Si il y a bien quelque chose qui démarque l'industrie du jeu vidéo de celle du cinéma, c'est la question des auteurs. Car même si les blockbusters des salles obscurs ne portent que rarement la marque unique et reconnaissable de leur réalisateur, le cinéma de ces dernières décennies a été largement influencé par des géants, comme Spielberg, Scorcese, ou par une miriades d'artistes moins connus et plus intimistes comme Cronenberg ou Lars Von Trier.


A l'inverse, quand il s'agit de se demander qui a fait le jeu vidéo moderne, seuls quelques noms émergent. Myamoto, Ancel et Raynal en France, Kojima... A tous, on a reconnu une vision du jeu vidéo, un apport substantiel, une influence sur ce qui fut conçu après eux. Et bien mon sentiment, après avoir fini, platiné et retourné God of War en long, en large et en travers, c'est que Cory Barlog rejoindra bientôt ce club très fermé.


Et le moins qu'on puisse dire, c'est que Cory revient de loin. Depuis Lead Animator sur le premier jeu (arrivé là par hasard, lui qui ne voulait pas réellement bosser dans cette industrie), jusqu'à se retrouver en charge de la série à partir du deuxième opus et une partie du troisième, l'homme fut à la fois un intime du Kratos des épisodes principaux mais assez éloigné des quatre spin offs. Quelques années en dehors de Santa Monica Studios ne plaidaient pas non plus pour qu'il soit choisi pour poursuivre la série du dieu de la guerre (et de la testostérone). Mais Cory est revenu, avec dans ses bagages quelques leçons fort utiles qu'il a tiré à un maître du cinéma ; George Miller.



Working with him, and starting to understand why drama occurs, why conflict feeds into the development of all the characters--that kind of put glasses on me to help me understand like, "Wow, I really don't understand drama."



Cory Barlog et George Miller ont bossé ensemble sur un projet de jeu Mad Max Fury Road, et le papy semble avoir eu envie de s'investir très directement dans le projet, au point de "coacher" son collaborateur, notamment sur l'écriture. Dans une interview pour Gamespot, Cory explique comment Miller a révolutionné sa manière de voir et d'écrire du drame. De l'importance de toujours poser un élément de tension, à l'arrière plan, qui empêche l'apaisement du spectateur, qui fait lentement mais sûrement monter l'angoisse de l'évènement dramatique, et de l'importance de tisser des liens forts entre les personnages pour que cette tension s'exacerbe à chaque obstacle dans leurs relations.
C'est seulement fort de cet enseignement que Barlog s'est senti suffisamment inspiré pour prendre les rênes du nouveau projet God of War, sentant qu'il pouvait enfin y apporter du neuf, et renouveler la licence. En outre, au fil du développement, Barlog a eu des maux dans sa relation avec son fils, qui lui reprochait son absence générale. Ces difficultés, le game director a décidé d'en imprégner son jeu, avec l'idée que cette histoire, réelle et vécue, donnerait de la force à son oeuvre.
Et BOI, il ne s'est pas trompé.


"We must be better."


Cette longue introduction est, à mes yeux, nécessaire pour comprendre la démarche de Barlog, et son application pratique dans le jeu, mais à présent, entrons dans le vif du sujet.
Pour ceux qui dormaient au fond, God of War est donc l'épisode qui fait suite aux évènements de God of War 3 et qui fut développé pendant 5 ans, après la sortie de GoW ascension, le dernier spin off en date, échec commercial et critique relatif. En rupture avec ses prédécesseurs, jusque là très semblables, ce nouvel opus quitte pour la première fois la mythologie grecque pour nous plonger dans les mythes païens scandinaves, avec son lot d'Ases, de mondes liés à l'Yggdrassil et de nains, elfes ou trolls en tous genres. Kratos a fui le théâtre de ses massacres et a trouvé un répit et un nouvel amour au nord, auprès d'une femme, Faye, qui lui a donné un fils, Atreus. Au commencement de l'aventure, Faye est morte et a demandé à son mari et son enfant d'apporter ses cendres au sommet de la plus haute montagne. Père et fils, qui se connaissent et s'apprécient peu, vont donc devoir faire ce chemin ensemble, apprendre à s'apprivoiser et surmonter les obstacles sur leur route, notamment un étranger décidé à les pourchasser pour une raison inconnue.


