Le défi avec un jeu ultra-narratif, au-delà évidemment de la qualité de sa narration, de sa mise en scène, de son rythme, de son découpage, de son utilisation plus ou moins pertinente de l’échantillon de jeu vidéo qu’il utilise pour se déployer… C’est son histoire. Parce que finalement, ce n’est pas si simple d’écrire un truc qui se tient, Detroit est là pour nous le rappeler.
Dernière itération de la formule Quantic Dream, Detroit : Become Human est un énième jeu entaché par son instigateur. Écrit et dirigé par l'impertinence incarnée, Detroit, est l’aboutissement mécanique de l’écriture stéréotypée et malhabile de son scénariste. Même si David Cage met ici de l’eau dans son mauvais goût avouons-le, nous évitant scène de douche discutable, scène d'agression sortie de nulle part et autres voyeurismes douteux, reste qu’il se rattrape bien vite, inquiétez-vous en !
L’Hiver et les marronniers
Dégageons déjà la partie technique, Detroit souffre toujours de sa jouabilité et de ses animations passablement rigides héritées de ses grands frères - à l’exception des visages évidemment. Des soucis certainement pas prêts d’être réglés tant la formule du studio sur-découpe ses instances de gameplay et ses interactions.
Je laisserais la partie sonore aux personnes compétentes, en ce qui me concerne si ce n’est un doublage de bonne facture en français ainsi qu’en anglais, je n’ai rien à redire.
Tirer sur la corde et la tendre
S’il y a bien un point sur le lequel Detroit impressionne, c’est sa fameuse arborescence, qui à chaque fin de chapitre affiche l'étendue des aiguillages narratifs laissés aux joueurs. Bien que cela frôle le ridicule puisque absolument toutes les interactions du chapitre y sont notifiées, même les plus anecdotiques et sans effet. Donnant une allure de fausse complexité dont le jeu n’avait de toute façon pas besoin, en plus d’exposer de façon très grossière les ficelles très très “jeux vidéos” de son exercice, un bien pour un mal je suppose.
Un autre pas dans la bonne direction comparé à Beyond : Two Souls est le fait de reprendre la dynamique qui était celle de Heavy Rain. Un récit linéaire permettant de donner un semblant d’impact aux choix contrairement à Beyond dont la structure non linéaire justement, donnait au joueur une impression d’impuissance, qui bien malheureusement n’était pas qu’une impression.
Autre retour bienvenu, les différents arcs narratifs avec des personnages qui peuvent vraiment mourir (sauf Connor du coup, même si le jeu a bien des feedback narratifs pour chaque échec). C’est cool parce que ça ajoute le petit coup de stress qu’il faut pour nous impliquer dans les séquences d’actions.
Avant-dernière chose à reconnaître au studio français, la qualité de vie générale du titre. Les QTE sont lisibles, les opportunités narratives et les embranchements clairement signalés, et certaines lourdeurs de Game Design ont été évacuées. C’est mécaniquement le Quantic Dream le mieux calibré, ainsi que celui dans le lequel les embranchements scénaristiques sont les mieux huilés. Cela plus le rythme maîtrisé de l'aventure, en fait un jeu qui porte aisément son joueur.
En parlant confort, la rejouabilité de Detroit est, elle aussi mieux pensée qu’avant. On peut maintenant relancer une section sans sauvegarder, nous permettant d'expérimenter au sein du chapitre sans écraser toute notre progression, l'arborescence aussi permet de mettre en lumière les moments clés intéressants à revivre, c’est le genre d’aménagement appréciable pour nous pousser à relancer le jeu. Malgré ça, le plus important n’est pas fait, puisque rien ne permet de passer les nombreux moments de “vide” récurrents dans lesquels tout se rejoue à l’identique. De la même façon, pourquoi ne peut-on pas dupliquer une sauvegarde pour relancer un bout d’histoire sans écraser notre partie principale, pourquoi une seule sauvegarde en fait ? Pareillement, si arborescence il y a, pourquoi ne pas pouvoir nous même compléter une arborescence dans un menu dédié, puis lancer la partie à partir de ce point ? Les aménagements de Detroit : Become Human sont évidemment bienvenus mais loin de ce que ce jeu aurait pu faire pour rendre la vie du joueur plus agréable et tenir de façon plus concrète sa promesse de rejouabilité.
