Si un game designer comme Osamu Sato aura pu passer à la postérité avec une œuvre-phare qui finirait par attirer les regards curieux comme LSD, on ne peut pas vraiment dire qu'Haruhiko Shono rappelle aujourd'hui beaucoup de souvenirs même aux connaisseurs du medium.
Pourtant, il avait à l'époque plutôt le vent en poupe : Le grand magazine américain Newsweek le listait en 1995 comme une des cinquante personnalités les plus influentes sur le développement des médias de l'avenir ! À vrai dire, Cryo, les responsables de la localisation de la troisième expérimentation interactive de Shono - GADGET - ont même considéré essentiel de mettre en avant sur la boîte du jeu le nom de son concepteur, à une époque où seuls quelques Occidentaux comme Sid Meier avaient droit à ce traitement de faveur.
Mais ce n'est pas tout. Si le jeu est initialement paru sur Mac et PC en 1993 sous le titre de GADGET: Invention, Travel, & Adventure, avec des vidéos en noir et blanc, il se fera suffisamment de notoriété pour que deux remakes soient produits. Le premier, étendu à quatre CDs et jouissant de graphismes de plus haute résolution ainsi que de vidéos couleurs, est sorti en 1997 sous le nom de GADGET: Past as Future sur Mac, PC mais aussi PlayStation ; le second, un portage de Past as Future avec des vidéos davantage remaniées, est lui survenu subitement en 2011 sur iPhone et iPad sans que grand monde ne s'y attende.
Comme quoi, il ne s'agit pas vraiment d'une simple curiosité oubliée. GADGET est plus que cela. Comme nous allons le prouver.
« Rongé par la fiève, je n'ai jamais avancé d'un pas. »
L'aventure se déroule dans un pays indéfini, quoique vaguement est-européen, dont le seul nom connu est le titre générique d'Empire. Mené d'une main de fer par le dictateur Paulo Orlovsky, ce régime autocratique étrange est le siège d'évènements inquiétants... surtout récemment.
En effet, des rumeurs émanant du comité scientifique national circulent comme quoi une météorite gigantesque se dirigerait sur la Terre, la menaçant d'une apocalypse totale. Désireux de faire taire ce qu'il ne conçoit que comme des élucubrations infondées propagées par des subversifs, le gouvernement impérial dépêche ses services de renseignement pour mettre la main sur Horselover Frost, chercheur en chef accusé de viser à troubler l'ordre public. C'est donc ainsi que l'État pour lequel vous travaillez vient vous investir, par la biais de l'agent Theodore Slowslop, de votre importante mission : Retrouver et arrêter Frost à tous prix.
Mais rien de tout cela ne sera aussi simple qu'une énième expédition stalinienne routinière. À peine êtes-vous sorti de votre chambre d'hôtel que quelque chose vous fait dire que tout est plus compliqué qu'il n'y paraît. L'introduction dans cet imbroglio d'un étrange dispositif high-tech censé "révéler le potentiel de chacun", le Sensorama, ne fera que davantage brouiller les pistes. Plus l'histoire avance, moins elle a de sens... De quel côté vous trouvez-vous donc vraiment ?
Autant être direct sur la nature du jeu : Si L-ZONE n'avait déjà plus grand chose du jeu d'aventure "classique" qu'incarnait encore un peu Alice, GADGET va plus loin encore dans le minimalisme de sa dimension ludique.
En effet : Ici, tout ce que vous avez à faire, c'est cliquer pour vous déplacer et activer des trucs sans que ne vous soit jamais opposé le moindre obstacle. Impossible de vous perdre ou d'être bloqué - tout le chemin est déjà relativement tracé. À vrai dire, la boîte du jeu comme les quelques avis traînant sur Internet parlent tous d'un "film interactif" plutôt que d'un véritable jeu.
