Reconnecter l’humanité en assurant un pont entre les êtres, telle était la promesse de cette expérience vidéoludique énigmatique. Dans une industrie marquée par la production en masse de produits à la violence décomplexée, il était attendu que nombre de joueurs soient décontenancés par une proposition de cet ordre. Car Death Stranding incarne à merveille l’objet artistique clivant, pouvant à la fois fasciner les uns tout en rebutant les autres, voire se montrer attirant et repoussant à la fois chez le même sujet.
Sous les pavés, la grève…
N’en disconvenons pas, qu’il n’y ait pas de malentendu, Death Stranding propose un univers teinté de violence, et ce, dans chacune de ses strates.
Prenant pour contexte un futur plus ou moins proche, il met en scène des personnages fragilisés et tourmentés. Qu’ils soient en quête de rédemption ou de réponses, aucun des protagonistes principaux ou secondaires n’a été épargné. Chacun vit avec une profonde blessure et doit supporter la douleur de la perte et celle d’avoir survécu.
L’origine des maux tient à cette catastrophe ayant ravagé un pays, sans qu’il soit possible pour les survivants de savoir si celle-ci a touché le reste de la planète. Sans prévenir, ce qu’on nomme le Death Stranding a frappé aveuglément, ravageant les États-Unis d’Amérique et éradiquant la quasi-totalité de la population. Au-delà de l’évènement dramatique, ce sont les conséquences imprévisibles qui ont bouleversé les certitudes et l’équilibre. Car la mort elle-même, à travers le cadavre, est devenue synonyme de danger pour les vivants : le corps de l’hère à la vie envolée nécessite une incinération d’urgence sous peine d’une néantisation qui ne laissera derrière elle qu’un paysage déchiqueté et forcément d’autres cadavres qui attireront à leur tour la néantisation. Le vide et le silence pour seuls compagnons, le survivant ne peut que stagner, errer ou s’engager. Mais pour tous, survivre implique questionnements et traumatismes.
Alors que l’autrefois n’est plus qu’un souvenir et qu’un monde nouveau se doit d’être rebâti, certains vont inscrire dans leur chair les lacérations causées par des liens fragiles qu’ils vont s’efforcer de tendre d’un individu à l’autre pour rassembler tandis que d’autres tenteront par tous moyens de les rompre. Qu’il s’agisse d’individus touchés par une pathologie nouvelle les poussant à s’approprier par la force les biens d’autrui ou encore des séparatistes, groupuscules armés opposés à la création d’une nouvelle union des cités américaines, l’individualisme exacerbé et l’effritement de la foi seront à l’origine de nombreux obstacles sur le chemin des porteurs.
Et comme si cela ne suffisait pas, les échoués, des entités obscures liées à l’entre-deux mondes (la Grève), font leur apparition dans chaque zone touchée par d’importantes précipitations et s’emparent des imprudents pour les emmener vers une mort certaine. Et il se trouve que depuis le Death Stranding, le temps s’est détraqué. Les précipitations sont plus nombreuses et violentes. Surtout, la nature de la pluie a également changé ; elle accélère irrémédiablement le vieillissement, pour la peau qu’elle ride comme pour les matériaux qu’elle corrode.
La fonction pour nom
Loin d’être une coquille vide censée permettre l’identification du joueur, Sam Porter Bridges ne se révélera que tardivement dans l’aventure.
En revanche, s’il est un point sur lequel il ne trompe pas, c’est son rôle. Comme chaque personnage du jeu, sa fonction apparaît en toute transparence dans son nom. Si le procédé peut interroger ou laisser supposer une forme de fainéantise, il y a comme une forme de logique à voir une humanité éclatée et luttant pour sa survie ne plus s’embarrasser de patronymes complexes pour réduire chaque individu à sa spécialité. Dans ce contexte, un ferrailleur est le ferrailleur de la même manière qu’un paléontologue n’a pas à être appelé autrement que le paléontologue.
Bien sûr, il est légitime de s’interroger sur ce choix qui peut procurer la sensation de déjà connaître un personnage juste en lisant son nom. Mais les surprises les concernant ne manquent pas, en particulier s’agissant des personnages principaux.
