientable dans huit directions (haut, bas, gauche, droite et les diagonales), et « rechargeable » en retouchant le sol : principe qui module des parcours à la fois aériens et sous constante menace de la chute.
On peut donc braver les airs dans Celeste, mais en veillant bien à ne perdre aucune seconde, à ne gâcher aucun geste : chaque tableau est conçu comme une suite de parcours tendus par des distances et hauteurs « limites » à franchir d’une traite, dans un enchaînement d’actions impeccables. A moins d’être un monstre d’agilité et de sans-froid, il sera bien souvent nécessaire d’apprendre ces séquences par cœur et à la dure, au prix d’un grand nombre de morts que le jeu comptabilise comme s’il s’agissait de points obtenus. L’idée n’est pas anodine : la chute n’est pas ici la sanction d’une erreur de parcours mais, de façon plus positive, l’étape nécessaire d’un difficile apprentissage, celui du franchissement parfait vers lequel chaque tableau nous achemine lentement mais sûrement.
UN JEU DIFFICILE MAIS GÉNÉREUX
Le jeu offre ses morts comme autant de nouvelles chances, comme une façon de dire au joueur : « Vas y, ce n’est pas grave, recommence, tu vas y arriver ! » ; c’est l’expression d’une générosité et d’une grande confiance dans nos capacités de surmontement… d’où vient d’ailleurs que l’on n’abandonne pas, que l’on remonte toujours en selle pour finir par goûter à cette satisfaction à combustion lente que le jeu nous ressert généreusement, tableau après tableau : d’une première impression de blocage total face à une épreuve qui semble infranchissable, trop étirée dans l’espace, trop serrée dans les timings, on finit à force de tentatives répétées par réussir une première action, puis une seconde et une troisième, avant de boucler la séquence complète et d’atterrir sur la plateforme tant convoitée. Sentir ainsi sa pratique et sa concentration s’affûter au fil des essais procure une satisfaction parfois immense, constamment relancée par le renouvellement des épreuves.
Si le gameplay en lui-même évolue peu, les parcours accueillent en effet de nouveaux gimmicks qui chamboulent notre approche des niveaux : vents changeants qui allongent ou raccourcissent les trajectoires, blocs mués en plateformes mouvantes lorsqu’on les percute, surfaces glissant lors du deuxième saut et autres bumpers qui nous des propulsent tels des billes de flippers sont autant d’ajouts qu’il nous faut apprendre à dompter. En les intégrant au compte goutte, les niveaux évitent toute répétition et réforment leur grammaire par variations successives qui mettent en avant de nouveaux modes de franchissements. La gageure de Celeste, c’est qu’au final, aucun tableau ne semble gâché, inutile ou déjà joué : tous sont comme les maillons d’une grande chaîne d’apprentissage, aussi importants que les autres, tous aussi singuliers. C’est la marque d’un level-design exemplaire et maîtrisé de bout en bout.
UN MODÈLE DE JEU DE PLATEFORME « EXPRESSIF »
Non content d’être l’un des meilleurs jeux de plateforme de la décennie 2010, Celeste se redouble d’une dimension narrative si bien nichée en son cœur ludique qu’elle finit par envelopper toutes ses phases de jeu. Car Celeste, c’est aussi le nom de la montagne qu’entreprend de franchir notre héroïne, une petite citadine dont le manque de confiance, les doutes et les angoisses prennent la forme littérale d’obstacles plateformesques pour le joueur : les niveaux que l’on traverse sont la manifestation de ses obstacles mentaux, et les antagonistes que l’on croise sont le reflet de ses démons intérieurs.
D’une manière inédite pour le genre, le récit de ses progrès est raconté par le gameplay et les niveaux mêmes, dont les épreuves nous nous font ressentir ce qu’elle ressent. C’est dans cette coïncidence entre phases de jeu et émotions exprimées par l’histoire, dans ce négoce permanent entre angoisses et courage (les nôtres comme celles du personnage), dans cette mise à l’épreuve de notre propre résilience que réside la grande réussite du jeu comme modèle d’une expression proprement vidéo-ludique : une expression par l’expérience, par l’action, par les obstacles surmontés de haute lutte.
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