Une idée qui est pourtant à mettre en question. Certes, GADGET n'a pour ainsi dire pas d'énigmes et on se contente généralement d'avancer inlassablement dans le monde du jeu, avec qui plus est la fréquente interventions de cinématiques. Mais il ne partage pas les codes du cinéma pour autant ; tout au plus s'en rapproche-t-il par sa linéarité forcément plus prononcée que dans le commun des jeux d'aventure. Sa fondation reste dans l'exploration de l'univers de jeu et dans la projection immersive du joueur en son sein. Même lesdites "cinématiques" ne durent que rarement plus de quelques dizaines de secondes - et quand elles passent cette barre, c'est souvent pour partir dans des délires abstraits intriguants.
On est vraiment loin du jeu qui, incapable de développer sa manière propre de raconter son histoire, se contenterait de singer le cinéma grand-public. GADGET est bien une expérience ludique à part entière.
Si l'interactivité y est limitée, ce n'est pas par lacune ou mauvais hasard - le jeu a été pensé comme tel, et n'auraient probablement pas pu être aussi efficace autrement. Cela dit, Shono ne s'est pas contenté de trouver un fin concept : L’œuvre entière est extrêmement peaufinée, surtout évidemment dans sa version Past as Future qui est celle qu'il faut faire (et celle qui sert d'ailleurs à illustrer cet article).
L'un des premiers tours-de-force de GADGET se trouve dans son aspect visuel. Il faut rappeler que Shono est, à la base, graphiste et artiste 3D - et ça se voit. Là où ce fait est le plus évident est dans les visages : Le faciès des personnages est d'un niveau de détail et de caractère impressionnant, mais aussi d'une paradoxale inexpressivité qui rendent les NPCs à la fois anonymes, menaçants, persuasifs et culpabilisateurs. Ces tête humaines sont d'ailleurs une force non négligeable dans la composition globale de l'image, forte de nombreux plans rapprochés intelligemment calculés. Shono s'est pour tout cela largement inspiré du photographe allemand August Sander, pionnier du "style documentaire" connu pour ses collections de portraits de la société Allemande de la première moitié du vingtième siècle.
Mais les personnages n'ont pas été les seuls à bénéficier de ce minutieux travail graphique : L'espace dans lequel vous vous mouvez n'est pas en reste. GADGET se trouve au carrefour imaginaire de tout un tas de courants de l'architecture et du design industriel totalement éclectiques mais qui partagent pourtant tous un point commun : Ils ont été délaissés par l'Histoire, et n'existent généralement plus aujourd'hui au mieux qu'en tant que reliques d'une ère révolue.
Shono explique être moins attiré par les technologies actuelles que par les restes du passé voire même par les projets abandonnés, ce qui explique la lourde ambiance rétro-futuriste aux accents uchroniques de l'Empire. Au milieu de ces structures écrasantes et de ces dispositifs improbables, on retrouve au cours de son exploration autant l'aspect hyperboloïde presque hypnotisant des avant-gardes russes que ce que l'art déco a pu compter comme prototypes qui n'auront, au final, jamais vu le jour. Ça, et les trains, bien sûr. Les trains.
L'essentiel de l'aventure, pour ne pas dire son entièreté, prend place à l'intérieur des trains streamline qui circulent sur la ligne reliant West End et East End ainsi que sur les quais auxquels ceux-ci s'arrêtent fréquemment. On a l'impression de voyager à travers une prison ambulante, et l'étrange impression de liberté que procure le fait de poser pied à terre dans les gares s'efface très vite lorsqu'on se rend compte que celles-ci n'abritent généralement pas grand chose d'autre que des guichets fermés, des grilles verrouillées, des sièges d'attente vides, des escaliers inaccessibles et - seulement parfois - des NPCs méfiants ou lessivés. On a tôt fait de remonter dans le train pour continuer son inéluctable voyage... À vrai dire, ces trains sont un dispositif narratif si important dans GADGET qu'il en sont presque, eux-mêmes, les véritables héros.
Pour continuer à parler des trains, il faut aussi aborder la question de la musique de GADGET. En effet, plus que de simples effets sonores, c'est une véritable bande-son que les trains du jeu émettent - des extraits courts, mais parlants. Cela vous paraît bizarre ? Ça n'est pourtant pas si surprenant, quand on sait que le composteur du jeu s'appelle Koji Ueno.
