Une bien triste apologie du non-jeu et du préfabriqué (légers spoilers)

Qu’on l’apprécie ou pas, s’il y a une chose qu’on ne pourra pas enlever à Death Stranding, c’est qu’il aura largement su questionner son monde sur ce qu’est véritablement un jeu vidéo. Il faut dire qu’au fur et à mesure de ses toujours plus obscures présentations, nous avons été nombreux à nous demander quel type d’expérience cachaient réellement ces randonnées pédestres au sein de magnifiques décors apparemment dépeuplés, sorti de ces inquiétantes ombres noires avec lesquelles il semblait préférable d’éviter tout conflit. Et après avoir mené à terme l’expérience Death Stranding, la communication discrète autour du contenu du jeu apparaît comme une évidence au regard de son faible potentiel commercial. Car pour ceux qui se poseraient encore la question, les équipes de Hideo Kojima ont bel et bien accouché d’un jeu de livraison de colis généreusement entrecoupé de longues cinématiques ayant pour vocation de raconter une histoire ambitieuse que n’auraient pas renié les plus grands noms du cinéma. Depuis sa sortie, nombre d’adeptes à cette proposition singulière n’auront pas manqué de saluer la réussite de l’entreprise. Tel un grand jeu d’auteur indépendant qui aurait bénéficié du budget d’un blockbuster, ce Death Stranding est devenu pour certains une œuvre marquante allant jusqu’à dépasser le statut même de simple jeu vidéo. Une production inévitablement élitiste, inaccessible aux trop grands prisonniers de la dictature du fun, ceux-là même qui se révèleront incapables de passer outre les quelques défauts pour s’imprégner de la profondeur de ses messages. Qu’on partage ou non cette vision, on pourra au moins tous s’accorder sur le fait que le dernier BB (hum…) du papa de Metal Gear Solid va diviser. Mais limiter la réflexion à un simple « ceux qui aiment comprennent et ce qui n’aiment pas ne comprennent pas » serait une belle erreur, la densité du titre nécessitant une analyse un brin plus poussée. Car si certains ont préféré s’abandonner à un excès de complaisance en dépit de tout bon sens, il me paraît tout de même difficilement justifiable de fermer les yeux sur l’impressionnant catalogue de problèmes qui gâchent l’expérience, et qui ne seraient jamais passés dans aucun autre jeu. Peut-être les uns ou les autres me reprocheront-ils d’être passé à côté des intentions créatives du l’ex-créateur de chez Konami. Mais je vais tout de même m’efforcer de clarifier pourquoi il m’est impossible de considérer Death Stranding comme une grande œuvre vidéo-ludique, ou même un bon jeu.



L'union fait la force



L’amateur des productions de Hideo Kojima se sentira sans doute rassuré d’apprendre que la construction de Death Stranding, entre longues et généreuses cinématiques et gameplay plus ou moins ouvert, ne diffère qu’assez peu des habitudes. En revanche, la pertinence discutable du concept de base risque de le rendre un brin sceptique, du moins les premiers temps. On incarne donc Sam Porter Bridges, livreur freelance de son état, bientôt recruté par le gouvernement de fortune d’une Amérique ravagée par la catastrophe du Death Stranding. Daryl… Pardon Sam se verra donc confier la lourde tâche de porter (Porter) toutes sortes de colis à leurs destinataires respectifs, mais aussi de les connecter à un nouveau type de réseau baptisé «chiral » afin de reconstruire les ponts (Bridges) de la communication entre les hommes, ces derniers étant désormais tous reclus dans des bunkers servant de centres de distribution. Pour le joueur, l’affaire se résumera à multiplier les allers-retours entre les différents points d’une carte segmentée en plusieurs zones, tout en prenant soin de ne pas trop abîmer la marchandise, en évitant les mauvaises rencontres, mais, plus important, les mauvaises chutes. Une activité passionnante digne des plus génériques quêtes dîtes FEDEX estampillées Ubi Soft, qui s’étale sur une trentaine d’heures de gameplay effectif. Et coupons court tout de suite au suspens : c’est aussi redondant que chez la concurrence.


