"War is not the answer, but it sure is fun"
GTA, ou ce jeu obscène auquel on joue en cachette à 13 ans chez un pote aux parents suffisamment laxistes, alors qu'il faut en avoir le double pour en appréhender toute la subtilité. L'histoire étonnante d'un premier vieux jeu médiocre et oublié de tous dans les années 90, ayant enfanté d'une désormais méga-franchise de 15 titres dont celui-ci, dernier opus, a pulvérisé tous les records. Et ce qui peut paraître de loin comme un jeu con-con pour ados et chantre du conformisme ricain recèle une profondeur étonnante, hymne à la transgression, aux rebuts de la société et à ses désaxés en tout genre.
Bienvenue dans un jeu, mais ça tout le monde le sait, où l'argent est roi, où tout est bon pour amasser du beef. Car-jacking, fusillades, violence gratuite, sexe, drogue, prostitution, réglements de comptes, trafics de drogue. Un jeu où l'on peut conduire comme un taré en toute impunité, braquer des bijouteries pour se payer une Bugatti, où l'on peut faire sauter un campement entier de bikers et faire s'effondrer la baraque de l'amant de notre femme, un jeu où il faut littéralement aller aux putes et boire du whisky pour régen sa barre de vie.
Mais pas seulement. Car effectivement, si GTA se résumait à un bête jeu de bagnoles au langage fleuri où on peut faire des doigts aux flics et tripoter du nichon dans les strip-clubs entre deux gunfights, ça ne suffirait quand même pas à expliquer un tel engouement populaire: 1 milliard de recettes le premier jour de sa sortie, rendez-vous compte!
Dans GTA V, vous incarnez tour à tour 3 types comme autant de déchets du rêve américain chacun à leur façon, 3 paumés près à tout pour s'en sortir et devenir les rois du monde, et tous attachants malgré leurs vices nombreux mais terriblement humains. Franklin, le jeune black galérien englué dans le ghetto, qui passe son temps à dépanner un cousin trop défoncé pour honorer sa présence au travail, et qui cherche à vivoter avec des mauvais coups auprès de blaireaux de deux fois son âge qui le tirent par le bas de par leur abyssale connerie. Michael, le braqueur à la retraite, blasé mais impulsif, rangé des voitures dans sa prison dorée de villa où il se laisse mourir d'ennui entre une femme infidèle et ingrate, un fils larvaire bon à rien et une fille cruche qui veut devenir actrice porno ou starlette de télé selon le jour. Et enfin, celui qui est souvent désigné le préféré des joueurs car le plus haut en couleurs, le plus extrême, le plus mémorable de cet opus: Trevor, le trafiquant de meth dégueu et asocial constamment sous speed, psychopathe et imprévisible, ultra violent et extrêmement drôle tout à la fois, capable de massacrer un gang entier pour une histoire de meuf, au regard terrifiant et aux punchlines incroyables, et dont les tirades enflammées et la démarche animale jusqu'au jeu de sourcils semblent avoir été pensées pour un rôle de Jack Nicholson.
GTA est finalement presque plus une tranche de vie américaine, entrecoupée de fusillades, courses-poursuites etc, que l'inverse. Tout le monde y a droit à son déglinguage en règle de la société actuelle. De par l'étendue et la diversité de son open-world et des mondes qui le composent (de Beverly Hills aux gangs de bikers crasseux défoncés à la meth), foisonnement de dialogues partout où il est possible d'en caser, succession de saynètes étranges, bestiaire de personnages terriblement cinématographiques, situations inopinées et événements générés aléatoirement, GTA dissèque le mode de vie américain dans toute sa magnifique vacuité et son élégante vulgarité qui le caractérise tant. Une incroyable bande-son participe de cette immersion totale dans le sujet: 20 stations de radios thématiques pour triper sur les routes en compagnie de tous les monstres sacrés de la culture ricaine, environ 250 morceaux au total, de Kendrick Lamar à Willie Nelson en passant par Flying Lotus (avec aux voix des speakers, Pam Grier, Bootsy Collins et tant d'autres) mais aussi faux flashs infos et émissions de talk show qui jettent un regard acéré sur la crise économique, les clivages politiques ou encore le climatosepticisme. Dans le même genre, vous pouvez aussi vous affaler dans le salon, regarder la télé et sa pléthore de fausses émissions drolatiques: dessins animés improbables et obscènes dans le style bigger than life de South Park (les Republican Space Rangers, super-héros enfantins à la gloire des pro-life et du IIe Amendement...), ou bien Star ou Tocard, télé-crochet lénifiant porté par un présentateur prédateur sur les bords et dont les membres du jury ne s'expriment que par des placement de produits; mais aussi parodies de pubs outrancièrement drôles, et j'en passe...
Un soin particulier a été donné aux personnages secondaires, tous plus barrés les uns des autres. entre le vendeur de flingues qui essaye de façon malaisante d'avoir l'air street alors que ce ringard habite chez sa mère; le comparse à moitié attardé de Trevor qui a un fort défaut d'élocution tellement qu'il s'est charcuté la bouche de piercings; Mary-Ann la quadra célib et asociale qui try-hard son jogging en gueulant sa haine des hommes; le bouffonesque Lamar qui fait pitié à jouer le gangsta du ghetto à quarante piges et aligne les coups foireux; la tante Denise qui hurle des slogans féministes pendant sa séance de yoga et passe une diplôme de coach en rééducation du périnée... Et je ne parle même pas des "Détraqués", palanquée de personnages frapadingues qui nous offrent des missions secondaires: un journaliste people libidineux qui ne pense qu'à dénicher des sex-tapes d'adolescentes coqueluches du show-biz, un politicien totalement perché qui milite pour la dépénalisation d'une weed tellement forte qu'on a l'impression de se faire enlever par des extraterrestres quand on la fume, un couple d'anglais très distingués qui fouillent les poubelles des quartiers chic à la recherche du moindre bout de machin ayant appartenu à une star, un tocard qui tue le temps en tirant dans les pneus des voitures qui passent, un hobo complotiste qui cherche des morceaux de soucoupe volante crashée dans le coin et j'en passe...