Koji Ueno est un artiste musical original dont le premier exploit fût Guernica, un duo qu'il a fondé au début des années 80 avec la chanteuse underground Jun Togawa et qu'a ensuite aussi rejoint le parolier et futur artiste multimédia Keiichi Ohta. Le groupe s'est démarqué par son style hautement atypique consistant en un mélange de synthpop délurée et de chanson de cabaret des années 30, donnant un résultat pour le moins... psychotique. Ueno a par la suite continué sa carrière en solo, en travaillant notamment sur des compositions classiques-contemporaines pensées pour accompagner des films surréalistes muets du début du XXème siècle.
Et on sent le résultat de cette expérience sur GADGET ! Lorsqu'on explore les gares, il n'y a qu'un léger écho oppressant résonnant à nos oreilles - c'est quand les choses s'activent, lorsque le pas se presse pour rejoindre le train, lorsque celui-ci se met en marche que la véritable musique s'active. L'orchestre presque toujours complètement atonal et répétitif s'y mêle à des enregistrements typés musique concrète qui donnent vraiment l'impression qu'il s'agit là du rugissement des machines elles-mêmes qui se mettent à s'exprimer soudainement, un peu dans la continuité des premières expérimentations dans le "genre" qu'avait mené le père du bruitisme Luigi Russolo puis plus tard Pierre Schaeffer avec sa légendaire Étude aux Chemins de Fer. La tension très présente dans les compositions rappelle elle les travaux d'Edgard Varère, qu'Ueno cite d'ailleurs directement à côté d'autres artistes comme John Cage, Pauline Oliveros, Arthur Honegger ou encore Louis et Bebe Barron. La cacophonie paradoxalement martiale qui en résulte se montre véritablement parfaite pour transmettre cet étourdissement essentiel à l'atmosphère du jeu.
Parce que c'est au final avant tout ça, GADGET : Une atmosphère. Une atmosphère lourde, pesante, écrasante. Mais aussi une atmosphère indéfinissable, insaisissable, insondable.
Certes, GADGET est bien une dystopie, plus-ou-moins inscrite dans le mouvement dieselpunk - mais on ne peut certainement pas l'y réduire. En fait, bien que l'essentiel du paysage soit composé de poutres métalliques massives et de machines aux contours sévères, on peut déceler dans le jeu une forte dimension spirituelle - subtile, mais toujours présente. Le Sensorama, sphère stroboscopique intimidante induisant un flot d'hallucinations des plus étranges, sera d'ailleurs votre premier contact radical avec cet aspect presque mystique de l’œuvre.
Après ce baptême politico-technologique, le délire n'en finira plus. Cette facette de GADGET est si importante que c'est d'ailleurs celle que Shono a décidé de retravailler le plus avec ses nouveaux outils à l'occasion du remake Past as Future. Désormais, les séquences les plus troublantes se remplissent de l'eau croupie des marécages, de la rouille des machines abandonnées, des branches rhizoformes d'arbres fossilisés et de visions cosmiques poussant à la paranoïa. Si ce qui se trame dans l'Empire rappelle sans aucun doute l'héritage narratif de 1984, comme c'est le cas pour beaucoup de travaux dont l'histoire prend place dans un contexte vaguement totalitaire, c'est au final davantage une comparaison à un film de Tarkovski qui s'avèrerait pertinente tant GADGET a plus à voir avec Stalker ou Solaris qu'avec les classiques de l'anticipation contre-utopique. Le jeu de Shono partage avec les films du maître russe cet aspect de voyage métaphysique presque initiatique ainsi qu'une esthétique à la fois déchue et onirique - même jusqu'au traitement de l'eau, qui ne devrait pas laisser les cinéphiles indifférents.
S'il a fait des études de graphisme, Shono admet ne jamais avoir été très intéressé par le travail sur papier auquel il préférait largement la manipulation du son et de l'image. Influencé par des artistes conceptuels comme Nam June Paik et Bill Viola, pionniers des installations multimédia, un de ses premiers projets fût d'ailleurs une collaboration musicale expérimentale du nom de Radical TV dans laquelle il occupait le rôle de VJ - visual jockey.