Mais tâchons tout de même de rester lucide et saluons tout d’abord l’audace de la proposition, dont je reconnais volontiers le potentiel que certaines intentions laissent entrevoir. Car ne soyons pas trop mauvaise langue, le jeu réussit des choses, à commencer par sa partie technique. Les premiers pas dans ces Etats-Unis post-apo sont assez saisissants, les multiples panoramas si vides mais pourtant si riches, flattant la rétine à tous les instants. La fameuse narration environnementale fonctionne au moins au début, et garantissent une ambiance forte qui n’a aucun mal à nous happer. L’OST apportera sa contribution de manière tout aussi remarquable, même si les plus tatillons pourront parfois lui reprocher des interventions un peu trop forcées. Dans ces conditions, il va sans dire que la promesse cinématographique est également irréprochable sur le plan visuel. Les visages des acteurs sont criants de réalisme et se reconnaissent au premier coup d’œil. Pour être franc, le niveau atteint ici est tel que j’en étais presque à me demander si l’usage de la 3D avait encore du sens avec une telle ressemblance. Question qui mérite d’être posée, d’autant plus que les quelques rares couacs de performance capture font basculer quelques séquences dans la vallée dérangeante. Enfin bon, ça reste trop anodin pour que je m’attarde plus avant sur le sujet. Notons également la leçon d’optimisation technique dont Kojima Productions a su faire preuve pour faire tourner le jeu presque aussi bien sur PS4 Fat que sur Pro. Bref, s’il y a bien une chose sur laquelle ce Death Stranding est inattaquable, c’est bien sa partie technique.


Il paraît encore évident que Kojima avait au moins conscience que si grand game-designer qu’il soit, il aurait peut-être un peu de mal à vendre au grand public son bien peu sexy concept de base. Il s’est donc évertué à l’enrober d’une multitude de mécaniques destinées à l’enrichir. Admettons, là-encore, la réussite de certains éléments, à l’image de la dimension communautaire vraiment maligne. Accessible à tous sans abonnement PS Plus, elle constitue l’atout majeur de l’expérience de jeu, fluidifie de manière significative la progression, et constituera à terme la seule planche de salut qui permettra aux plus réticents de s’accrocher jusqu’au bout. D’abord parce qu’elle épargnera nombre de frustrations, comme ces moments où l’on voit la batterie de notre moto nous lâcher à mi-distance de notre destination, alors même que nous sommes démunis de tout CCP permettant de bâtir un générateur providentiel, pour finalement soupirer de soulagement à la vue de celui laissé quelques mètres plus loin par un autre joueur moins négligent, que l’on remerciera d’une belle flambée de Likes. Ensuite parce qu’il se révèle très gratifiant de sentir l’influence que l’on peut avoir sur les parties d’autres personnes. Ainsi, il sera facile de se laisser aller à vouloir livrer un maximum des colis perdus que chacun ou chacune n’aura pu mener à bon port. La finalisation d’une route après des jours de farms de métaux résonnera comme une grande victoire auprès de tous ceux qui y auront contribué. Même les délires les plus superficiels, comme simplement troller en laissant par endroits une ribambelle de panneaux « Pas content ! » pour extérioriser son agacement, trouveront écho dans ce système d’entraide entre joueurs, à mille lieues des habitudes compétitives actuelles. Il s’agit là d’une vraie bonne idée, qui plus est parfaitement cohérente avec le propos général du titre. Elle constituera une vraie bonne raison d’avoir envie d’y rester tant elle saura motiver les plus réceptifs à accumuler les ressources afin de restaurer un maximum de structures. A vrai dire, j’aurais sans doute plus adhéré à l’expérience Death Stranding si elle s’était encore plus focalisée sur cet atout, par exemple en centrant son gameplay sur une reconstruction totale de la civilisation via cette collaboration entre joueurs, en ayant notamment la possibilité de construire divers bâtiments. Une feature, en tout cas, très intéressante, que je serai curieux de revoir encore plus poussée à l’avenir.



