[NOTE: Je tiens à insister sur ce fait : Mon 10/10 n'est pas une "note stratégique" destinée à "faire connaître le jeu" comme les gens font parfois sur SensCritique. Oh, bien sûr, elle peut y contribuer, et c'est tant mieux ; mais ce que je veux dire, c'est qu'elle est sincère, et que j'estime vraiment que OFF mérite de siéger à côté des meilleures productions à grand budget telles Ôkami ou PERSONA3. Hé oui.]
Qu'est-ce qu'on appelle la scène du "making" ? Hé bien, c'est tout simplement l'ensemble des communautés organisées autour de discussions, d'entre-aide et de documentation sur le logiciel de développement RPG Maker. Et la scène du making francophone, un véritable petit monde en soi, est connue pour avoir été particulièrement effervescente ! Il faut dire que l'outil conçu par Entebrain avait de quoi attirer bien des intéressés, et principalement des designers débutants excités à l'idée de pouvoir créer leur propre jeu. Bien sûr, ce n'était pas si simple... "Créer un jeu", c'est très dur, et seuls les plus déterminés parvenaient à mener leur projet à terme. Malgré tous les obstacles et le flot de "projets fantastiques" qui ne verront jamais le jour, ce qu'on pourrait appeler aujourd'hui des classiques ont bien fini par marquer leur époque : On peut penser à des jeux comme Dark Soul, Aëdemphia ou encore The Legend of Zelda: Mystery of Solarus.
Et depuis presque deux ans maintenant, c'est un jeu issu de cet histoire qui cartonne dans les communautés anglophones : OFF, développé avec la version 2003 du logiciel. Sorti initialement en Français en mai 2008, sa popularité s'était limitée alors à un succès d'estime dans un public assez restreint voire privé au sein du web francophone, malgré les nombreux "Alex d'Or" qui lui furent décernés. Mais ceux qui avaient eu la chance d'y jouer étaient généralement unanimes sur sa qualité, et des fans suffisament déterminés ont fini par le traduire en Anglais vers mi-2011 dans l'espoir de le rendre accessible internationalement. Et ils ont bien réussi ! OFF a fini par devenir culte dans bien des niches de joueurs étrangers et, depuis, on peut retrouver de personnages issus de cet obscur jeu amateur jusque dans des conventions de cosplay américaines, à plusieurs milliers de kilomètres de la chambre dans laquelle il a été conçu.
L'équipe derrière OFF, appellée Unproductive Fun Time, est en fait avant tout une collaboration entre deux Belges d'une vingtaine d'années, potes depuis le lycée : Mortis Ghost et Alias Conrad Coldwood. Mortis est surtout un dessinateur hors pair, mais il avait aussi déjà un peu bidouillé avec RPG Maker dès sa jeune adolescence ; et c'est vers 2006 qu'il décide de faire un véritable jeu complet et original. Après avoir réalisé une ébauche de son projet, il le présente à ACC ; intéressé, celui-ci propose même d'apporter son soutien de programmeur et même de composer une bande-son ! Le développement peut donc commencer... L'idée de départ du projet était de n'utiliser que des ressources "custom", c'est-à-dire de ne reprendre aucun asset intégré au logiciel contraitement à ce qu'il était coutume de faire dans le milieu. Et à force d'élaborations, d'idées nouvelles, d'inspirations et autres aventures, OFF est né !
Et il va vous falloir oublier tous vos possibles préjugés sur le contenu des jeux RPG Maker. On ne peut pas vous en vouloir, cela dit, tant il est vrai que les scénarios de jeu de rôle clichés pullulaient dans les productions francophones - comme celles d'ailleurs, à vrai dire... mais justement, si vous pensiez qu'il était impossible que la scène du making locale produise quelque chose qui aille au delà de la medieval fantasy, hé bien OFF va vous prouver à quel point vous vous fourvoyiez jusqu'à l'os !
Le jeu se met en place plutôt vite. Vous êtes directement amené - personnellement, en tant que joueur - à prendre le contrôle d'un personnage étrange et taciturne simplement appelé "Le Batteur", en référence à son équipement de joueur de baseball. Dans quel but ? Hé bien, il vous faut mener à bien sa mission "sacrée". Vous êtes débarqué dans un monde étrange, au sein d'un secteur appelé "Zone 0", où vous faites la connaissance d'un chat exhibant à la fois un large sourire de crocs et une éloquence tout à fait remarquable : "Le Juge". Il sait tout ou presque de ces terres inconnues, et il vous sera d'une aide précieuse pour pouvoir exécuter la "purification" que vous souhaitez tant accomplir. Mais quelle est la finalité réelle de la mission du Batteur ? Ça, personne ne le sait. Pas même le Juge. Pas même Vous.
