Dans le monde artistique, on croise parfois des œuvres si puissantes et si confiantes qu’elles annoncent d’emblée leur capacité à transcender le médium qu’elles représentent. Ces œuvres sont rares, une tous les dix ans au bas mot si je devais donner une statistique à l’improviste. C’est pourtant ce que j’ai ressenti au lancement d’Elden Ring pour la toute première fois, dès le menu du jeu. Une boucle orchestrale d’une minute et trente secondes à peine concentrant toute la magie et la force du titre. Une galvanisation ascendante magistralement exécutée, soutenue par un chœur puissant et des percussions martiales, puis se terminant par un tourbillon de cordes lâché telle la libération d’une tension insoutenable. Il y a des signes qui ne trompent pas. On pourra rétorquer qu’une belle musique et une jolie introduction ne font pas un bon jeu. Certes mais ils y contribuent grandement, je dirai même que tous chefs d’œuvre commencent fatalement par là. Et puisque nous sommes à parler de la bande originale, je concède que celle-ci s’avère moins marquante que celle des épisodes Dark Souls mais ce n’est pas tant l’absence de talent de FromSoftware que la structure du jeu en monde ouvert qui, forcément, a fait bouger les conventions. On reproche à peu près la même chose à Breath of The Wild, c’est-à-dire des musiques plus discrètes, moins emphatiques, moins entêtantes que pour les épisodes plus linéaires et conventionnels. Pour les sceptiques, je vous défie de jouer 120h à explorer l’Entre-Terre ou Hyrule avec la musique des Bois Perdus de Saria en fond sonore. Vous allez tout simplement couper le son dans le meilleur des cas, où éclater votre écran dans le pire. Pourtant il est clair que la musique légendaire de Koji Kondo a marqué les esprits de toute une génération, cela n’en fait pas pour autant la musique ultime du jeu vidéo en toute circonstance.

J’ai découvert Elden Ring avec près d’un an et demi de retard sur sa sortie officielle. Sans le savoir, j’ai fait une overdose du jeu en février-mars 2022. Tant de joueurs en ont parlé, tant de diffusions en ligne, tant de « hype », tant de vidéos sur YouTube et autres réseaux sociaux, tant de commentaires, d’analyses… Parfois j’ai l’impression qu’on vit une époque démente. Les gens sont fous, les réseaux cristallisent cette folie et la multiplie de manière exponentielle pour contaminer les gens à peu près sains d’esprit. En fait, la vitalité occidentale déclinante se trouve des avatars culturels pour se donner un semblant de souffle de vie. Il faut la sortie d’un jeu comme Elden Ring pour avoir l’impression que nous existons vraiment, amorphes que nous sommes tous un peu derrière nos écrans, apathiques devant le monde qui vient et qui, manifestement, ne sera plus le nôtre. La sortie d’Elden Ring m’a rappelé cette constante que je ressens depuis une dizaine voire une quinzaine d’années. Donc j’ai pris mon temps et fait un choix presque courageux, de passer à côté de la tempête médiatique pour le faire dans mon coin vers le mois de septembre dernier. Pour rendre encore plus personnelle cette découverte, j’ai fait un autre choix. Celui-ci est plus critiquable, moins compréhensible aussi pour une grande partie des joueurs mais que j’assume totalement. J’ai profité de la sortie du guide officiel en 2 tomes pour parcourir l’intégralité du jeu et le finir à quasi 100% en une seule et unique partie de 150h. Un moyen peu consensuel mais pratique pour ne pas avoir à le recommencer trois ou quatre fois car il en faut des heures pour en apprécier toutes les facettes. Et me voilà donc à entreprendre ce long périple, que dis-je, cette odyssée en compagnie de mon confesseur armé de son épée et de son bouclier pour devenir le seigneur d’Elden.