La Grève du gameplay



Mais malgré d’indéniables qualités et une forme quasi irréprochable, la sauce Death Stranding ne prend plus dès qu’on s’attaque au fond. Il est amusant – ou effarant, selon les points de vue – de voir à quel point Kojima semble à avoir mis un point d’honneur à reprendre toutes les mécaniques les plus pénibles du jeu vidéo pour les reverser dans son jeu, en espérant nous persuader que suffisamment remaniées et contextualisées, elles en deviendront intéressantes. Sauf que malgré la débauche d’esbroufe et de multiples nouveaux gadgets qui parsèment l’aventure, ces composantes restent besogneuses par essence, et si bien enrobées soient-elles, elles restent pénibles à jouer. Enchainer les parcours chaotiques d’un lieu à l’autre pour apporter des marchandises à un PNJ lambda, qu’on aura oublié aussi sec une fois la console éteinte, n’est pas plus intéressant que d’aller chercher une caisse de vivres perdues dans Final Fantasy XV. Marcher de longues minutes, en vacillant perpétuellement sous le poids de la montagne de caisses que l’on transporte, n’est pas plus palpitant que de se trainer une imprécise Kate Walker en mode tortue dans Syberia 3. Coincer l’un de ses deux uniques véhicules – moto ou camion – à la jouabilité approximative entre deux rochers, est tout aussi agaçant que de vivre la même mésaventure avec ceux d’un Halo ou un Borderlands. Evidemment, tout cela devait bien sûr s’accompagner de collisions capricieuses ou d’une interface plus visuelle qu’ergonomique, qui se paye même le luxe d’être parfois incapable de gérer son système d’optimisation automatique de l’inventaire. Alors on nous dit que tous ces impairs sont inhérents au génie de Kojima. Qu’il y a un discours derrière toutes ces contraintes. Et il existe bel et bien, notamment via ses réflexions positives sur l’entraide, l’héroïsme, ou la valeur du travail, mais le problème se situe ailleurs. Je veux bien tolérer que cette jouabilité lourde et pesante puisse occasionnellement se justifier pour renforcer un propos et une ambiance. Mais il ne peut tenir la route sur quasiment 30h de gameplay effectif avec un concept aussi branlant. D’autant que les défauts ne s’arrêtent malheureusement pas qu’à quelques soucis de menus, ou à une simple affaire d’ennui.


Et c’est là qu’entre en scène la partie action/infiltration. Et venant du père de Metal Gear Solid, sa pauvreté est tout simplement scandaleuse, d’autant plus qu’elle représente une portion pas si congrue de l’aventure. Car Echoués et MULES viennent bien trop souvent parasiter la progression pour qu’on puisse se contenter d’en faire abstraction malgré l’anecdotique menace qu’ils représentent. Au début, on nous invitera donc à éviter nos adversaires via le peu de mouvements disponibles. Se baisser, retenir sa respiration, se cacher dans les hautes herbes, voire utiliser le BB connecté au scanner Odradek afin d’apercevoir un bref instant les Echoués. C’est bien peu, et utiliser la plupart de ces options ne fera, de toute manière, que vous ralentir inutilement. Laisser les morts vous attraper reste un choix bien plus viable compte-tenu du peu de dégâts occasionnés sur vos marchandises, et il sera bien plus simple et rapide de se contenter de fuir le boss qui suivra ; la réussite de votre escapade garantissant la disparition pure et simple de toute menace alentours, et même de la pluie annonçant leur arrivée. Quant aux terroristes humains, leur fragilité et leur manque d’agressivité vous conduira bien vite à les ignorer, ou à leur distribuer la volée de coups de poing qui les mettra K.O. en une poignée de secondes. On a pourtant envie de jouer le jeu au début, mais tenter la prudence est tellement plus pénalisant que la méthode bourrine, qu’on finit rapidement par renoncer à toute forme de subtilité. On peut essayer d’être coulant autant que possible, mais après un Metal Gear Solid V au gameplay si riche, une telle vacuité paraît bien difficilement pardonnable compte-tenu du nombre de situations suggérant leur recours.