La première chose qui frappe l'habitué de la série, c'est la caméra. Les anciens GoW nous avaient habitué à une caméra plutôt lointaine, qui offrait une excellente vision des arènes de combat et permettait de défoncer des ennemis à la chaîne, avec des cinématiques copiant les codes du cinéma classique. A présent, la caméra est plus proche, presque à l'épaule, plus dynamique et surtout, en plan séquence constant du début à la fin du jeu (nous y reviendrons). Les premiers combats s'en ressentent ; moins d'ennemis, une hache pour seule arme, qui peut être envoyée puis rappelée façon marteau de Thor, Kratos n'a donc plus d'immenses chaînes permettant des combos infinies sur des foules de mobs. Chaque ennemi devient ainsi un danger potentiellement mortel (du moins en difficile) et le bouclier ne sert pas qu'à la décoration.
Au final, le nouveau rendu est une petite trahison des habitudes de la série (certains ne l'ont pas pardonné au jeu) qui, à mon sens, est un vrai pas en avant, car on perd en impression de grandeur ce qu'on gagne en tension viscérale. Dans les anciens GoW, on ne craignait réellement que les monstres emblématiques (Minotaures, Méduse, Chimère) tandis que l'arène était presque polluée par des petits mobs sans importance, tant ils semblaient être là pour se faire massacrer. Ici, le moindre Draugr a un comportement retord, qu'il faudra assimiler pour savoir quand et comment frapper. On s'éloigne de l'ADN hack'n'slash pour entrer plus dans un jeu d'action. Je comprends la déception des puristes, moi j'adhère.


D'autant que ce God of War apporte une nouveauté majeure dans la série : Un second personnage, le fiston de Kratos, que l'on ne contrôle jamais complètement, sauf en lui commandant de tirer des flèches ou de déclencher des pouvoirs, mais qui s'avère, au fil du temps, de plus en plus utile au combat, au point de devenir indispensable au delà d'un certain point du jeu. Mais non seulement Atreus est une réussite en terme d'IA (il ne vous gêne presque jamais, ne traîne pas dans ses déplacements, vous donne des indications, vous prévient de certaines attaques et va parfois immobiliser un ennemi), c'est aussi une grande réussite en terme d'écriture.


"This boi isn't your past, he is your son."


God of War avait toujours été une histoire de vengeance, à l'exception d'un spin off évoquant la quête de famille de Kratos. Cet opus met clairement en avant la relation du père et de son fils, comme le fil rouge de l'histoire. Depuis une distance abyssale entre les deux, qui se réduit au fur et à mesure que Atreus grandit et que Kratos émousse le tranchant de ses mots comme de son silence. Une relation marquée par son lot de disputes et de blessures (après tout, quelle famille peut se venter d'y échapper ?). Globalement, God of War m'a parut plus humain, plus émotionnel aussi que ses aînés, où la colère de Kratos envahissait et écrasait tout le reste (même si Pandore était déjà une belle tentative d'humaniser le personnage dans le 3).


C'est un véritable attachement qui finit par se nouer entre le joueur et ces deux personnages, dont les échanges sont parfois d'une gravité de cimetière et parfois d'un humour assez fin qui touche juste, comme le fait que Kratos soit incapable de bien raconter des histoires. Plus profondément, le lot de non dits entre les deux agit comme une épée de Damoclès tendue au dessus d'eux, et surtout du fils qui en souffre très littéralement. Cory applique ici avec maîtrise le conseil de George Miller : la tension ne vient pas juste des ennemis que l'on affronte mais aussi du silence pesant que Kratos oppose aux questions de son fils, qui le dévorent. D'où un enjeu moins guerrier et plus émotionnel très prenant. L'impact de ce choix est, de plus, décuplé par la mise en scène : le choix d'une caméra en plan séquence, proche des personnages, crée ainsi une sensation d'intimité très forte avec les personnages. Les voix sont proches, les visages également, et on capte bien mieux les différentes émotions, même celles que Kratos voudrait cacher.


Et à ce niveau, le jeu est magistralement servi par un Christopher Judge en grande forme, qui trouve dans ce rôle un nouveau rôle iconique qui lui va comme un gant. Difficile de préférer le vieux Kratos hurlant la moindre de ses répliques avec des accents nanardesque quand on a entendu Judge hurler de rage puis de peur pour son fils. Son Kratos n'est pas vraiment adouci, il est aiguisé, discipliné. Une évolution qui correspond au ton de l'aventure. A l'inverse, le Atreus interprété par ce maître en devenir de Sunny Suljic (je call) se dévoile tout en innocence, en vulnérabilité et en nuances ; au final, il est impeccable dans son jeu malgré un rôle difficile.


Je pourrais continuer longuement sur les personnages secondaires, la beauté du jeu, la réinterprétation des mythes que je trouve très intelligente (le rapport au temps est monstrueux dans ce jeu, quand on fait attention aux détails), l'OST sublime. Mais je préfère parler du coeur de la question : God of War raconte une belle histoire, mais le fait il bien ?!