GTA se targue même d'un internet virtuel au sein du jeu. pas nôtre internet, non, mais un pastiche d'internet, avec plusieurs dizaines de pages interactives. On y trouve en vrac des pages ayant un réel intérêt de gameplay ou de roleplay: cours de la bourse, pubs de magasins d'armes à la gloire du IIe amendement, vente de véhicules... Mais aussi un peu de n'importe quoi, où tout le monde en prend pour son grade: sites de ventes proposant de se rajeunir avec des injections de formol, régime amaigrissant à base d'urine, magasins de vêtements ouvertement "pour gosses de riches crypto-rebelles", militantisme politique avec ses tests du type "êtes vous un vrai patriote?", escroqueries de gourous new-age, générateur aléatoire de scénario hollywoodien, sites vantant les mérites du freeganisme (consistant à manger ses propres détritus), magasins bio proposant des sacs de course en toile à 50 euros, mais aussi parodies de réseaux sociaux, où l'on peut espionner les personnages croisés en jeu, ou bien suivre l'actu commentée dans le style enflammé et ovin propre aux dégénérés qui lurk dans notre monde sur Twitter. Enfin, parmi la multitude d'activités annexes disponibls en ville, vous pouvez aller au cinéma admirer une version trash et désespérée de Wall-E, une parodie de film européen intello trilingue et au discours abscon, ou encore un vrai faux film e catastrophe extraterrestre. Hollywood en prend aussi pour son grade, entre producteurs cyniques, acteurs douchebag et incompétents, célébrités décadentes et fabriquées de toute pièces (en pleine partie de jambes en l'air, un couple de stars supposément ados pour la télé mais ayant en réalité plus de 20 piges discutent de quand est-ce qu'ils vont faire fuiter leur première sex-tape) et films tellement taylorisés que même leurs résumés n'essaient plus d'y faire croire.
Ajoutons que la satire et la transgression généralisée devient même subversive. Lorsque Trevor, pris d'une rage meurtrière inouïe à cause d'une remarque sur son accent canadien, massacre au lance-grenades des militaires par camions entiers en hurlant que c'est à cause de lopettes pareilles qu'on a perdu la guerre en Irak; ou lorsqu'à plusieurs reprises un mystérieux informaticien nous embauche comme tueur à gage, pour déclencher un krach boursier en allant ni plus ni moins que buter les patrons de Twitter et Facebook réunis, eh bien, je me dit que je n'ai jamais vu un truc pareil, et encore moins dans un produit culturel de masse comme celui-ci.
GTA tape toujours juste, même si c'est parfois avec outrance, il ne tombe jamais dans la critique facile et la remise en question pas drôle, préférant le constat mordant et la satire hénaurme. Comme s'il était conscient de son statut inconfortable de superproduction qui veut tailler le culte de l'argent-roi et l'hégémonie culturelle alors qu'il va rapporter des millions à ses actionnaires et influer toute une génération de jeux-vidéos à lui tout seul.
Je pourrait parler longuement es nombreuses qualités de jeu de GTA, la variété des véhicules dispos et les 70 missions du mode histoire, qui vont de l'infiltration style film d'espionnage au bombardement aérien de gangs concurrents (!!!) en passant par la descente de gratte-ciel en rappel et les fusillades invraisemblables toutes droites sorties de Heat; la capacité à switcher entre les 3 personnages à n'importe quel moment, ce qui rajoute à la fluidité cinématographique du bidule; la jubilation que l'on a à simplement traîner dans les rues pour se balader, faire les activités annexes (faire grimper les stats de notre personnage en lui faisant faire du sport, lui acheter des fringues, tatoos, aller au strip club, s'embrouiller avec des dealers dans la rue...), la vie qui se dégage de cette ville avec ses différents quartiers, différentes ambiances et façons de faire des gens, la nervosité des séquences d'actions, l'intelligence des flics difficiles à semer...
Alors passons rapidement sur les quelques défauts qui n'empêchent pas de profiter de noter bonheur: la frustration devant quelques bâtiments alléchants qui auraient mérité une modélisation d'intérieur (hotel de ville, banque, quelques boutiques de plus?), la faculté un peu abusée d'avoir sur soi à peu près toutes les armes et munitions que l'on veut à la fois, qui tranche avec la volonté de réalisme...
GTA V est une oeuvre-somme sur notre monde et notre société, un objet étonnant qui conjugue intégrité thématique et succès commercial écrasant. Ainsi même les plus récalcitrants du genre ou du médium concerné devraient y jeter un oeil. Quant à ses détracteurs, ne pointant du doigt dans cet objet sulfureux et subversif que sa violence et son obscénité extrême à tous niveaux et y rejetant même la responsabilité de tous les maux de la Terre: ils sont soit les idiots utiles et naïfs du système, soit ses plus vils serviteurs. Amen.