Evidemment, dans de telles conditions, il était difficile d’attendre mieux de la partie action. On aurait de prime abord peut-être pu en douter, mais tout un arsenal d’armes allant des grenades issues de vos urines ou de vos excréments jusqu’au bon vieux lance-roquettes des familles se rendra finalement disponible, laissant présager quelques phases de jeu un peu plus dynamiques. Mais là encore, les espoirs peinent à trouver satisfaction. Outre leur prise en main peu agréable et approximative, elles ne procurent aucune réelle sensation, et ne brillent pas toujours par leur efficacité. On y a donc recours essentiellement lors des affrontements contre des boss plus résistants, mais à peine plus dangereux que les ennemis classiques, et qui occasionnent des séquences aussi spectaculaires que ridicules. La plupart du temps, il suffira de rester immobile et de canarder un assaillant bien incapable de trouver le moyen de nous faire le moindre mal, et ce jusqu’à ce que mort s’ensuive. Idéal pour désamorcer toute la tension promise par de telles joutes, alors même que certains dialogues multipliant les références aux jeux vidéo viennent nous narguer en nous prédisant tout le contraire.


Par voie de conséquence, tout ce qui semblait faire le sel de ces supposés inquiétants Echoués au moment des previews, est totalement anéanti par la superficialité du gameplay qui se refuse à proposer tout enjeu, ce qu’une infime pincée de challenge aurait pu suffire à créer. Un service minimum parfois perçu comme cohérent avec le propos et l’ambiance du jeu, chose qui me semble aberrante. D’abord parce que ce minimum concerne la qualité, ce qui est d’autant plus gênant quand la quantité est au rendez-vous. Ensuite parce que c’est justement cette abondance qui est en totale inadéquation avec le discours altruiste et pacifiste véhiculé par le titre. Evidemment, cette régulière tendance à faire parler la poudre ne colle pas non plus au statut de simple livreur de Sam, dont le rôle de lien unissant l’Amérique prend systématiquement un coup dès qu’on se hasarde à aligner les cadavres de MULES à coup de fusil mitrailleur. S’il ne fait guère de doute que ce choix a été opéré à des fins mercantiles dans le but de ne pas faire fuir le public le plus terre à terre, j’aurais tout de même préféré que Hideo Kojima prenne au moins le risque d’aller au bout de sa démarche. Cela nous aurait épargné un grand nombre de phases de jeu assez vides de sens, et son message aurait sans doute pu y gagner en impact. D’autant que le récit, si ambitieux et bien-intentionné soit-il, est tout aussi perclus de maladresses que le gameplay.