À ce sujet, l’impressionnant casting du jeu fait des merveilles. Norman Reedus est parfaitement crédible et dans son élément, avec ce stoïcisme bien connu qui lui sied pour ce rôle plus complexe qu’il n’y paraît. La surprise est surtout venue de Léa Seydoux et Margaret Qualley qui sont toutes deux aussi justes que bouleversantes. Mais que dire de Mads Mikkelsen qui signe une prestation inoubliable : un choix parfait avec un rôle taillé sur mesure !
Ainsi donc, Sam est un porteur et c’est à lui qu’incombe la tâche peu enviable de relier les individus encore en vie qui se terrent dans des abris ou relais. Avec pour objectif ultime de rallier la côte ouest depuis la côte est, il va non seulement opérer les ravitaillements en vivres et matériels mais également étendre un réseau pour permettre à chacun d’être en connexion.
De mieux en mieux équipé au fil de l’aventure, Sam embrassera le rôle du Messie. Celui qu’on attend et qui apporte la lumière et redonne du sens à la vie. Le sentiment de satisfaction est énorme lorsqu’un autochtone accepte de rejoindre le réseau, parfois après quelques réticences, et finit par retrouver le sourire. L’entendre s’exprimer joyeusement ou lire ses courriels emplis d’espoir procure une sensation d’accomplissement bien réelle chez le joueur. Il y a toujours un avant et un après passage de Sam.
Il faut dire que celui-ci ne ménage pas ses efforts pour apporter son aide et ce sont des tonnes de marchandises qu’il faudra livrer aux quatre coins du pays (évidemment rapetissé). Très rapidement, s’instaure un rituel de préparation, basé sur la récupération des commandes, l’anticipation de l’itinéraire adéquat et la gestion des éléments transportés. Le choix est libre, entre partir chargé comme un baudet pour limiter les allers-retours ou voyager léger pour privilégier la célérité et l’aisance de déplacement. Dans tous les cas, l’optimisation entre marchandises et équipement constitue la clé d’une livraison réussie, d’autant qu’il y a toujours des colis perdus à collecter en route et des obstacles qui se dresseront.
Le purgatoire des âmes
Des paysages nord-américains bien connus, il ne reste plus grand-chose. Le Death Stranding, les néantisations successives et les pluies incessantes n’ont laissé derrière eux qu’un monde dévasté à la topologie nouvelle.
Les influences islandaises sautent aux yeux. Des horizons lunaires aux terres volcaniques, les grandes étendues d’herbe soyeuse sont systématiquement chahutées par la roche. Les crêtes montagneuses s’offrent pour seules lignes de fuite. Dans un gigantesque maelstrom minéral et liquide admirablement reproduit, tout rappelle cette magnifique île insulaire offrant des panoramas aussi variés que spectaculaires.
Et c’est ce terrain tout en verticalité, accidenté et dangereux qui devra être affronté et dompté. Chaque ascension garantit un tourbillon d’émotions, tant dans le plaisir de trouver un chemin, de s’en construire un, tout en prenant soin de sa cargaison, que dans les points de vue qui s’offrent une fois au sommet. Certains paysages procurent un véritable vertige, par leur démesure ou par leur redoutable beauté. Tout concourt à ce que l’on stoppe sa progression pour s’émerveiller.
Mais la marche finit toujours par reprendre, parfois agrémentée d’un morceau délicat et soigneusement choisi dans la discographie de Low Roar ou encore Silent Poets. Le plus souvent, elle ne s’accompagnera que de la musique de la nature : vent, précipitations torrentielles ou tout simplement clapotis de l’eau d’un ruisseau avoisinant. Le sound effect fascine, tant il facilite l’immersion.
En amenant aussi brillamment la randonnée dans le salon, Death Stranding en conjugue également les plus belles vertus : la concentration lorsque le sens de l’équilibre est de mise ainsi que l’introspection lorsque le terrain se veut moins facétieux. La pensée dérive ; les pensées se disloquent pour mieux s’ordonner autour d’une réflexion sur des évènements, des éléments d’intrigue ou toute autre chose, liée au jeu ou non. L’activité proposée est aussi propice à la contemplation qu’à la réflexion, à la relâche et à l’apaisement qu’à l’ardeur et à l’effort.
Après toute l’énergie dépensée et les souffrances endurées, s’offre inévitablement un moment de réconfort. Lorsque les marchandises sont livrées et qu’un repos bienvenu se présente dans une chambre privée d’un relais, la coupure permet de se recentrer sur l’aventure et les objectifs à poursuivre, mais également de s’accorder des sessions de lecture de divers mails et bloc-notes qui, s’ils ne se valent pas tous en intérêt, offrent à coup sûr un décryptage de l’univers ou un éclairage sur un personnage.
