Cette critique sera séparée en trois grandes parties pour satisfaire un public hétéroclite. La première sera plutôt descriptive et sera destinée aux personnes envisageant l'acquisition du jeu. Vous qui souhaitez lire ce texte uniquement pour prendre une décision d'achat, soyez serein, je ne révélerai rien sur l'intrigue. La seconde partie racontera mes deux premières heures sur le titre. Je vous ferais part de mon ressenti et des réflexions que j'ai eu lors de ce premier contact. La dernière sera mon opinion sur la totalité du jeu avec le recul.
Gods Will Be Watching est un jeu espagnol créé par le studio Deconstructeam et publié par Devolver Digital en 2014. Grâce au succès critique et commercial de son jeu, on peut dire que Deconstructeam est devenu un développeur indépendant remarquable à l'échelle de son pays voire même sur la sphère internet. Composé uniquement de trois personnes - Jordi de Paco, Marina González et Paula "Fingerspit" Ruiz - ce studio est aussi à l'origine du récent Red Strings Club (2018). Devolver Digital est quant à lui un éditeur connu pour soutenir des studios de développement et commercialiser leur jeu sans forcément intervenir dans leur processus créatif. Ils ont notamment commercialisé Hotline Miami (2010) et Shadow Warrior (2013).
I / Je suis directeur des ressources humaines, et vous ?
Vous remarquez que dans la description tirée de Wikipedia ci-dessus j'ai pris soin de ne pas écrire le genre auquel appartient Gods Will Be Watching. On parle essentiellement de point&click sur ses fiches de description. Quant aux tests et les avis généraux, ils le placent plutôt dans la catégorie de jeu à choix moraux. Débattre à propos des genres des jeux ne m'intéressent pas en temps normal, mais il faut reconnaître que celui qui achète le titre de Deconstructeam avec ces catégories en tête risque fortement d'être déçu. N'ayez pas comme attente un The Secret of Monkey Island (1990) moderne ou un The Walking Dead (2012) en pixel-art, votre appréciation du jeu en serait biaisée.
On ne clique pas sur tous les éléments du décor à la recherche d'une solution pour une énigme farfelue dans Gods Will Be Watching. On ne sélectionne pas non plus des dialogues dans une optique de jeu de rôle ou d'appropriation du personnage. Gods Will Be Watching vous met plus dans la position « d'un directeur en ressources humaines » que d'un aventurier ou du héros cornélien. En ce sens, tout ne sera qu'une question de gestion de ressources, de paramètres et de jauges (invisibles) dans un temps imparti. Vous jouerez le Sergent Burden qui sera amené dans six actes à gérer les situations de crise allant d'une prise d'otages à la survie d'un groupe en forêt sur une planète perdue. Le jeu sera difficile. Il questionnera moins votre moral et votre éthique que votre capacité à prendre des décisions efficaces et pragmatiques tout en étant capable de faire face à des événements aléatoires. De la même façon, le jeu ne s’attardera pas sur les conséquences de vos actes à travers un scénario malléable, mais multipliera les échecs pour vous pousser à bout intellectuellement et mentalement.
À ceux et celles qui doutent encore s'ils doivent acheter ce jeu. Posez-vous ces questions. Qu'est-ce qui vous importe le plus quand vous jouez ? Vous exprimer en tant qu'individu, vous projeter dans cet espace transitionnel qu'est le jeu, mesurer les conséquences dans vos actions sur ce même univers fictif ? Ou vous confronter à un système de jeu, peser le pour et le contre des décisions à prendre, vous perdre dans le moment présent, dans la réalisation des objectifs, sans regarder derrière ou devant vous sur le chemin balisé que trace les développeurs ?
La réponse à cette problématique fera la différence entre ceux à qui je conseillerai le titre et les autres. Ceux qui penchent vers la seconde option plutôt que la première, Gods will be watching est fait pour vous, et si vous ne supportez pas l'aléatoire choisissez le mode "énigme". Vous pourrez dés lors profiter d'un univers de science-fiction dépeint avec subtilité, des tableaux en pixel-art et d'un scénario entièrement au service de l'une des expériences de jeu les plus originales qu'il m'ait été donnée de jouer.