Une narration bien Fragile



Blasé par un concept aussi atypique que désagréable, mon seul espoir de salut avec Death Stranding ne résidait alors plus que dans l’expérience narrative. Une histoire bien écrite, des personnages attachants et un univers travaillé sont parfois des atouts suffisants pour aider à accepter certaines choses. Mais c’était sans compter sur un auteur tellement persuadé d’être aux commandes d’une future œuvre culte qu’il a fini plus ou moins volontairement par l’écraser. Il voulait la rendre complexe et documentée, alors il la noie sous une multitude de notions obscures qu’il ne prend parfois pas la peine d’expliquer à l’instant T, alors même qu’aucun twist lié ne vienne justifier la démarche. Il voulait que tout le monde comprenne la profondeur de son propos, alors il répète chaque détail, chaque instruction, plusieurs fois par dialogue s’il le faut, afin que la litanie finisse par trouver son chemin même chez les plus distraits. Il voulait aussi nous montrer la densité de son univers réfléchi, alors il alourdit son récit de théories annexes majoritairement inutiles à la compréhension générale, tout en reléguant à des archives, ou des mails d’autres éléments plus importants. L’ensemble devient d’autant plus compliqué à suivre qu’il est dilué sous une pléthore d’artifices destinés à surligner l’intelligence d’un propos finalement assez simple. Faisant fi de certaines règles les plus élémentaires de l’écriture, Kojima délaye et répète jusqu’à l’écœurement, coupant ainsi régulièrement notre envie de suivre son histoire. D’autant plus regrettable que cet excès de verbiage inutile ne suffira pas à masquer des rebondissements finaux paradoxalement assez prévisibles. Le style prend ainsi souvent le pas sur toute forme de subtilité, quitte à délivrer de très grossiers indices sur son dénouement, et ce dès les premières heures de jeu. La mise en scène appuyée sonne alors bien faux quand arrive le moment fatidique de la révélation, qui n’en est par conséquent plus vraiment une. Certains personnages clefs (pauvre Amélie…) voient la portée de leur rôle partiellement altérée par ces maladresses, au même titre que leur potentiel émotionnel.


Car plus que tout, le créateur Japonais voulait nous toucher, voire nous faire pleurer à l’instar de la totalité de ses protagonistes. Et pour cela, il fabrique des émotions toutes plus artificielles les unes que les autres. Il nous dit en permanence quand, comment, et pourquoi on doit ressentir ce qu’il souhaitait nous voir ressentir. Amour filial, bébé à bercer au moindre sanglot, ou s’apitoiement sur la souffrance de chacun/chacune sous un flot de larmes plus ou moins gratuites, sont autant de balises régulièrement plantées un peu partout pour façonner de multiples sentiments. Des sentiments forcés, factices et dépourvus de toute l’authenticité nécessaire à l’empathie. En procédant ainsi, Hideo Kojima prive le joueur de sa capacité à appréhender les choses par lui-même. Et ce qui devait arriver arriva. Je suis ressorti de cette histoire avec une certaine indifférence, et plus encore à des personnages fonctions tous plus insipides les uns que les autres, à contrario de leurs excellents interprètes. Je vais quand même prendre le parti de sauver Fragile du naufrage qui, malgré un développement assez simple, est quasiment la seule à ne pas se cantonner à un rôle de personnage fonction auquel le scénario accordera une parenthèse émotionnelle le temps d’un épisode. D’autres ont parfois droit à quelques éclairs, à l’image de Deadman, ou Die-Hardman, ou encore Clifford Unger (pour son évolution en cliffhangers ? Sérieusement !?) dans la dernière ligne droite. Mais l’ensemble peine à donner vie à des survivants qui passeront bien plus de temps à nous dire où aller et quoi faire plutôt que s’ouvrir à nous, ce qui les empêche d’exister par autre chose que leur vocation première de guide du joueur. Et quand ils s’essayent à l’exercice, la narration et la mise en scène en rajoutent tellement pour nous convaincre de la gravité de leurs tourments qu’ils finissent par perdre en sincérité. De toute façon, ces instants larmoyants s’évaporeront à la seconde où on nous redemandera de nous connecter à un foutu terminal pour accepter une nouvelle commande, comme s’ils n’avaient jamais existé. Et ils peineront d’autant plus à rester dans l’esprit du joueur.