" You are too quick to temper. You are rash, insubordinate and out of control ! "


A mon sens, c'est là que quelque chose a bloqué chez certains fans de la licence, qui s'était habitués à un déluge de combats titanesques, à une échelle gigantesque, et à un rythme frénétique. Dans un God of War, on allait d'arènes en arènes, éventrant dieu sur dieu en s'échauffant sur quelques minotaures. Ca n'est plus le cas. Si le début du jeu est assez linéaire, on arrive assez vite dans une immense zone qui fonctionne un peu comme la plaine d'Hyrule de Zelda Ocarina of Time : un grand hub d'où aller explorer d'autres zones. Libre au joueur d'explorer ou de rusher, mais le rythme en est fatalement ralenti : on ne va pas trucider de dieu en boucle dans ce God of War. D'autant plus qu'il s'agit du premier opus d'un nouveau chapitre de Kratos ; Barlog est assez évasif sur le nombre de jeux qui traiteront de la mythologie nordique mais Sony annonce déjà 5 jeux. Rien d'anormal à ce que les développeurs en gardent sous le coude pour ne pas brûler toutes leurs cartouches.


Cela étant dit, il est indéniable que ce ralentissement global est un choix de game design pleinement réfléchi, le nombre de boss ayant drastiquement chuté. Or, le studio aurait pu épargner les dieux mais remplir le jeu de boss plus oubliables. Et il est vrai que ce God of War a moins d'ambition dans l'échelle de ces combats. Est-ce que je le regrette ? Non. Déjà parce que le challenge, en hard, est présent, surtout dans les chambres cachées d'Odin (pour ne pas spoiler) et dans les mondes optionnels, mais surtout parce que cette rareté du combat titanesque fait que, lorsqu'ils arrivent, leur impact est décuplé. A cet égard, même si le combat final est à mon avis trop simple, sa mise en scène compte parmi ce que God of War a fait de mieux.


Et le reste de l'aventure ?
J'adore. Evidemment, j'adore. Je suis de l'école Zelda donc forcément, quand on m'offre un monde semi ouvert avec plein d'exploration, de secrets à trouver, de lore à apprendre et de quêtes sympas, avec des combats épiques, je suis aux anges. Je conçois que pour les puristes, c'est un changement un peu dur à avaler. Mais pour moi, God of War coche toutes les cases, avec en plus une dimension rpg pour le fait de pouvoir façonner le style de jeu de son perso (Gros bourrin, attaques magiques, tank) qui permet de renouveler régulièrement le gameplay.


Je conseille d'ailleurs de jouer en hard. Ca promet quelques game over au début mais le challenge offert est vraiment intéressant car il pousse à penser sa stratégie avant certains combats au lieu de juste foncer dans le tas comme un animal. Dans ces situations où le défi est relevé, l'aspect viscéral et tendu du gameplay fonctionne alors à plein et on se surprend à faire des parades parfaites sans y avoir vraiment pensé et on jouit d'autant plus quand une attaque risquée a payé.


"This path you walk. You will find no peace. I know."


Donc au final, on peut dire de God of War que c'est un jeu d'action/aventure qui fera date pour la maîtrise de son gameplay et l'excellence de sa narration (ce sur quoi Cory Barlog sera une influence majeure ces prochaines années je pense), mais que ça n'est pas le God of War qu'attendaient les puristes de la saga. Est-ce à dire pour autant que cet opus renie son passé ?


On serait tenté de le croire, étant donné que le décor et des éléments de game design importants ont changé. A mon sens, c'est faux. Je pense que God of War a fait comme son personnage principal ; il a mûri. Les derniers spin offs avaient montré un essoufflement assez indéniable, sauf auprès des fanatiques, révolutionner la série était nécessaire à sa survie. Barlog a réussi sur ce quoi de nombreux autres se sont cassés les dents : Donner un nouveau souffle, une impulsion qui lance GoW sur une nouvelle lancée pour au moins plusieurs jeux. Et quand on sait à quel point il a galéré, combien il a été difficile pour lui de convaincre les autres développeurs que sa vision était la bonne et qu'il n'allait pas tout ruiner en voulant évoluer, on ne peut que tirer son chapeau.


God of War est plus qu'une ballade en Midgard pour décimer des dragons. C'est une oeuvre, d'auteur, sur la famille, sur un père et son fils, sur le cheminement du deuil. Deuil d'une personne chère, deuil aussi d'une souffrance et d'une culpabilité. C'est un jeu qui ne s'oublie pas dans son histoire, mais sait comment raconter celle ci en emportant le joueur dans un flot épique et intime. C'est enfin la renaissance d'une saga à laquelle plus grand monde ne croyait.


Pour God of War aussi, Ragnarok a eu lieu. Et dans les cendres de l'ancien monde en naît un nouveau, plus éclatant, fort du passé, confiant dans l'avenir.

Llanistar
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le 24 janv. 2019

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