II/ Toute première fois, tou-toute première fois ~
Le premier contact est quelque peu abrupt. Après un dialogue introduction, le joueur est catapulté un an avant les événements de l'histoire pour revivre une prise d'otage orchestrée par un groupe terroriste dans une station spatiale. Une poignée de personnages dialoguent avec des petites bulles de texte et on se rend compte surpris qu'on incarne l'un des terroristes. Seconde surprise : notre chef nous annonce qu'il va devoir pirater l'ordinateur lui-même pour obtenir un puissant virus et que la gestion de la prise d'otage est de notre responsabilité désormais. Moi, habitué à jouer le brave soldat écervelé dans des FPS sur console, suis contraint de prendre des responsabilités et de gérer au bas mots la vie de quatre personnes innocentes avec mes camarades armés face aux forces de l'ordre. Okay, okay, je vais y arri... [Message de Game Over.]
Dans une précédente critique, je reprochais à un jeu d'action de ne pas me laisser le temps en tant que joueur d'assimiler de nouvelles informations et de faire naître en moi une frustration nuisible à n'importe quelle expérience de jeu. Cette réflexion peut être approfondie avec Gods Will Be Watching. La première heure de jeu est ardue, un véritable pic dans la courbe de difficulté, moins pour des raisons de performance et d'aléatoire que pour des raisons d'apprentissage. J'assimilais énormément d'informations comme le système de jeu n'était pas commun et je perdais bien plus souvent parce que j'ignorais comment fonctionner une mécanique qu'à cause de la difficulté de ladite séquence. Libre à vous néanmoins – et c'est là la différence avec un jeu d'action - de demander aux autres personnages comment fonctionnent les mécaniques de jeu avant de vous lancer. Personnellement, je tâtonnais seul en lisant tout en diagonale. L'utilisation d'un système de tour à la manière des échecs vous laissent suffisamment de temps pour apprendre et réfléchir. Les erreurs sont relativement permises car elles n'entraînent pas un échec immédiat – il est toujours possible de s'en sortir in extremis – et s'avèrent très enrichissantes pour la compréhension du tout.
Pour faire simple : le début de Gods Will Be Watching est l'un des passages où l'on meurt le plus, pas parce qu'il est plus difficile mais parce que le joueur apprend tout du système.
Chaque défaite dans ce premier acte me rapprochait de la victoire finale, chaque partie était l'occasion d'apprendre comment fonctionnait le système de jeu et la problématique posée. Les deux premières heures de Gods Will Be Watching fut la meilleure introduction de jeu qu'il m'ait été donné depuis bien longtemps. La situation est dramatique, le système permet d'exercer sa liberté et les micro-choix sont intéressant face à une difficulté impitoyable. Deconstructeam a créé le jeu que j'attendais depuis Bioshock et The Walking Dead, un jeu à choix où l'humain et la psychologie recouvrirait le système de jeu pour nous pousser à prendre des choix difficiles sur le plan humain ET sur le plan ludique. Prenez juste la gestion de la psychologie des otages. Ils se mettent à sortir des phrases comme quoi ils sont anxieux, paniqués ou confiants quant à leur survie au fil du chapitre. Votre rôle est de suffisamment les intimider pour qu'ils ne s'échappent pas sans pour autant les pousser à commettre un acte suicidaire. Toute la subtilité de la gestion de cette « jauge de morale » vient du fait qu'elle est invisible ! Il vous faut lire l'animation et la posture des otages, retenir quelle phrase amènera telle réaction au tour suivant et penser au fait que vos actions sur un seul individu affecte tout le groupe. L'aléatoire n'est que la cerise sur le gâteau, la petite touche d'imprévu qui vient illustrer un constat tout simple : l'Homme n'est pas rationnel et l'imprévisible peut bien arriver malgré notre maîtrise de la situation.
Vous comprenez pourquoi j'écrivais que le jeu interrogeait moins notre moral que notre esprit tactique. On ne vous demande pas jouer un sain ou un salaud comme cela vous chante, on vous demande de gérer une crise. Vous voulez garder en vie tous les otages ? Vous souhaitez les torturer physiquement et psychologiquement ? Les deux options sont possibles, mais tout aussi difficile à mettre en œuvre. L’éthique, c'est bien beau, mais face au poids de la réalité et des circonstances, ce sont nos actes et nos choix qui font que nous demeurons dans une zone grise et moralement douteuse.
Bon. Puis après une heure et demi de jeu, j'ai atteint le chapitre deux et après une poignée d'heure plus tard, j'ai terminé le titre. Et... je fus un peu déçu.