En prime, quelques incohérences viendront tourner au ridicule certains d’entre eux (Mama et les précipitations, toute une histoire), là ou d’autres, faute de développement décent, verront leur intérêt relégué à la lecture de quelques archives (coucou, Higgs). Certaines personnes verront sans doute dans leur lecture un signe que Kojima a pensé à tout. J’y vois personnellement une preuve supplémentaire de son incapacité à intégrer correctement son histoire au sein d’un monde ouvert, après un Metal Gear Solid 5 qui souffrait du même mal. Mais le plus grand symbole de ce naufrage du cœur est sans aucun doute ce fameux BB, ce Brise-Brouillard poupin que toute la première partie du jeu s’égosille sans cesse à nous vendre comme un simple outil, au lieu du petit être attachant qu’il est censé incarner. Mal présenté et pénible à côtoyer en jeu dans un tel contexte, on finit alors, nous aussi, par le voir comme le simple dispositif qu’il est censé être dans ce monde. On en vient donc à s’agacer quand il pleure, on rechigne souvent à s’en occuper, et ses bons moments interviennent bien trop tard pour le réhabiliter, lui qui est aimé de façon trop abstraite ou maladroite pour nous inciter à tisser naturellement avec lui des liens profonds.


Et puis il y a Sam, notre fameux porteur d’espoirs érigeant les ponts providentiels de la réunification de toute une nation. Ou plutôt devrais-je dire Daryl, tant Norman Reedus l’incarne avec la même mono expressivité et le même caractère rustre et associable que son personnage de the Walking Dead. J’ignore si ce choix vient de l’acteur lui-même ou de Kojima, mais même si les deux rôles comptent un certain nombre de similitudes, la sensibilité grandissante de Sam aurait probablement mérité un peu plus de nuances dans son interprétation. D’autant plus dommage que le créateur Japonais, de son propre aveu, voulait faire de notre livreur émérite le parfait reflet des sentiments du joueur. Un point dont on lui accordera volontiers la réussite, qu’il sera facile de percevoir comme une nouvelle preuve de son génie. Mais la pertinence de la démarche se voit tout de même bien mise à mal avec un protagoniste aussi dépourvu d’enthousiasme. Cet excès de retenue se propage à l’ensemble du parcours et on finit inévitablement par en être, nous aussi, les victimes.



A Hideo Kojima game, by Hideo Kojima, ... etc…



Ce parallélisme symbolise d’ailleurs assez bien le problème essentiel de l’aventure Death Stranding. Essayons de la résumer de ce point de vue. On incarne donc ce héros sans attache, auquel on impose un travail pas bien difficile, mais ingrat et pénible à accomplir. Il n’y prend jamais de réel plaisir mais s’accroche tant bien que mal, caressant le doux espoir que la finalité de sa quête donnera un sens à tout ce dur labeur. Chemin faisant, il essaie de s’intéresser au monde qui l’entoure, de sympathiser avec certaines personnes, ou de collaborer avec ces étranges autres livreurs dont il sent toujours la présence, sans jamais pouvoir les voir. Il s’émerveille devant la beauté triste et paisible de ces magnifiques contrées désertiques, avant de s’énerver plus que de raison face à leur topographie cahoteuse parasitant ses innombrables voyages. Il s’échappe et combat sans passion MULES ou Echoués, se demandant sans arrêt pourquoi il se force à subir tout ça, mais toujours à la recherche de ces liens affectifs pour lesquels il se donne toute cette peine. Mais plus il avance, plus les rares moments de grâce s’évaporent pour ne laisser place qu’à un pénible calvaire de tous les instants, prisonnier d’un monde qui n’est pas le sien et qu’il ne souhaite plus que fuir. Puis au bout d’une quarantaine d’heures d’un long et majoritairement frustrant périple, maintenant qu’il a achevé ses insupportables corvées, il peut enfin partir sans regarder derrière lui. Il se sera peut-être suffisamment ouvert pour se laisser aller à quelques remerciements envers ses quelques collègues de travail pour leur soutien. Peut-être gardera-t-il un vague souvenir de certains d’entre eux, tandis que les autres disparaîtront dans les limbes de sa mémoire au fil des mois. Mais il les abandonnera tous, sans l’ombre d’un regret, au sinistre monde qu’il a aidé à rebâtir afin de retrouver la liberté que cette horrible routine lui a bien trop longtemps enlevée.


