Déjà, la ville prenait les tonalités rose-et-bleu du crépuscule - la nuit l'épiait, prête à lui sauter dessus, de toute sa force lunaire. Son pied heurta une bouteille vide, symbole d'une existence gaspillée, d'un spleen poisseux ancré au plus profond de son être. Son âme suintait l'alcool, il vacillait, suivant une trajectoire brouillonne, cognant régulièrement ses larges épaules aux murs de la ville. Soudain, ses jambes se dérobèrent : il s'affala. Ses articulations le brûlaient, il haletait comme un chien, des voix terrifiantes lui transperçaient le crâne.
Il ferma les yeux et sombra dans un sommeil épais, sans rêve.
Disco Elysium s'ouvre sur une chambre en vrac, après quelques lignes d'un monologue intérieur mystique et effrayant, vous propulsant aux commandes d'un type hagard et hirsute en pleine gueule de bois légendaire. Vous ne vous souvenez de rien, c'est le black out total, une sorte de seconde naissance, mais avec les soucis engendrés durant cette nuit de débauche en prime. On met quelques minutes à réaliser que le clodo à la ramasse qui se déplace au gré des cliques de notre souris est le personnage central de l'histoire, flic par-dessus le marché, chargé d'enquêter sur un lynchage morbide, englué dans l'alcoolisme et très probablement cintré. J'ai trouvé assez déconcertante la facilité avec laquelle on se glisse dans la peau du personnage, après seulement quelques minutes de jeu, et l'aisance avec laquelle sa folie devient nôtre rapidement. L'amnésie avec laquelle on doit composer et avancer dans le jeu a plusieurs facettes; parfois flippante (qu'est-ce qu'on a fait pour en arriver là?) elle s'avère être essentielle et fort pratique le plus souvent puisqu'elle permet (si le joueur le souhaite) à son perso de se reconstruire, pas à pas, et de tout faire pour trouver la lumière.
Mais les coups de gueule et les actions impulsives sont nombreuses et tentantes, il m'a parfois été difficile de résister à la violence.
Tout le jeu repose sur l'intelligence et la spontanéité des textes; textes qui servent de dialogues entre les différents personnages, textes des monologues intérieurs divers et omniprésents du personnage que l'on contrôle, textes des objets et infrastructures apparaissant en surbrillance lorsque l'on presse la touche Tab, et qui s'avère être salement pratique pour retourner à 100% les zones que l'on traverse. Le gameplay se résume donc à ça : Tab pour la surbrillance d'objets importants, clique gauche de souris pour se déplacer, sélectionner une cible afin d’interagir avec, et surtout sélectionner la ligne de réponse voulue. L'économie de touche convient très bien au jeu, tant l'ambiance est maîtrisée, épaisse, et nourrissante.