Ai-je vraiment besoin d’apporter mon témoignage sur la grandeur de ce titre épique ? Comme je le disais plus haut, tout a été dit quasiment sur Elden Ring en deux ans à peine. De très bonnes vidéos sont sorties pour expliquer l’histoire impénétrable, comme à leur habitude chez FromSoftware, coécrite par George R. R. Martin et un Miyazaki facétieux qui continue à vouloir raconter des histoires profondes et nimbées de mystères au travers des descriptions des objets ou grâce aux décors : la fameuse narration environnementale. Au fond Miyazaki ne fait que mettre en application dans le jeu vidéo un impondérable du genre humain : sa fascination pour le mystère et sa soif de découverte que l’on pourrait aussi résumer par quête de sens. Le tout mêlé à ce qui manque profondément à notre époque, des valeurs autrefois partagées par le plus grand nombre mais aujourd’hui pratiquement disparues et qu’Elden Ring résume parfaitement : héroïsme et vaillance, abnégation et volonté, force et vitalité, un soupçon de transcendance et le tout baignant dans un monde vilement médiocre (le nôtre ?) où la corruption et le Mal se répandent plus rapidement que le Beau et le Vrai et où la soif de pouvoir prédomine toutes les préoccupations. Elden Ring met aussi parfaitement en scène l’accomplissement d’une destinée personnelle comme principal moteur de jeu. Classique mais efficace. L’Homme du XXIème siècle massique, dilué dans ce corps social monstrueux, plus encore que ces ancêtres, cherche désespérément à faire valoir son individualité. La différence (même dérisoire), la noblesse de titre ou de comportement sont des marqueurs importants à l’ère des masses car elles permettent la distinction et sont donc désormais primordiale à l’être humain indifférencié et liquéfié qu’est aujourd’hui le citoyen contemporain. Elden Ring donne des gages en ce sens en offrant une quête à un être qui pourtant n’est rien au départ pour devenir, au bout d’un long et fastidieux périple, le seigneur tout puissant d’un royaume conquis au fil de l’épée. Cette formule fascine les joueurs occidentaux et leur offre une dose de dopamine bien sentie. Le système de récompense qu’offre les titres de FromSoftware est un autre exemple de la satisfaction outrancière générée par le butin abondant, parfaitement disséminé sur l’ensemble de l’Entre-Terre. On a tous ressenti l’addiction à Elden Ring à un moment donné de notre aventure, sauf évidemment les joueurs réfractaires à la formule, lorsque la boucle de gameplay s’installe et met en confiance le joueur comme suit : exploration, émerveillement consubstantiel, récompense, exploration, récompense à nouveau, tension ascendante puis boss. Le boss est à part car lui aussi offre un découpage des émotions, et donc de distribution de dopamines bien à lui pour terminer par le soulagement ultime du terrassement. Une sorte de pyramide des émotions, ce fameux tourbillon que l’on retrouve dans le thème principal du jeu et dont chaque étape offre son lot de frustrations, joies, espoirs, soulagements puis, surtout, de butins. De mémoire, Miyazaki a toujours construit ses jeux de la même manière ayant conscience, je pense, que sans les récompenses régulières la frustration prendrait une part trop importante de l’expérience du joueur et donc susciterait l’abandon. Il s’agit d’une recette et comme toutes recettes, il y a un dosage. Dosage parfaitement maîtrisé chez FromSoftware, il faut bien l’admettre.

Outre ces considérations méta sur le jeu de l’année 2022, il n’aura échappé à personne que le titre se targue d’une direction artistique magistrale illustrant à merveille le monde ouvert gigantesque offert aux joueurs dès les premières minutes. Nous ne sommes pas loin de l’ordre du bouleversement ou, à tout le moins, d’une révolution en ce qui concerne la structuration d’un monde ouvert. Pour la première fois de l’histoire du studio, FromSoftware a donné sa version de ce qu’est une large zone offerte aux joueurs, un peu dans l’esprit de Breath of The Wild (l’interactivité du décor en moins bien entendu), et il faut bien avouer que ce fut une véritable leçon de jeu vidéo donnée à l’industrie. Lyrique, magnifique, grandiose, épique, aventure, chevauchée, vertige, démesure, fantastique… autant d’adjectifs autant de mots pour exprimer ce que tout un chacun a expérimenté dans son coin en parcourant cette mystérieuse Entre-Terre. La direction artistique est un élément fondamental des jeux FromSoftware depuis les tous premiers Dark Souls, Miyazaki sait parfaitement construire des univers enchanteurs défiant l’imagination et je dois dire que l’on ne retrouve une telle envergure, un tel niveau de démesure dans aucune autre production vidéoludique passée et présente. Elden Ring au-delà de son gameplay ou de l’histoire qu’il raconte est une expérience visuelle et artistique en soi. Il me semble important de bien le souligner à mes lecteurs. Quant à la structure du monde ouvert d’Elden Ring, elle reprend quelques codes des mondes ouverts des jeux triples A, c’est-à-dire activités à faire, systèmes de récompenses et zonage de la carte par niveaux même si cela est discret et nuancé. Activités car on retrouve un peu les mêmes objectifs et énigmes disséminés sur l’ensemble de la carte : des bastions à libérer, des énigmes magiques à résoudre, des grottes ou catacombes à nettoyer, des geôles éternelles à libérer, des dragons élémentaires à terrasser etc. Une overdose croissante se fait sentir à partir des deux dernières zones : Plateau d’Altus et Cimes des géants.