S'il y a bien un domaine dans lequel OFF ne brille pas par son originalité, par contre, c'est bien son game design principal. Il s'agit tout simplement de ce que RPG Maker peut fournir de plus classique dans le genre : Une vue du dessus en 2D, des random encounters et des combats à la Final Fantasy, une gestion d'objets et d'équipements on ne peut plus standard ; et tout ça, dans un déroulement assez linéaire. Il n'y a même pas vraiment de map d'ailleurs, et les quelques énigmes sont en général assez simples à résoudre. Le jeu vous amènera malgré tout à revisiter d'anciennes zones pour des quêtes annexes assez intéressantes, mais ça ne change rien du constat : D'un point de vue mécaniques de jeu, OFF est on ne peut plus basique.
Certes, ça ne paraît pas très reluisant dit comme ça... mais, à vrai dire, cela ne pose aucun problème ! Le jeu est certes archi-classique dans son gameplay mais il est aussi globalement bien construit et parfaitement équilibré - quoique peut-être un peu facile - et le parcourir n'est que rarement désagréable. À moins d'avoir quelque chose contre les J-RPGs, vous ne verrez pas passer la petite dizaine d'heures de jeu que vous réserve OFF ! Et ça, c'est pour une raison bien claire, une raison qui fait de OFF une expérience à part entière.
Cette raison, c'est que sa direction artistique. D'une qualité exceptionnelle, elle bénéficie à la fois d'une individualité saisissante voire envoûtante et de valeurs de production dignes d'un projet professionel. Il est clair et net que Mortis et ACC ont tout misé sur cette ligne directrice, délaissant volontairement le développement de mécaniques de jeux nouvelles au profit d'un travail minutieux sur l'univers original dans lequel l'aventure de OFF se déroulerait. Apparemment, c'est effectivement parfois dans les vieilles casseroles qu'on fait les meilleures soupes !
Ce qui frappe en premier, lorsqu'on joue à OFF, c'est sa patte graphique à la fois désespérément austère et insidieusement agressive ; ou comme le dit si bien la réplique, "violence and junkie colors". Initialement issu de la volonté de Mortis de n'utiliser que des assets originaux, cet aspect visuel monochromatique hyper-minimaliste à mi-chemin entre killer7 et un pot de peinture a fini par devenir un des traits définissant l'esthétique du jeu. Les décors de OFF prennent en effet tous la forme d'applats ultra-géométriques de variations d'une même couleur vive, tels des couches de plastique empilées dans un entrepôt. Cubiques à l'extrême, ils semblent sortir tout droit d'un moule industriel, sans même les quelques ratés dont ces derniers laissent parfois des traces. Il est presque effrayant de se rendre compte à quel point cette homogénéité artificielle peut être hypnotisante !
Cela dit, cette imperturbable dictature des couleurs épurée jusqu'à la lie est ponctuellement contrastées par les personnages qui se meuvent à sa surface : Ceux-ci sont tous représentés par des sprites en noir-et-blanc, certes toujours simplistes mais malgré tout plus détaillés que leur environnement ; joignez à ça un charadesign aussi glauque que saisissant, et vous obtenez un contraste perturbant qui donne l'impression que les habitants de ce monde sans base logique viennent de prendre vie dans une maquette abandonnée. Mais le véritable tour-de-force, ce sont les artworks utilisés lors des combats : Le fond de couleur de ces phases reste aussi imperturbablement uniforme que les autres décors du jeu, mais les ennemis sont eux des crayonnés réalisés à la main par Mortis. Et que dire, si ce n'est qu'ils sont le fruit à la fois d'un trait maîtrisé et d'une imagination débordante ? Le bestiaire allie extraordinairement bien une anatomie simpliste voire presque enfantine à des détails si minutieux qu'ils en sont déconcertants - on a pas envie de savoir d'où viennent ces créatures... juste de les écraser à sang, et ça tombe bien puisqu'on est là pour ça et armé en conséquence.