Un audacieux amalgame entre Sam et le joueur qui fonctionne sur un paradoxe conditionnant ce dernier à traverser les mêmes contraintes que son avatar de manière à partager ses sentiments. Une idée très intéressante sur le papier, mais anéantie par sa propension à reposer sur la notion de déplaisir. J’ai personnellement passé un aussi mauvais moment que Sam à accomplir son interminable chemin de croix, espérant vainement trouver, à travers les assommants dialogues pompeux et les multiples errements de gameplay, ce grand moment qui aurait dû faire de Death Stranding le jeu culte d’un auteur de renom à l’apogée de son art. Mais c’était sans compter sur un Hideo Kojima si fier de sa carrière et tellement encensé par tous, qu’il s’est cru capable, à l’instar de Rumpelstiltskin, de transformer la paille en or. Clarifions les choses une bonne fois pour toutes. Le problème ne vient absolument pas du fait que le jeu ne procure pas de plaisir immédiat. Personne n’attendait ou ne demandait à Death Stranding de jouer la carte du divertissement accessible à la Uncharted. Mais sacrifier le fun afin de rendre l’expérience différente ne la dispense pas de proposer un minimum d’attrait. Comme je le disais dans ma critique sur Red Dead Redemption 2, beaucoup de productions ont déjà su nous transporter par d’autres biais que leur simple dimension récréative. Qu’on se sente mal à l’aise devant un Silent Hill, intrigué devant The Stanley Parable, ou encore émerveillé devant un Journey, on est ressorti marqué par certaines d’entre elles précisément parce qu’elles n’ont pas pour principal objectif d’être « funs ». Mais, chacune à leur manière, elles ont toutes réussi à nous happer dans leur concept et leur univers, en sachant allier avec cohérence originalité et intérêt. Et l’erreur de Death Stranding est justement de confondre les deux notions. On est d’accord sur le fait qu’essayer de sortir un tant soit peu des sentiers battus constitue un avantage non négligeable si l’on souhaite se démarquer de la production habituelle. Mais à toutes fins utiles, rappelons que se montrer original n’a jamais été une garantie de réussite, surtout si on se hasarde à partir dans une mauvaise direction. Et c’est malheureusement dans cet écueil que se sont perdus Kojima et son équipe. En résulte un titre, certes, différent, mais bien trop disparate pour atteindre efficacement ses objectifs. Je n’ai guère été transporté, et de cette expérience prétentieuse et un peu puérile, il ne me reste en fin de compte qu’une étrange sensation de malaise.


Certains diront que je suis passé à côté de ce chef d’œuvre d’une trop grande finesse pour être comprise par tous. Ceux-là même qui vocifèrent à qui veut l’entendre que Death Stranding fait partie de ces titres singuliers, dépassant le simple cadre du jeu vidéo afin de s’élever à une forme d’art interactif de plus grande envergure. A cela, je répondrais qu’en ce qui me concerne, appréciant le média vidéo-ludique pour la diversité de ses expériences, je ne peux considérer que Death Stranding soit le premier ou le dernier à proposer quelque chose de différent. Il ne s’agit ni plus ni moins que d’un jeu vidéo comme les autres qui tente quelque chose de singulier, avec beaucoup de maladresse, et avec moins de réussite que nombre de ses prédécesseurs. Il est évident que compte-tenu de sa propreté technique, le titre a été développé par une équipe de talents. Mais quoi qu’on pense de l’illustre Hideo Kojima, je ne trouve pas très lucide de penser que son indiscutable grande carrière le met forcément à l’abri de commettre des erreurs. Je ne cherche pas ici à descendre gratuitement le fruit du travail d’un créateur que j’ai toujours apprécié. Cependant, j’avoue me sentir un peu mal à l’aise d’avoir parcouru une aventure totalement incapable de me faire oublier le nom de la personne qui se trouvait derrière. Il est bien évident que je souhaitais, comme tout le monde, ressentir la patte du game-designer Japonais. Mais certainement pas qu’elle envahisse le titre à travers chaque dialogue ou chaque artifice de gameplay. A cause de cela, on ne ressent souvent plus que la présence d’un Kojima qui vole ainsi la vedette à sa propre création, détruisant du même coup une partie de son authenticité. Il m’est impossible aujourd’hui de croire en la sincérité d’une œuvre qui semble avoir été aussi formatée pour remporter les Game Awards, alors même que son auteur préfère pointer du doigt l’incapacité d’un certain public à apprécier l’excellence de son travail, plutôt que d’essayer un quelconque instant de se remettre en question au sujet de ses possibles erreurs. Oui, la carrière du producteur de Metal Gear Solid ou Zone of the Enders est exceptionnelle. Néanmoins, elle ne garantit aucunement la réussite inconditionnelle de tous ses projets, à fortiori s’ils se montrent aussi factice et prétentieux que ce Death Stranding gorgé de problèmes légitimement attaquables. Et il me paraît aujourd’hui inadmissible que la simple aura de l’ex-collaborateur de Konami suffise à faire accepter tous ces défauts dont aucun autre concurrent n’aurait su se relever.


