Découvrir Phantom Liberty en 2023, c'est aussi orchestrer des retrouvailles atypiques et inhabituelles avec Cyberpunk 2077 : un saut de génération, des changements conséquents apportés à l'équilibrage et au système de progression et même une nouvelle mécanique de patrouilles policières qui vient singer sans vergogne la même démarche des GTA en la matière. Il y a de quoi déboussoler le joueur habitué des péripéties cahoteuses de V et c'est peut être pour cette raison que mon immersion dans cette extension a été quelque peu malmenée durant les premiers instants : outre ces courses poursuites dont je ne souhaitais pas spécialement la venue (et dont je craignais qu'elles ne deviennent bien trop récurrentes dans le flow du jeu), la Golden Hour se veut également excessivement spectaculaire et orientée action pour en foutre plein les mirettes au public; pourquoi pas mais c'est Cyberpunk que je cherchais pas Wolfenstein 2077, le nouveau quartier ne paye pas forcément de mine au premier abord en comparaison de Pacifica avec son méchant militaire digne d'un Far Cry d'Ubisoft et j'avoue qu'au bout du vingtième "bite, cul, chatte, couilles, choom, nova" je commençais à me demander si le jeu n'avait pas perdu son dictionnaire et son alchimie durant les trois années écoulées depuis sa tumultueuse commercialisation.
Mais c'était là fort heureusement mon erreur, celle d'avoir oubliée que derrière cette vulgarité crasse, Cyberpunk est aussi un jeu qui sait faire preuve d'une touchante mélancolie et d'une richesse insoupçonnée lorsque le récit s'accorde le temps d'immobiliser ses personnages au sein de ce chaos oppressant et cette ville en constant mouvement ; 2077 mérite enfin son titre de Cyberpunk en accentuant la confusion identitaire de ses protagonistes à son paroxysme qu'il s'agisse de la personnalité de V malmenée par l'intrusion systématique des pensées de Johnny dans ses réflexions, d'un agent de la FIA défendant des principes dont il est déjà lucide sur leur périclité et de Songbird sans cesse manipulée par autrui et tissant sa toile à son tour pour battre ses adversaires à leur propre jeu...Mais qu'en est-il des voix qui la tourmentent également lorsqu'elle plonge dans le cyberespace? Songbird, parlons en à nouveau; ah oui c'est vrai Phantom Liberty s'est présentée comme un thriller d'espionnage avec Idris Elba en tête d'affiche; il l'est en parti mais bien vite cette composante d'agent secret ne semble être qu'une façade pour mieux dissimuler le véritable propos de cette extension : celui de dépeindre dans toute sa complexité et son ambiguïté une figure tragique d'une dystopie électronique, déchirée entre les monstres du numérique, les manigances de ses semblables et bien évidemment ses propres démons; à la fois femme fatale et fausse demoiselle en détresse, So Mi rejoint sans peine le cercle fermé des femmes mystérieuses et envoutantes du Cyberpunk de Mokoto à Rachel en passant par Molly et lorsque de nombreuses années se seront écoulées depuis ce Phantom Liberty, nul doute que le visage cybernétique de Songbird reviendra bien vite dans les mémoires des joueurs.
Mais Phantom Liberty c'est aussi, et peut être même avant tout, une lettre d'adieu à Cyberpunk 2077 et son héritage fortement contrasté au sein de l'industrie; à ce titre, il n'est guère étonnant que Keanu / Johnny soit plus bavard que jamais tant il semble exprimer à voix haute les propres tourments de ses concepteurs. L'extension se paye même le luxe d'offrir une nouvelle fin alternative à la quête principale, fait rarissime pour un RPG trois ans après sa sortie et loin d'offrir une variante Happy Ending comme le souhaitait le paumé Final Fantasy XV en son temps, ce dénouement se veut extrêmement chargé d'amertume et de mélancolie; à travers les mots d'un V esseulé par la vie, CD Projekt évoque presque frontalement ses regrets sur le parcours mouvementé de son œuvre et le contraste qu'il représente désormais aux yeux de tous : celui d'un jeu dont le propos se voudrait anarchiste et qui représente pourtant toutes les défaillances d'une entreprise et d'un développement AAA / Hell.
Le rêve a été rattrapé par la réalité mais à travers ce semi aveu d'échec, Cyberpunk parvient pourtant à atteindre une sincérité qui semblait parfois lui faire défaut dans toute son arrogance créative et son ambition interactive et lorsqu'un personnage mentionne qu'il est temps de retrouver la sérénité parmi les forêts de Pologne, il semble évident que l'heure est venue de tourner la page de Night City avec ses souvenirs enfiévrés et sa démesure désorientée. Mais même si certains repaires ont été perdus en cours de route, ces souvenirs eux demeureront vivaces.
Même lorsque 2077 ne sera plus qu'une vignette anonyme dans la foule des productions du jeu vidéo.