Enter the Matrix
Le problème, c’est qu’à vouloir toujours garder le contrôle sur le joueur, on se fait l'économie de créer des systèmes. Le jeu n’offre de réponse au joueur uniquement lorsque celui-ci déclenche une interaction. Un type fait un sermon sur les androïdes ? Plantez-vous devant lui avec vos beaux vêtements d'androïde et rien ne se passera, le mec ne vous capte pas, vous pouvez vous frotter à lui, son script reste imperturbable. Ne cherchez pas non plus, la peuplade qui l’écoute reste tout aussi imperturbable, vous n'existez pas - et pas dans le bon sens du terme. Tu le sens l’apartheid ? Pas moi.
Pareillement, traversez à un passage piéton et placez vous tel un plot sur la route, les voitures attendront des heures sans même klaxonner ou tenter de vous contourner. Le feu piéton devient vert ? Enlevez-vous du passage et les piétons entreront en collision avec les voitures qui reprennent leurs mouvements dans un grand moment de galère généralisée. Le pire c’est que dans cette séquence précise le jeu met des murs invisibles pour ne pas qu’on marche sur la route mais même avec de telles contraintes, il reste parfaitement “cassable”.
C’est d’autant plus hilarant à l’aune de la technique photoréaliste du jeu, puisque voir des IA avec ce niveau de modélisation être aussi passives à la présence du joueur est d’autant plus drôle. Des réactions crédibles apportent à l’immersion autant qu’aux émotions que peut susciter une situation, et pourtant notre David il aime les émotions.
Le jeu aurait pu être moins beau qu’il aurait quand même fonctionné, il me semble que certains efforts ont été mal investis au vu de la facilité avec laquelle on peut casser l’illusion très factice que peine à mettre en place le jeu même avec toutes les textures 4K du monde.
Rigide et donc friable, c’est tout le paradoxe de la condition de Detroit. Brider le joueur c’est exacerber son imagination : et si je mettais mon doigt là ? Et si j’urinais dans cette gouttière et si j’me plantais comme un psychopathe devant ce couple qui se bécote ? Et si je tournais en rond comme un dératé avec le vieux en fauteuil roulant ? Tous ces grands moments de n’importe-quoi “hors jeu” sont très facile à faire advenir, mais étaient-ils vraiment voulus ? Je ne pense pas. Pourtant c’est presque autant un problème qu’une qualité selon le joueur que vous êtes. Moi ça me fait plus sourire qu’autre chose.
Côté gameplay l’autre “petit” accrochage, c’est évidemment tous les trous que laissent les choix prévus par le développeur. J’explicite avec un exemple :
Lorsque Kara et la gosse cherchent un abri après s’être enfuis. Dans la supérette on peut utiliser la gamine pour faire diversion, sauf que la diversion ne sert qu’à voler l’argent de la caisse, pas possible de voler à l’étalage alors même que l’idée semble parfaitement faire sens : faire diversion, éloigner le type des caméras, voler des trucs tranquillement.
Une idée aussi basique que celle-là bah... le jeu il ne l’a pas prévu. Alors même que ça ne demanderait pas la création d’une toute nouvelle timeline et que le 9/10 du boulot est déjà fait pour que la situation puisse exister dans le récit. Tout est très rigide, très conditionné de façon pas toujours très logique. Je n’ai pas de souci sur le fait que l’on conditionne fortement les choix narratifs puisque trop de choix demanderaient un travail inhumain mais sur les situations de presque “puzzle”, la chose ne paraît pas absurde. Une ouverture plus macro n’aurait je pense, pas fait de mal.
Vide de forme...
L’univers de Detroit n’existe que sur un nombre aberrant de non sens.