Mais même à ce moment-là, Sam est toujours seul. Il est impossible de nier que l’expérience plaira plus aux solitaires ou, à tout le moins, à ceux qui ne s’ennuient pas lorsqu’ils se retrouvent seuls. Pour autant, et c’est ce qui fait toute sa singularité, Death Stranding n’est pas une œuvre qui s’apprécie sans les autres.
Le lien
À la disposition du joueur, se trouvent tout un tas d’outils permettant d’appréhender de multiples manières un passage délicat.
D’aides matérielles simples comme les échelles ou les ancres d’escalade qui ne nécessitent que d’être portées, il est aussi possible de s’attaquer à de véritables infrastructures de types ponts ou routes. Tout dépend du temps que l’on souhaite y passer, car les secondes exigent des matériaux devant être collectés et de la bande passante, impliquant d’avoir raccordé au réseau le relais ou l’abri du secteur.
Mais qu’importe celles pour lesquelles optera le joueur, elles ne lui profiteront pas à lui seul. L’idée fondamentale dans le projet Death Stranding était d’offrir au joueur la sensation de dompter la nature, certes, mais aussi d’offrir des solutions aux autres joueurs tout en profitant des leurs. En mettant en connexion les parties de quelques joueurs, ceux-ci vont pouvoir travailler de concert pour mettre en place des infrastructures tantôt facilitant une ascension tantôt permettant de rejoindre très rapidement deux points clés de livraison. L’entraide étant au cœur du projet, seule une gratification limpide par sa simplicité, parlante pour tout le monde et sans effets réels sur le gameplay pouvait trouver du sens. On ne rapproche pas en introduisant de la réussite individuelle. Ainsi, ce sont uniquement des Likes que pourront vous envoyer les joueurs satisfaits et décidés à vous le dire. Il n’y a rien à gagner seul, mais tout à partager. C’est simple et ça permet de fondre fond et forme dans un ensemble redoutablement cohérent ; peut-être même jamais vu pour une production de cette ampleur.
Autour de ce concept, en filigrane de cette succession de livraisons, le scénario va s’ouvrir et aborder de nombreux thèmes allant de la paternité/maternité et la filiation à la perte et l’oubli, en passant par la foi, l’espoir, le sacrifice et le lâcher prise. Si l’ensemble a pu sembler foutraque à la vue des trailers, le tout s’assemble remarquablement et fait sens lorsque toutes les pièces du puzzle finissent par s’emboîter. Évidemment, rien n’est crédible, tout est surligné ; mais l’œuvre reste cohérente et c’est ce qui compte.
Au final, rares sont les œuvres qui prennent à partie les joueurs pour évoquer la mort qui fauche les destinées et la capacité ou l’incapacité des vivants à l’accepter et vivre avec, le champ de ruines qu’elle laisse, le cœur dévasté, le chœur qui s’est tu, le courage nécessaire pour se relever et reconstruire, la longue et pénible marche vers la couleur, le destin plus grand, ceux qui vivent et qui doivent devenir la motivation pour avancer. Ce n’est pas une invitation à livrer des colis, mais à aller vers l’Autre, à incarner le pont entre les êtres.
Œuvre aussi alléchante que casse-gueule, aussi atypique que clivante, Death Stranding en laissera probablement beaucoup sur le carreau. Pour son approche courageuse et sa cohérence absolue, pour ses personnages aussi tourmentés qu’attendrissants, pour son gameplay si bien pensé qu’il rend agréable et ludique la livraison de colis et pour sa capacité incroyable à émouvoir, ce jeu aura marqué ma vie de joueur. Bravo pour la prise de risque et pour avoir sorti le jeu vidéo de sa zone de confort.
Impossible toutefois de certifier qu’il vous plaira, qu’il vous conviendra ou qu’il répondra à vos attentes. Il va falloir lui donner une vraie chance pour le savoir, à savoir comprendre l’ergonomie à première vue complexe avant de la juger, prendre votre temps (lire, explorer, expérimenter) et renoncer aux combats qui ne sont pas le cœur du gameplay, sans être pour autant ratés comme il a pu être dit. En vous souhaitant autant de plaisir que j’ai pu en retirer.