N’y allons pas par quatre chemins, l’expérience Death Stranding s’est révélée pour moi foncièrement déplaisante. Pourtant, il sera aisé pour certains d’y voir le chef d’œuvre que tout le monde espérait, avec son parti-pris atypique, son casting cinq étoiles ou encore son multi-joueurs inspiré, en parfaite adéquation avec un propos véhiculant des valeurs saines et positives. Mais contrairement aux idées reçues, originalité ne rime pas toujours avec intérêt. Car aussi riche que puisse être le gameplay, le faire reposer sur d’irritantes mécaniques décriées partout ailleurs n’était probablement pas le meilleur des concepts. Et le résultat sur quarante heures de jeu est aussi pénible qu’on aurait pu le prévoir. La dimension ludique mérite d’autant moins d’indulgence que les parties infiltration et action, pourtant significativement présentes, s’avèrent d’une pauvreté qui confine à l’escroquerie de la part du père de Metal Gear Solid. Fort d’une mise en scène très classieuse, le matériau scénaristique aurait dû aider à faire passer la pilule. Mais il est malheureusement écrasé par un auteur tellement persuadé de réaliser son ultime chef d’œuvre qu’il en perd toute sincérité. Prétentieux, souvent confus mais pourtant si prévisible, le récit manque tellement d’humilité qu’il se retrouve vidé de toute sa substance, à l’image de personnages aussi beaux et bien interprétés que grossiers et artificiels. Au-delà de l’ennui ou de toute considération autour de la dictature du fun, Death Stranding m’a réellement fait passer un désagréable moment, parce que rien de ce que m’a proposé le titre de Kojima ne m’a paru intéressant à vivre. Et son plus grand échec est que je n’en garderai finalement rien. Non, vraiment rien. Ou alors seulement ce tenace sentiment de frustration. La frustration de m’être obligé à terminer un jeu vidéo moyen aux ambitions démesurées, tout cela dans le but d’en avoir la vision globale censée lui donner tout son sens. Peine perdue, au regard des innombrables bourdes rencontrées en cours de route. Je suis pourtant parti confiant et motivé. J’ai longtemps cherché ce côté addictif et prenant qui donne toujours envie d’y revenir. Mais chaque fois, je ne suis retourné dans ce pompeux et triste univers, qui ne m’a jamais convaincu, qu’en trainant les pieds. Je me réjouis donc de pouvoir enfin le laisser définitivement derrière moi, un peu agacé d’y avoir consacré un temps qu’il ne méritait pas, et quelque peu gêné de le voir véhiculer une image du média qui ne me paraît pas si juste.

Arnaud_Lalanne
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le 11 déc. 2019

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