Christine Love est autrice de romans interactifs, principalement connue pour des œuvres comme Analogue: A Hate Story ou don't take it personally, babe, it just ain't your story qui contiennent à eux seuls la majorité de ses thèmes de prédilection. Elle est très engagée sur la scène LGBT+ et fait beaucoup de pédagogie à ce sujet dans ses jeux, ainsi que sur des questions de comportement. Ses productions vont donc souvent nous interroger sur la justification de nos choix et elle sait se débrouiller pour que l'on se sente mal si l'on fait de la peine à ses personnages. Par exemple don't take it personally, babe nous fait incarner un professeur qui, si le joueur le souhaite, peut consulter les discussions de ses élèves sur les réseaux sociaux. Il se demandera donc s'il peut se montrer aussi intrusif avec leur vie privée, même si c'est pour mieux les conseiller face aux grands problèmes de l'adolescence. Christine Love aime bien également varier le format de sa narration : on a vu l'espionnage des réseaux sociaux pour don't take it personally, babe, mais il y a aussi la lecture de mails entrecoupée de discussions avec une IA dans Analogue: A Hate Story ou encore la navigation sur Internet via un modem 42k dans Digital: A love Story. Enfin ses jeux ne manquent jamais d'humour et transpirent de sa passion pour la pop culture, voir notamment les discussions de fin de chapitre de don't take it personally, babe. Elle a en outre une bonne écriture qui lui permet de nous attacher à ses personnages, ce qui en fait une autrice à suivre au style reconnaissable.


Alors quand cette farceuse de Christine Love nous présente son Ladykiller in a bind en annonçant une œuvre érotique sous le titre-blague My Twin Brother Made Me Crossdress as Him and Now I Have to Deal with a Geeky Stalker and a Domme Beauty Who Want Me in a Bind!! (non je ne m’embêterai pas à le traduire, de toute façon le jeu est en anglais donc il faudra s'y faire), on ne peut s'empêcher d'être curieux. Elle nous avait déjà fait le coup du teaser par un programme absurde dans cette présentation de Digital: A love Story, elle n'a pas perdu son humour. Mais aussi improbable que paraisse ce synopsis, ce n'est pas un jeu bêbête dont l'intérêt s'arrêterait à la plaisanterie du titre et il se révèle même très cohérent avec le CV de son autrice.


On suit donc une femme qui prend la place de son frère jumeau maléfique dans une croisière d'une semaine avec sa classe. On passe chaque jour à choisir avec quel personnage on va aller discuter pour faire progresser notre relation, l'héroïne se révélant être une vraie croqueuse de femmes comme l'indique le titre. On a 7 jours pour vivre notre vie et techniquement on n'a pas réellement d'objectif obligatoire à atteindre. La seule contrainte est de ne pas accumuler plus de 4 points de soupçons par un comportement trop éloigné de celui de son frère, sous peine de se faire démasquer. On peut participer à un mystérieux Jeu qui demande de convaincre ou manipuler ses voisins pour qu'ils nous donnent leurs votes, le gagnant remportera une jolie somme. En bon joueur de jeux-vidéo, nul doute que vous vous lancerez dans ce défi si vous êtes d'une nature compétitive ou perfectionniste mais ce n'est pas forcément l'objectif principal de votre personnage. C'est vous qui voyez, qui sait si cela aura un impact sur la fin. Si vous vous cherchez des objectifs vous pouvez toujours consulter la liste des achievements, mais globalement vous faites comme votre protagoniste : vous vivez votre vie, vous évitez de vous faire pincer, et vous vous faites plaisir avec les personnages dans les limites du respect, chacun ayant un nombre affiché de scènes à suivre et donc un arc à remplir.


Avant d'évoquer le cœur du jeu je voudrai parler de la manière dont il traite des dilemmes moraux et surtout de la façon dont il se distingue de la concurrence à ce sujet. Les jeux narratifs actuels aiment bien offrir des choix au joueur qui se limitent généralement à aborder une situation comme un gentil ou comme un "méchant", et je trouve ça souvent trop simpliste pour être intéressant. Dans la trilogie Mass Effect (pas testé Andromeda) la différence entre un choix en bleu et un choix en rouge relève purement du roleplay car être gentil n'a ni coût, ni limite tant que vous restez cohérent avec votre alignement. Toutes les situations peuvent se résoudre par cette voie là, il n'y a aucune contrepartie du style "si tu veux vraiment jouer le gentil, assume le en renonçant à telle méthode dans ta prochaine phase de gameplay ou en te faisant détester de tel personnage", en dehors de quelques moments-clés très spécifiques. Sans prix à payer notre bienveillance est donc creuse et dénuée de mérite, c'est trop facile pour flatter notre bonne conscience. Les jeux nous encouragent d'ailleurs parfois à faire le bien en nous offrant des récompenses si l'on choisit cette attitude, mais maintenant qu'on le sait cela rend notre comportement intéressé et donc potentiellement hypocrite. Il y a des jeux qui font de cette limite un propos, comme les TellTale où on ne savait pas tout de suite que les actes discutables n'apportaient rien sur le long terme et que cette voie était donc absurde. Certains jeux de gestion assument également que la morale est une ressource et en font un discours. Mais c'est quand même majoritairement de la grosse poudre aux yeux qui ne sert à rien et qu'on se bouffe à longueur de temps par automatisme des développeurs.