On ressent assez fortement l'influence des installations dans GADGET. Même d'un point de vue purement visuel, les éclairages eux-mêmes sont là pour le rappeler : Ils sont plutôt discrets mais indéniablement efficaces quand il s'agit d'apporter une teinte colorée presque irréelle à l'espace, procurant par là un étrange sentiment de détachement. Souvent, la position des personnages ou l'agencement du décor dans certaines séquences rappelle même franchement la configuration spatiale de l'art-performance. Mais encore au-delà de ça, il ne faut pas négliger le rapport de ces influences avec l'interactivité : Toutes sortes de dispositifs facultatifs exposés ça et là semblent designés pour attirer votre curiosité qui ne s'en trouvera d'ailleurs souvent qu'amplifiée. En somme, on pourrait même affirmer que GADGET n'est pas si entièrement linéaire que ça - il est tout à fait possible de manquer des choses s'il on se précipite trop vite vers la destination prochaine sans prêter attention aux détails de son environnement.
GADGET se trouve au confluent de tout un tas et de disciplines artistiques différentes et c'est peut-être au final là sa force : En puisant autant dans l'architecture que dans le cinéma ou l'art vidéo, Shono est parvenu à reformuler sous la forme d'une expérience interactive quelque chose qui arrive à être à la fois une œuvre unique et intemporelle, le testament de toute une époque ET l’annonce d'un avenir en devenir. GADGET est un condensé de XXème siècle pour le troisième millénaire.
La touche finale qui fait de GADGET un jeu à part entière, est justement cette nature de jeu qui pourrait sembler peu indiquée voire carrément accessoire à certains. Pourtant, cela va plus loin encore que ce que l'on a déjà pu expliquer. Cette expérience fait plus qu'immerger le joueur : Elle le place dans un rôle problématique, et le force même à se questionner sur la nature de son propre regard.
D'ailleurs, on retrouve aussi sous la formes de machineries complexes l'inconnu technologique dont L-ZONE avait fait son concept tout entier. Shono considère d'ailleurs que L-ZONE a été une sorte de "répétition avant GADGET". Et quoi de mieux, au final, pour une œuvre dont on pourrait dire que le thème central est "la technologie" au sens (très) large, qu'un ensemble de moyens narratifs originaux qui lui permettent de faire ressentir au joueur quelque chose qu'il ne peut ressentir qu'à travers une machine - son ordinateur ?
L’œuvre est n'est pas seulement ponctué d'hallucinations qui poussent à croire que notre vision n'est pas celle de quelqu'un dans son état normal ; elle est aussi traversée d'un subtil jeu sur la caméra. Parfois, la distinction entre caméra vidéoludique et caméra cinématographique disparaît soudainement - un cas en particulier risque fort bien de vous laisser plus que confus. Après tout, ce sont les notions même de subjectivité et d'objectivité qui s'en trouvent chamboulées ! Puis, quid de la désincarnation du personnage dont vous investissez le rôle ? Quid des dialogues qui se contredisent les uns les autres ? Ces aspects métafictionnels du jeu reviennent sans arrêt vous obliger à vous poser la question de ce qui est vrai et de ce qui ne l'est pas... ou plus. Où commence le vrai, et ou commence le faux ? Qui dit la vérité ? GADGET est très bien résumé par une courte ligne de dialogue d'un de ses NPCs : « Le fou, c'est lui. »
Bref, GADGET est très clairement une expérience à vivre. Il ne faut bien évidemment pas en attendre un prodige du puzzle design, mais le prendre tel qu'il est : Une narration interactive unique en son genre, longue de moins de trois heures mais d'une inépuisable richesse. Il s'agit clairement là de Shono à son meilleur et un classique du jeu d'aventure à sa manière, et il serait dommage de passer à côté.
> Protip: Y a des trucs cools spécial bonus extras sur la page d'origine.