Admettons deux minutes qu'une grande corporation, CyberLife, ait développé de la technologie pour fabriquer des androïdes qui soient totalement indissociables des humains, c’est le cas de leur démo technique Chloe. Suite à cela, elle décide d’investir les ménages, le commerce, l’industrie ainsi que les domaines militaires - mais pas la police, cherchez donc à comprendre. Quel serait l'intérêt pour ces androïdes remplissant donc des rôles spécifiques et ayant des obligations de rentabilité - même si l’on suppose que CyberLife a le monopole - d’embarquer de la techno aussi avancée, au point où, affranchis de leurs “pare-feux”, ils seraient parfaitement capables de se comporter comme n’importe quel être humain ?
Pourquoi Marcus, un androïde domestique, est-il capable de défoncer des forces armées ?
Utilisent-ils le réseau pour récupérer et assimiler de la connaissance ? Ont-ils des capteurs et des organes de traitement de la donnée qui expliqueraient leur capacité complètement maboule à s’adapter et prendre des décisions, et donc on suppose, à apprendre, comme des humains, voir mieux. Fonctionnent-ils par imitation ?
Attendez… Si réseau il y a, pourquoi CyberLife ne peuvent-ils pas simplement interagir avec les androïdes non déviants à distance ? D’ailleurs n’y a-t-il aucune sécurité sur les androïdes qu’ils commercialisent ? C’est quand même bien pratique qu’enlever sa “puce” ne laisse ni de marque ni de séquelle… L’androïde génère de la matière pour boucher le trou ? Sa peau est-elle un maillage optique ?
Pourquoi des androïdes indissociables des êtres humains ?
Pour qu’ils s’intègrent mieux dans le paysage ?
Mais même avec ça, ressembler ne veut pas dire totalement imiter au point de l’indissociable, puis ressembler ne veut surtout pas dire être capable des mêmes choses…
Pourquoi les androïdes peuvent-ils maintenant communiquer par télépathie. Pourquoi maintenant et pas avant ? Comment ça marche et quelle est l'étendue de leur capacité ?
Pourquoi des immenses décharges d'androïdes ? CyberLife ne recyclent pas les pièces ? Elles sont pourtant en parfait état de marche. Ils ne veulent pas prendre le risque d’utiliser des pièces de déviant ? Mais je croyais la déviance venant d’un dysfonctionnement logiciel ?
Pourquoi les humains détestent les androïdes mais pas CyberLife qui les a inventés, les fabriques et les commercialises ? Qu’ils ne les aiment pas semble explicable pour de multiples raisons, mais que pour autant aucun regard appuyé ne soit tendu vers CyberLife eux-même est aberrant.
Le jeu n'établit pas un univers, pour ensuite s’y faire dérouler une histoire ; il raconte une histoire autour de laquelle il brode en fonction des besoins.
Ce qui est marrant c’est que tu peux trouver des magazines qui t’expliquent en long en large et en travers l’influence des androïdes sexuels sur les couples et leur sexualité, mais par contre rien sur des trucs absolument fondamentaux pour asseoir la cohérence de ton univers.
… Vide de fond
D'entrée de jeu, Detroit va briser le quatrième mur avec un PNJ androïde s’adressant au joueur directement dans l’écran d’accueil, un effet qu’il utilisera à quelques autres reprises d’ailleurs. Si la chose est sympathique le temps de régler ses options, la bonne impression va vite laisser place à l'hilarité générale au moment de lancer la partie :
This is not just a story. This is our future
Je ne rigole même pas, c’est texto ce qui vous est dit. Alors même si j’aimerais beaucoup me moquer des heures durant de ces deux phrases et de leur pathétique tentative de faire passer la villageoise pour un grand cru, je n’en ferais rien. J'essuie donc mes larmes et continue plus posément.
Pourquoi pas. Je veux dire pourquoi pas. Je parle des tentatives de meta via Chloe (l’androïde) dans le menu principal. Je l’accepte. Pas ces phrases précises, mais le principe lui, je l’accepte. L’idée est presque bonne, surtout vu le terrain thématique du jeu, c’est toujours cool de voir des tentatives sur la façon de raconter du jeu vidéo mais comme d’habitude chez Quantic Dream, la bonne idée se transforme en un effet maniéré à souhait sublimé par une écriture digne d’une rédaction de lycéen mal dégrossie.