Il arrivera par ailleurs aussi que les cieux d'OFF, plus-ou-moins photoréalistes et compressés qui ne sont pas sans rappeler un Contact, viennent relativiser la violence rétinienne du paysage, aussi désespéré cela puisse paraître. Mieux, dans un esprit de collage encore plus poussé, limite dada, des espèces de cinématiques vous présentant la logique - le mot est grand - derrière le pays dans lequel vous avez mis le pied vont jusqu'à se servir de plages détournées de vieux dictionnaires poussiéreux. Ces visuels réalistes enfoncent encore plus le joueur dans le désarroi : Ils sont tels le symbole d'une réalité qui a été perdue ; voire digérée, diluée, dissoute. Une réalité qui est peut-être encore là, sous forme de résidus... ou peut-être pas. On ne sait pas.
Il y a quelque chose de beaucoup moins net que la vivacité perçante des décors, cependant ; et ce quelque chose, ce n'est ni plus ni moins que l'histoire du jeu. En effet, un épais brouillard scénaristique recouvre l'aventure sur toute son étendue, rendant de fait impossible tout constat se voulant clair et définit sur ce qu'il se trame exactement dans OFF. On ne sait pas ce que veut le Batteur ni comment il a atterri là, ni d'où vient le Juge et pourquoi il aide le "héros". Qui est cette Reine pour qui dit Dedan travaille, et pourquoi les Zones sont-elles infestées de fantômes ? Où sommes-nous exactement ? Qu'est-il en train de se passer ? Pourquoi cette mission ? On en sait rien. Seul le final du jeu apportera quelques bribes de répondes. Et c'est très loin d'être un défaut ! Que du contraire, c'est même là d'une des forces majeures du jeu dont il s'agit. Cette absence de narration compréhensible rend la progression presque effrayante et plonge constamment le joueur en plein doute - mais comme l'histoire doit avancer, celui-ci n'a pas vraiment le temps d'y réfléchir en profondeur, ce qui renforce le sentiment d'abandon. Et en plus, cela nous permet de nous concentrer sur le background extrêmement riche du jeu, en particulier ses personnages !
Les individus - si l'on peut encore les appeler ainsi - qui peuplent les contrées de OFF ont tous la même dégaine encravatée ; le regard vide, des cernes noires et un comportement qui donne l'impression qu'ils sont constamment sous antidépresseurs. Seule une chose occupe leur esprit lessivé à blanc : Mener à bien la tâche qui leur est assignée par les autorités royales. Vous ne rencontrerez guère au cours de votre sainte mission que des bureaucrates et des ouvriers, reproduisant inlassablement ce monde insensé dans lequel ils ne vivent que pour être promu et, pour les plus chanceux, laisser leur nom à une station de métro après leur mort. Tels une armée de clones de Sam Lowry auxquels on aurait tous arraché les ailes imaginaires, c'est la paranoïa et le fatalisme les plus tétanisants qui les habitent désormais. L'espoir a complètement disparu à l'intérieur de ces Zones à la monotonie meurtrière ; et s'il y faisait une réapparition miraculeuse, ce ne serait probablement que sous forme de perfusion intraveineuse. On ne pourrait même pas qualifier ce cauchemar bureaucratique de dystopie, tant l'entièreté des citoyens semble accepter le sort qui leur est réservé comme la seule conséquence logique de leur existence.
En fait, OFF est plutôt une contre-utopie, où un kafkaïsme des plus jusqu'au-boutistes serait érigé en vertu absolue. C'est tout simplement un monde morbidement fascinant par la cruauté psychologique larvée qui y règne constamment. Mais le pire, c'est que c'est comique. Oui, tout ceci est drôle ! Les dialogues, écrits avec brio, sont souvent à prendre dans le sens de l'humour noir. Avec ces bouilles presque attachantes et ces répliques désopilantes, on en oublierait presque que derrière ces personnages se cachent des pauvres bougres écrasés par leur inexorable quotidien de travailleurs sans but. Cette juxtaposition est comme le couronnement surréaliste d'un délire collectif qui semblerait presque se matérialiser sous forme tangible dans l'atmosphère environnante.
Cependant, ce fond désabusé ne doit pas vous faire oublier une chose : OFF n'est pas un jeu comme les autres, en ça qu'il reconnaît dès le début votre existence réelle en tant que joueur comme séparée de celle de votre avatar vidéoludique, entre lesquels s'installe une sorte de dualité brouillant responsabilité et perception. À qui donc sont réellement les doigts doigts qui se serrent avec fermeté autour de la batte vengeresse ? L'univers d'OFF est endogène... comme celui d'un jeu vidéo. Zacharie, le marchand du jeu, un être étange à masque de grenouille, ne manquera pas de vous rappeler votre condition ; il semble au final le seul personnage véritablement conscient de la portée des évènements du jeu. Vous êtes comme condamné par la logique vidéoludique à mener à bien la mission d'un personnage dont vous ignorez tout mais que vous devez mener à son but malgré tout... ou peut-être pas. On ne sait pas.