III/ Un jour sans fin
J'étais plutôt emballé par le fait de jouer à un jeu où les choix a priori moraux mener à des conditions de victoire ou de défaite. Un jeu où on dépassait le simple modèle de fiction interactive pour une expérience plus traditionnelle avait vraiment de quoi me plaire. Le second chapitre m'a refroidi et l'enthousiasme venait et s'en allait au gré des dialogues et des idées de jeu. Si on excepte l'avant dernier chapitre qui est plutôt tendu et l'épilogue qui fonctionne par un pur apprentissage par erreur (die&retry), le jeu devient moins difficile. Ce n'est pas un problème, mais la conséquence d'un autre. Celui de l'absence de conséquence et du choix du jeu de faire dans le métadiscursif.
J'ai bien conscience que produire un premier jeu à l'échelle de trois personnes peut être une expérience difficile à l'issu incertaine. Face à une telle incertitude, on ressent l'envie de tout mettre, pousser sa création dans ses derniers retranchements et synthétiser toute la vision qu'on a de notre média si possible. Je connais ce sentiment, je le perçois face à la conclusion de Gods Will Be Watching et son générique de fin. Chers développeurs, vous êtes partis très loin dans l'écriture du Sergent Burden, l'utilisation de la musique dans le chapitre 5 m'a noué les tripes durant toute la séquence, le combat final avec ses allures de dialogues philosophiques était sublime... Mais était-ce nécessaire de faire une mise en abyme ? Était-ce nécessaire de briser le quatrième mur ? J'ai un rapport très particulier avec ce procédé artistique. Dans la série des Metal Gear Solid, dans Doki Doki Litterature Club ou Undertale, le caractère méta est tantôt la finalité de l'expérience de jeu tantôt la cerise sur le gâteau. Dans Gods Will Be Watching, même en ayant un intérêt en soi, ils ne masquent que difficilement les errements du système de jeu et les incohérences scénaristiques. Je m'explique.
Dans les chapitres 2, 3 et 4, on gère les vies des membres de notre équipe. Cela veut dire qu'ils sont susceptibles d'apparaître dans les cinématiques et qu'ils sont nécessaires pour la suite du scénario. Or, il est possible de les voir mourir à cause d'un mauvais choix de notre part dans un chapitre, mais de les voir apparaître dans le suivant. Vous avez donné un vaccin incomplet à votre meilleur ami et il en est mort ? Ce n'est pas grave. Tant que vous gagnez le chapitre, c'est tout ce qui compte ; le personnage réapparaîtra au chapitre suivant. Dans ces conditions le jeu est dans la négation du joueur et des conséquences de ses actes sur le scénario. S'ajoute à cela une difficulté bien moindre, puisqu'on n'est pas réellement puni par le système de jeu pour avoir perdu des personnages.
Comment le jeu justifie une telle situation ? Indirectement, il le fait par le personnage de Burden. Un personnage qui est littéralement conscient de n'être qu'une marionnette dans les mains des dieux et d'avoir vécu les mêmes situations des centaines de fois. Il prend métaphoriquement conscience de n'être qu'un personnage de jeu vidéo (hardcore en plus). Partant de là, il est tout à fait probable qu'on joue sur les différentes temporalités qu'il a expérimenté. La ligne temporelle du chapitre 3 n'est sans doute pas la même que celle du chapitre 4. Ce n'est pas une explication très perchée quand on est attentif aux déclarations de Burden. Néanmoins, ce choix précis d'imbriquer le scénario et le système de jeu, je le trouve à moitié pertinent à moitié facile. À choisir entre un jeu qui est dans la négation du joueur et un jeu sans mise en abyme, j'aurais préféré le second. Le jeu vidéo conscient de soi, profondément postmoderne, je dis oui, mais Jeu, prend conscience de moi, misérable joueur. Gods Will Be Watching est cohérent artistiquement, et je salue toujours la cohérence. Mais posons la question à l'envers : si le jeu avait retenu les conséquences du joueur en aménagent sa difficulté et son scénario, tout en conservant ses trois derniers actes, est-ce que la cohérence et le propos auraient été mise à mal ? Non. Est-ce que les actes du joueur aurait plus valorisé et l'expérience globale aurait été plus forte ? Je suis sûr que oui.
Mais je souhaite moins ré-imaginer le jeu de Deconstructeam que rendre compte du sentiment de gâchis qui a côtoyé mon enthousiasme et mon implication durant ma partie. Gods Will Be Watching demeure un titre excellent et je suis heureux de l'avoir fait. Une expérience à prendre malgré certains choix qui ne me parlent pas en tant que joueur. L'originalité du système de jeu surpasse ses défauts. J'en suis sorti avec la certitude d'avoir joué à un titre aussi confidentiel qu'exceptionnel, aussi singulier qu'imparfait. Il faut vraiment avoir un œil sur ces développeurs. Je conclurai même : les dieux devraient les regarder.