Et un découpage de la carte en niveaux même si cela apparaît factice, il est clair que Nécrolimbe est une zone plus accueillante que le Mont Gelmir. Voilà pour les éléments repris des conventions de création d’un monde ouvert que l’on retrouve depuis une dizaine d’années maintenant dans les jeux vidéo. Côté originalité, il possède le souffle de liberté d’un ZeldaBreath of The Wild dans le sens où, le jeu vous largue dans l’immensité d’un monde ouvert sans indication claire de vos objectifs et en laissant la part belle aux joueurs pour parcourir ce vaste monde. En d’autres termes, de créer votre propre épopée. Certains iront tout droit au boss du château de Voilorage, d’autre iront se promener en Nécrolimbe et les plus furieux iront en Caelid ou Liurnia. Un choix de game design fidèle à la philosophie de FromSoftware et ô combien important pour susciter l’émerveillement du joueur. Il est temps de développer à nouveau des titres qui font confiance aux joueurs en arrêtant de le prendre pour des imbéciles en leur disant quoi faire et où aller tous les 5 mètres de progression. Elden Ring a enfoncé très violemment cette porte et a montré à l’industrie qu’il s’agissait de la bonne direction : plus de 20 millions d’unités vendues. Pour le meilleur ou pour le pire, nous allons voir fleurir dès lors des dizaines et des dizaines de « Souls Like » en monde ouvert dans les années à venir. C’est déjà le cas pour le genre « Souls Like » en soi qui a explosé ces dernières années.

Elden Ring reprend à son compte les évolutions de gameplay portée par sa licence phare Dark Souls au cours des 10 dernières années en adaptant celui-ci aux vastes étendus de terres à parcourir. Lourdeur caractéristique des actions empêchant le matraquage intempestif des touches, esquive offrant une fenêtre d’invulnérabilité, classifications des personnages en classe qui peuvent être toutes outrepassées, statistiques à répartir dans la plus pure tradition des RPG, fioles d’Estus remplacées dans son appellation mais pas dans sa fonction par les fioles sacrées, système de réapparition des monstres une fois le joueur reposé auprès d’un site de grâce, gain de runes (ex âmes) lorsqu’on tue un adversaire et possibilité de perdre son pécule durement acquis après deux morts d’affilées sont autant de « mécaniques » empruntées à la licence Dark Souls et parfaitement retranscrites, adaptées, équilibrées dans cette nouvelle franchise. Elden Ring quelque part est une synthèse du travail accompli par FromSoftware sur la formule Souls Like depuis Demon’s Souls jusqu’à Sekiro dont il emprunte le dynamisme des déplacements. Sans aller jusqu’à l’implémentation du grappin, Elden Ring renouvèle son gameplay en permettant aux joueurs de sauter librement contrairement aux épisodes Dark Souls où le saut est tout sauf naturel. Le saut non seulement sert à se mouvoir, à franchir des obstacles instinctivement en appuyant sur une simple touche mais permet aussi de se battre : une pléthore d’attaques spéciales incluent le saut comme mécanique pour parfaire leur réalisation. L’ajout d’un canasson magique, le destrier spectral, est également la grande nouveauté en permettant aux joueurs d’atteindre certaines zones inaccessibles sans lui, de se battre à dos de monture ou bien tout simplement d’aller plus vite pour explorer l’Entre-Terre. Le fait de l’invoquer et d’apparaître sur lui en une simple touche est un bonheur d’ergonomie. Merci FromSoftware ! Je repense à Ablette dans The Witcher 3…Quel enfer ! La possibilité de fabriquer des objets en ramassant des composants est aussi un élément tout à fait nouveau même si complètement facultatif. Inutile de revenir sur toutes les différences entre Dark Souls et Elden Ring, je crois qu’il faut retenir qu’Elden Ring bénéficie d’un bel héritage qu’il va largement réemployer tout en améliorant ou en modernisant certains aspects. L’idée de départ pour les développeurs était de rendre plus fluide et accessible le gameplay rigide qui caractérisait les « Souls Like » depuis le début. Pour synthétiser, Elden Ring c’est l’ouverture au grand public d’une licence de niche : je vous laisse à votre imagination et surtout à votre logique. Si vous avez apprécier le gameplay de Dark Souls vous apprécierez nécessairement celui d’Elden Ring. Et si vous êtes néophytes, il vous sera difficile de d’arpenter Dark Souls 1 après avoir terminé Elden Ring tellement la différence de gameplay est flagrante.