Bien sûr, il fallait à ces errances vaguement terrifiantes un accompagnement auditif adapté. C'est là qu'ACC entre en scène : Il a produit pour OFF une bande-son électronique assez expérimentale, qui se démarque elle aussi de tout ce qui a pu être entendu précédemment dans un jeu vidéo. L'ambiance musicale alterne entre des nappes ambiantes pour accompagner l'exploration et des rythmes vibrants pour relever les combats, en maintenant tout au long une aura insaisissable parfois un peu lo-fi mais toujours parfaitement cohérente.
Les musiques rythmiques, avec la diversité dans le choix de leurs instruments qui vont des cordes orchestrales à l'oscillateur brut, ansi que leur utilisation stratégique de breakbeats accrocheurs, relèvent pas mal d'une certaine forme de trip-hop. Fortes des influences les plus diverses, elles parviennent à créer une dynamique véritablement hors-norme ; le thème de combat - probablement la meilleure track du jeu - est d'ailleurs une espèce de swing corrompu, formé presque entièrement de sons manipulés samplés entre autres de Duke Ellington et Glenn Miller.
L'ambient lui varie entre des échos synthétiques, éthérés et subtilement inquiétants, dont les ondes sonores semblent retomber sur le paysage de plastique faute d'une atmosphère où s'échapper ; et des climats sonores infectieux voire même carrément flippants, qui parviennent à eux seuls à prévenir le joueur perdu dans l'inconnu qu'il n'est pas à l'abri d'un danger difforme. Le travail sur la texture sonore des morceaux est vraiment remarquable, et constitue vraiment la cerise sur le gâteau à la crème de prozac qu'est l'ambiance de OFF. Les fréquences semblent résonner directement dans notre tête, comme si l'irréalité accomplie avait finit par prendre le dessus sur notre système nerveux... ou peut-être pas. On ne sait pas.
OFF a beaucoup de choses à dire sur nos mondes - celui du Batteur, comme sur le nôtre. Mais il ne crie pas, il chuchote ; à nous de tendre l'oreille pour mieux entendre son discours sans queue ni tête, et à nous aussi d'imaginer les mots qui viendront remplir les espaces restés blanc dans ces phrases énigmatiques. OFF n'a pas été capable que de fournir une expérience de jeu d'une qualité rare, mais aussi de prouver que tout était possible : À partir de quasiment rien, Mortis Ghost et Alias Conrad Coldwood sont parvenus à créer là une œuvre hors-norme. Elle n'aura peut-être pas maqué l'Histoire officielle - pas encore ? - mais elle aura bien laissé une trace indélébile sur les joueurs qui ont eu la bonne idée de faire fi de leurs éventuelles idées reçues sur les productions RPG Maker. Ouais, même les plus grands réussites des triple A peuvent être rivalisés par les ectoplasmes de papier du monde de OFF... et ça, on en est certain.
Voilà donc qui clôt mon article sur OFF, louangeur s'il en est. Vous pouvez toujours trouver le jeu en Français là où il a été publié la première fois, sur Oniromancie. Si vous êtes intéressé pour quelque raison par la version anglaise, elle a un topic dédié sur Starmen.net. Sachez aussi que, depuis, Mortis Ghost et ACC ont travaillé sur d'autres jeux ; notamment l’inénarrable Dark Soul.ace2 sorti en 2010, développé en collaboration avec d'autres vétérans du making comme Saturnome, eXaHeVa, KP, Unikfingers ou encore Sylvanor. Vous pouvez aussi suivre Mortis sur son blog Anticosmo 97,6% et ACC sur sa chaîne YouTube.
Mais j'ai mieux ! En effet, j'ai pris l'opportunité de cet article pour demander à Mortis et ACC ainsi qu'à la Reconstructed Game Team responsable de la traduction anglaise s'ils voulaient bien répondre à de petites interviews ; ce qu'ils ont bien gentiment accepté. Mortis m'a même fait un dessin, trop cool ! N'hésitez pas à y jeter un œil, on y a apprend plein de trucs intéressants.
http://www.artcorekirbies.fr/perso/off/