Attention, expérience limite, réservée aux plus aguerris, aux joueurs de pointer-cliquer soucieux de voir jusqu'où ils sont prêts à aller.
Ce jeu a beau être confidentiel, ceux qui en ont entendu parler ne peuvent qu'être intrigués par ceux qui y ont joué, qui évoquent sa grande cruauté, sa violence. Alors, avons-nous ici le grand frère d'Harvester (jeu à la renommée gore qui date de l'année suivante) ? C'est plus complexe que cela, et comme une grande partie de ce jeu repose sur l'écriture, je suis un peu pris dans un dilemme. Je vais commencer par une remarque qui veut tout dire : c'est la première fois que je trouve la censure d'un jeu vidéo en partie justifiée.
Et pourtant, c'est peu dire qu'elle gâche le jeu, cette censure. Dès la mémorable séquence d'introduction, le monologue d'une IA explique qu'elle a détruit toute l'Humanité sauf cinq de ses représentants, qu'elle garde pour les torturer depuis 109 ans, tout en les maintenant en vie. L'ordinateur, qui s'appelle AM (allusion en anglais au cogito cartésien), va proposer à chaque personnage une épreuve qui se déroule dans une recréation de son passé, ou dans un monde de fantaisie malsaine, comme un vraiment mauvais cauchemar. Mais dans les versions françaises et allemandes, vous n'avez que 4 personnages (sur l'écran), et le cinquième est nécessaire pour obtenir la meilleure fin du jeu.
Donc le jeu est sorti mutilé. Et pourtant je peux comprendre cette décision. Revenons sans trop détailler sur l'aventure des quatre premiers personnages.
Gorrister est un routier violent et suicidaire, qui se retrouve dans un curieux lieu vide, alimenté en électricité par la boîte crânienne d'animaux en cage. Partout, il y a des moyens de se suicider, mais s'il le fait l'épreuve recommence sans fin. Pour dépasser ce stade, il doit se confronter à un passé particulièrement sordide, de meurtre, d'handicap mental, etc...
Ellen, le seul personnage féminin, est assez agaçante. C'est une femme noire sophistiquée, en tailleur, spécialisée dans l'informatique, mais elle a des crises d'hystérie incontrôlables quand elle est confrontée à deux éléments : un environnement confiné, et la couleur jaune. AM l'enferme dans une sorte de pyramide de composants électroniques. Avec un décor jaune. Elle doit se confronter au traumatisme à l'origine de ce blocage, et Dieu que vous ne serez pas déçus !
Benny était un soldat dans le Pacifique, qui a envoyé ses hommes à la mort, voire les a tués. AM a détruit sa forme physique pour en faire un mutant difforme pitoyable, incapable d'une action aussi simple que monter à l'échelle. Surtout, Benny meurt de faim, et AM l'envoie dans une tribu préhistorique qui se nourrit de fruits que son propre estomac ne peut ingérer sans cracher du sang. Il va devoir montrer sa compassion dans un monde qui ne répugne pas au sacrifice humain.
Ted, sans doute le personnage le plus bancal, est un ex-playboy riche, sportif et cultivé (avec même le polo noué sur les épaules), qu'AM a rendu paranoïaque (une dimension trop peu explorée par le jeu). Il se retrouve dans un château confronté à des choix pour sauver Ellen, victime d'un maléfice. Sans doute la partie la moins originale.
Bon, c'est déjà gratiné. Venons-en au personnage censuré, Nimdok, présent dans la version américaine.
C'est un ancien collaborateur de Mengele, qu'AM renvoie, amnésique, dans son passé en 1945, à la recherche de "la tribu perdue".
Et donc, la partie de Nimdok se situe à Auschwitz. Et c'est assez rare qu'un jeu me donne la nausée. Non par le contenu, bien évidemment. Mais l'évocation des camps, par le biais de la métaphore ou de raccourcis suggestifs sur les horreurs de Mengele, est particulièrement perturbante. Devoir manipuler un scalpel, de l'ether, une pince, ou trouver une montre et un registre des morts, trouver une évocation du golem, voir le mur encombré de visages qui symbolise le crime de Nimdok quand on a un peu de culture historique, c'est très frontal. Je ne dis pas que c'est mal, c'est juste que l'on n'est pas habitué à trouver un sujet aussi grave dans un média encore si jeune, en 1995, que le jeu vidéo.
J'ai divulgâché, mais j'avais ça sur le coeur. Ouf, maintenant venons-en au jeu sur la forme, en tant que pointer-cliquer.
La musique est fort réussie, avec des rythmes brisés, des bruitages dérangeants, et parfois une touche mélancolique. La version française oscille entre le bon et l'atroce, c'est assez fascinant. Notez que par défaut, le son du jeu est assez fort (un fait courant pour les jeux de cette époque).
Au niveau des décors, ce n'est pas censé être beau, donc attendez-vous à des dominantes de noir, de vert (de jaune pour Ellen !). Les personnages sont inégalement animés, mais leurs portraits, qui montrent dans l'interface leur état mental présent, sont évocateurs. Il y a quelques petits bugs horripilants mais c'est très à la marge (pathfinding dans un écran de la fin, et quelques écrans où le curseur se met par défaut sur "regarder" alors qu'on a besoin du verbe "aller vers"). Le jeu est stable.
Les énigmes se situent pour moi dans la tranche supérieure des pointer-cliquer. Attendez-vous parfois à caler, laisser reposer et reprendre, mais ce n'est pas infaisable. Quand on connaît tout et qu'on passe les dialogues, le jeu doit se boucler en une heure. Il m'en a fallu 15 pour bien tout explorer (mais j'ai dû passer en mode américain après avoir constaté l'impasse de la version française).
Soyez cependant prévenu sur deux points : parfois, un élément n'apparaît dans le décor qu'après avoir déclenché certaines répliques avec des personnages. Si vous y allez avant, vous ne verrez rien.
Ha, et faites des sauvegardes multiples, car parfois vous pouvez faire une action qui va vous coincer et rendre la solution inaccessible (soft-lock, comme on dit).
Les dialogues sont très bien écrits et Il y a des originalités que j'ai appréciées dans le jeu. Par exemple, la section de Benny repose sur des énigmes alors que pendant une bonne partie de l'histoire, il n'y a qu'un objet de disponible : un fruit, qui n'est pas comestible pour lui. Un vrai défi de constructeur d'énigme, qui mérite le respect.
La section finale est également réussie, elle permet de comprendre la signification de chaque section des personnages : la section de Gorrister est sur le pardon, celle de Benny sur l'empathie, etc... Chacune des ces qualités humaines va servir, je ne préfère pas en dire plus. Il faudra batailler un peu pour trouver la "meilleure" fin, presque trop belle pour être vraie.
Je me souviendrai longtemps de I have no mouth and I must scream, un jeu très sombre qui explore nos noirceurs frontalement mais sans complaisance, sans que ce soit gratuit. Une preuve, avec les insultes des duels de Monkey Island rédigés par O. Scott Card, que lorsqu'un auteur littéraire chevronné ajoute sa patte à l'écriture d'un jeu vidéo, on sent la différence. Au passage, RIP Harlan Ellison, mort cet été.