Avant de mettre un terme à cette longue critique, j’attire l’attention du lecteur sur un dernier point remarquable : la générosité du contenu. Elden Ring offre une pléthore de contenu à découvrir au fil de votre aventure. Le nombre d’armes uniques est délirant, le nombre de tenues, d’équipements, d’objets à fabriquer, de consommables, de sorts magiques, d’invocations frise la démence. Pour essayer toutes les armes, tous les sorts et profiter de toutes les invocations, il faudrait plusieurs centaines d’heures. Sachez que j’ai terminé l’aventure en 150h grâce à un guide. Pour obtenir autant d’objets secrets que moi à une personne jouant sans guide, comptez au minimum le double d’heures. Je n’ai jamais vu ça dans un jeu action RPG. Autant d’équipements à disposition, autant de possibilités, c’est vertigineux. Idem pour la taille de la carte et les nombreux secrets qu’elle renferme. Pour les découvrir naturellement, il faudrait des heures et des heures. Beaucoup de joueurs, sans le savoir sont passées à côté de zones entières à explorer. Toute la philosophie du studio réside dans ce détail qui n’en ai pas un au final. Développer des pans entiers de l’univers d’Elden Ring et les garder secrets pour les plus téméraires ou curieux. Un studio lambda aurait mis le joueur sur les rails pour qu’il découvre tout cela sans même réfléchir.

En conclusion, Elden Ring s’impose désormais comme un jalon remarquable dans l'évolution des jeux vidéo en tant que forme d'art et de narration. Elden Ring ne se contente pas de proposer une expérience de jeu captivante grâce à son gameplay remanié et à ses mécaniques ayant fait ses preuves, mais il transcende également les attentes en offrant une expérience immersive et émotionnelle profondément ancrée dans un monde riche et fascinant. La direction artistique magistrale et l'ambiance sonore envoûtante du jeu ne sont pas de simples embellissements, mais des composants essentiels qui contribuent à l'immersion et à l'impact émotionnel de l'expérience. En combinant ces éléments avec une narration environnementale soigneusement conçue par Miyazaki, Elden Ring invite les joueurs à explorer et à découvrir, favorisant ainsi un lien personnel et unique avec le jeu tout comme l’avait fait avant lui Breath of The Wild. L'approche de FromSoftware en matière de conception de jeux, qui privilégie l'exploration autonome et la découverte, est louée pour sa capacité à engager les joueurs dans une quête de sens et d'aventure. En cela, Elden Ring reflète non seulement les tendances actuelles dans le domaine des jeux vidéo, une certaine volonté de s’émanciper des carcans étouffants établis par les studios AAA mais il les redéfinit, proposant un modèle pour les futurs développements du genre. En fin de compte, Elden Ring est célébré non seulement pour ses réussites en tant que jeu, mais aussi pour son impact significatif sur le monde des jeux vidéo et sa capacité à capturer l'imaginaire collectif. C'est une œuvre qui, par sa conception et son exécution, défie les conventions et élève les standards du médium, marquant une étape importante dans la reconnaissance des jeux vidéo comme une forme d'art sérieuse et influente. Il est devenu à lui seul, un phénomène culturel.

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le 5 janv. 2024

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