La narration du soft est exceptionnelle puisque immédiate et passionnante. La complexité du personnage principal fascine autant qu'elle divertit. Comme dans la plupart des RPG, vous devez dépenser des points pour des attributs physiques et mentaux, mais ici, les attributs sont totalement cramés. En tout il y en a 24, d'attributs, répartis par 6 dans Intellect, Psyche, Physique et Motorics. J'étais un poil perdue, en lançant le jeu, alors j'ai choisi l'un des archétypes proposé, avec un intellect assez bas mais une psyche de malade, ce qui fait que j'ai eu droit à mon lot de déconvenues puisque mon personnage se retrouvait totalement submergé par son inconscient et ses affinités avec le métaphysique, tandis que pour arriver à bout de déductions simples, logiques et évidentes, il peinait bien souvent. Pas grave, en augmentant de niveau, je dépensai un peu plus en intellect afin de rééquilibrer tout ça. Les 24 skills proposés sont tout bonnement excellents, rien que de par leur nom (le Inland Empire m'a immédiatement tapé dans l'oeil) et permettront à votre personnage d'avoir sans cesse des bouillonnements internes et multiples propositions de dialogues; notamment des propositions d'actions qui se joueront aux dés, mais dont le pourcentage de réussite variera en fonction de vos skills et de la manière dont vous avez dépensé vos points. J'ai parfois trouvé un peu suspecte la manière dont ces pourcentages potentiels de réussite étaient respectés (maintes fois il m'est arrivé de louper un lancer à plus de 70% de réussite potentielle lorsque, 10 minutes plus tard, je tentais et réussissais un lancer à moins de 20% ) mais franchement, c'est pas gênant, au contraire, cela donne un côté encore plus nerveux et spontané au jeu. Plein de fois, quand bien même la situation me paraissait perdue d'avance, j'y suis allée au culot et j'ai eu droit à mon lot de surprises (réjouissantes ou non). Il faudra parfois faire preuve de patience pour ne pas réellement perdre la boule, puisque les voix émanant de vos propres pensées (ainsi que d'objets environnants) s'incrustent et vous bombardent constamment la boîte crânienne, j'ai adoré, on est tout le temps sur la réflexion, tout est matière à discussion, tout est matière au doute.
J'avais lu quelque part une joueuse qui se plaignait d'être aux commandes d'un misogyne notoire, et d'être embêtée de ne pas avoir le choix d'agir autrement qu'en manquant de respect aux femmes. Gêne compréhensible or, tout au long du jeu, j'ai toujours eu le choix entre laisser éclater mes pulsions dévastatrices et bestiales ou faire preuve d'empathie et me mettre en retrait et ravaler ma fierté mal placée. Je n'ai donc à aucun moment eu l'impression que le jeu me forçait à suivre une voie à laquelle je n'adhérais pas; bouffée infinie d'oxygène, croyez-moi, ça faisait bien longtemps que je n'avais pas eu à ce point l'impression d'être réellement aux commandes et de vivre ma propre aventure. Je crois que le jeu a des côtés cathartiques, notamment grâce aux sujets que, l'air de rien, il aborde. On s'éveille à Revachol, une ville plantée sur l'une des îles qui composent le monde de Disco Elysium. La ville est criblée de cratères, d'immeubles éventrés dont les contours, pinceau pastel, m'ont frappée par leur mélancolie. De l'autre côté, des docks. Au milieu, une zone commerciale qui vous servira de point de départ. Une grève d'ouvriers bat son plein et très vite, on se retrouve impliqué dans ce joyeux bordel : la première heure de jeu nous amènera à interroger un gamin des rues sniffeur de colle, à nous immiscer (ou pas !) dans une histoire familiale tendue entre une mère et sa fille, à nous embrouiller avec une femme que l'on a probablement ennuyée la veille, à nous endetter, à composer avec notre nouveau partenaire. Qu'est-ce qu'il va en bouffer, le pauvre ! Dans tous les cas, l'éventail des possibilités est gigantesque, la diversité des lieux et personnages qui composent cet univers réjouissante. C'est un plaisir de traîner sa carcasse de rue en rue, sachet plastique à la main, à la recherche d'une teille d'alcool ou d'informations précieuses, d'aller vers les Autres.
Il est souvent compliqué d'expliquer avec des mots et de coucher sur papier ce que l'on ressent, ce qui fait vibrer notre être. C'est un peu ce qui est en train de se passer avec Disco Elysium, et pourtant j'essaye. Mais je n'ai pas le talent nécessaire pour vous saisir à la gorge, à la manière dont le jeu m'a saisie. Malgré sa mélancolie et sa folie latentes, je m'y suis sentie bien, je m'y suis sentie moi. Dès les premières notes de musique (époustouflante, d'ailleurs) j'ai été saisie et passionnée. L'anglais ne fut en rien un frein à l'immersion puisque à l'instar d'un bon film, le jeu déroule un univers irradiant de complexité et de mystère qu'il serait impensable d'ignorer.