Tout y passera : la shoah, l'apartheid, la ségrégation, la révolution pacifique, l’immigration… Donnant forcément le temps à rien de tout cela d’être traité.
Parlons de la métaphore filée entre le peuple juif et les androïdes, qui en fait des caisses jusqu’à l'absurde. Le jeu qui nous refait Schindler dans son univers de SF bancale, c’est quand même un grand moment de subtilité vidéoludique ça.
Quand Marcus parle de peuple ça file la métaphore boiteuse mais dans l’univers du jeu, quel sens ça fait ? Parce que mine de rien, ce n’est pas anodin de parler de peuple, tu penserais que le jeu daignerait faire une réflexion sur le sujet ? Nan.
Un autre exemple qui montre bien la réflexion de surface que fait Detroit tout le long de son récit, c’est la scène chez Elijah Kamski où celui-ci nous demande de tirer sur un de ses androïdes pour savoir si l’on a de l’empathie, si oui ou non Connor est une machine et donc si oui ou non il peut être méprisable, cherche à savoir pourquoi ? Premièrement, ce test est stupide, puisqu'il ne permet en rien de “mesurer” la qualité du vivant de quelque chose, à ce compte-là les animaux non-humains bah c’est de la merde parce que ça n’a possiblement pas la richesse et la profondeur du sentiment empathique que peut avoir un humain. Le fait de tuer l’androïde ne remettrait pas pour autant en cause le droit à la décence pour les androïdes. Il n’existe pas de conclusion binaire.
Secundo, le jeu ne semble pas prendre conscience qu’il y a une différence énorme entre un androïde déviant et un androïde non déviant. Il semble évident que ces deux androïdes ne sont pas égaux à priori ? Ou alors si ? La question se pose, sauf que Detroit lui ne se la pose pas. Un androïde est un androïde, une forme de vie comme les autres -ou du moins comme l’humain et cela peu importe son niveau de conscience. Subtilité laissée à l’appréciation du joueur ou facilité intellectuelle ? Suivez mon regard.
La liberté ? Je pense donc je suis ? Mais liberté de quoi ? Comment ? Par où ? Vivant ? De quoi ? De gauche ou de droite ? On ne sait pas, David n’a pas d’avis, David aime avoir l’air intelligent mais ne l’est vraisemblablement pas tant que ça. Le souci n’est presque même plus ce que Detroit raconte mais quel regard il pose sur son propre charnier d’idées ?
C’est le regard du joueur que Detroit décide de poser sur lui-même, espérant que la somme des gravités qu’il évoque fasse mouche et suffise à tirer du joueur hagard un : “C’est Puissant”, “C’est Beau”, “C’est Intelligent”. Sauf que Detroit c’est surtout un foutoir thématique innommable, perclus d’incohérences grosses comme Saturne, qui cite et cite et qui à force de citer les autres ne raconte plus rien à lui. Ne reste que les éternels stéréotypes d’humains que Cage affectionne tant, ces coquilles qui “s’émotionnent” comme des damnés sous la pluie et le HDR .
Tout dans l'imaginaire de Detroit, rentre au chausse pied. On lit sur les lèvres du jeu tous ses effets mal amorcés, ses traquenards émotionnels, ses facilités crasseuses, ses envies de grandeurs, qui se traduisent par le fait de toujours trop en faire.
Detroit est un jeu à l’écriture maniérée, à l’image de l’oeuvre du bonhomme, faussement profonde et banalement recherchée. Un récit d'anticipation qui n’a même pas la décence d’établir un cadre vraisemblable pour compter les velléités d’auteurs de ses scénaristes. Detroit est un gloubiboulga référentiel mal digéré, .
Une porte de sortie
Même si je viens de lui en mettre plein la tronche, il reste à signaler que l’histoire se laisse suivre comme la sympathique grosse série B que le jeu n’a pourtant pas conscience d’être. Detroit est simplement un jeu sympatoche bien loin de ses ambitions. Un jeu qui comme Heavy Rain a tout de détestable, mais qui malgré tout finit par ne pas laisser de mauvaises marques. La magie Quantic Dream, je suppose.