Ladykiller in a bind vient gentiment bousculer cette situation apathique. Les choix du joueur se manifestent par des interventions au milieu des dialogues qui nous permettent de réagir en attrapant la balle au bond si on le souhaite. Certaines d'entre elles servent à demander des explications facultatives, d'autres ne sont là que pour affiner son roleplay. Jusque là ça va. Mais on a d'autres dialogues qui entraînent des conséquences qui sont directement affichées : si tu dis ça tu peux gagner des votes, si tu dis ça tu gagnes plus de votes mais tu te prends des points de suspicion, si tu fais ça tu débloquera des choix de dialogues à venir alors que si tu trahis la confiance de ce personnage tu ne pourra pas accéder aux dernières séquences avec lui. Le jeu parle de manipulation et de relations orientées sur les échanges gagnant-gagnant entre les participants, résumant donc chaque intervention sociale à une tractation commerciale. C'est très cynique et ramène bien l'éventuelle bonté qui semble transparaître de certains choix à leur nature intéressée.


Là où le jeu exploite bien sa dimension morale c'est dans l'utilisation des points de soupçon. Ces points constituent une punition pour ne pas avoir imité son frère jumeau correctement, on ne doit pas en avoir 5 et on ne peut en perdre qu'avec une manœuvre précise que je développerai plus loin. Or le frangin en question est connu pour être un sale type dont la popularité toxique ne tient qu'à son charisme, rester dans son rôle revient donc à se comporter comme un connard. On a des choix que l'on n'aura pas envie de faire parce que leur seule conséquence affichée est de nous infliger ces fichus points de soupçon, or les seules alternatives consistent parfois à se montrer odieux. Cette attitude n'aura aucune conséquence négative de long-terme si ce n'est pas affiché, donc c'est tentant d'y céder. Agir humainement a un coût qui pourra nous handicaper par la suite et notre seule récompense sera de voir que notre interlocuteur ne se fait pas insulter le temps de quelques lignes de dialogues. C'est donc un choix qui ne favorise aucune stratégie, cela le rend à la fois désintéressé et significatif puisqu'il se paie. Cela sert aussi la narration : on a l'occasion en parlant à une fille précise de s'ouvrir à elle en révélant son identité. Si on le fait dès la première fois, cela coûte un point de soupçon. Si on le fait la 2e cela en coûte 2, etc jusqu'à ce que l'on atteigne le max. De quoi comprendre par le gameplay qu'il devient de plus en plus difficile de dévoiler un mensonge quand on fait trop traîner les choses.


Je commence à sentir que vous vous impatientez. Je vous présente un jeu où l'on incarne une femme coincée entre une dominatrice et une geek qui veulent coucher avec, et tout ce dont je vous parle c'est de discuter, de peser le pour et le contre de ses relations sociales et de la difficulté d'être sympa. Mais où qu'il est le cul qu'on nous a promis bon sang ?! Il est dans ton - enfin il arrive quoi. Il est même omniprésent. Les conversations portent sur deux sujets : les votes à gagner (l'équivalent du fric) et le sexe, ce dernier concernant aussi bien l'activité que les questions d'orientation ou d'identité. Notre personnage flirte avec tout ce qui bouge en se faisant passer pour un homme, cela entraîne déjà certaines considérations intéressantes. Elle est également très impliquée sur la scène LGBT+, comme Christine Love. Elle parle donc d'hétéronormativité ou de genre, notamment quand elle devient intime avec quelqu'un qui la prend pour ce qu'elle n'est pas. Ce n'est pas James Bond, elle respecte ses interlocuteurs et transmet bien les valeurs saines de consentement. Cela ne l'empêche pas d'être directe dans ses propositions et épanouie. Il est néanmoins regrettable que le jeu ne mette pas en valeur l'aspect moralement gris qu'a le personnage à profiter de son usurpation d'identité pour draguer des femmes qui ont un passif avec son frère, notamment la Stalker qui en pinçait déjà pour lui même si elle ne lui avait jamais vraiment parlé.


La plupart des personnages que l'on rencontre obéit à des stéréotypes assumés qui explorent ces questions de relations sociales ou sexuelles, d'ailleurs leur nom est remplacé par une fonction que l'on choisit nous même. Entre l'amoureux éconduit qui s'abaisse à du chantage affectif, l'ex revancharde de notre frère qui va nous mettre aussi mal à l'aise que possible ou la colérique asexuelle, on a une bonne galerie de cibles pour un jeu de drague ou de crises de couples. Sauf que la drague ne repose pas sur des bibelots à offrir ou des jauges à faire grimper, et que le plus souvent elle n'aboutit qu'à un flirt passager ou une discussion sérieuse. Certaines routes amènent à une situation mignonne d'acceptation, d'autres à un rappel sur les histoires de transaction, d'autres encore se terminent en blague ou en simple moment sympathique passé avec quelqu'un. Parfois c'est plus poignant, ne manquez pas la 4e partie de la route du Rival.


Le flirt c'est bien gentil, la tension érotique c'est chouette, les messages matures sur le sexe c'est cool, mais quand est-ce qu'on braise ? Bah la nuit pardi. Le joueur pourra choisir de la passer avec la Stalker, geek timide et trop soumise pour son bien qui crush sur nous et a besoin qu'on la mette en confiance, ou avec la Beauté, dominatrice en pleine possession de ses moyens qui va mener la protagoniste dans une voie qu'elle n'imaginait pas. Ce sont elles qui figurent dans la promo du jeu, c'est avec elles que l'on peut construire une vraie relation sérieuse. On pourra en favoriser l'une ou l'autre ou fréquenter les deux, la limite des 7 jours empêchant d'aller au bout des deux routes en même temps. Pour vicier un peu la situation, Christine Love offre une récompense différente par nuit selon celle que l'on va voir : des votes en plus avec la Stalker, et un effacement complet des points de soupçon pour la Beauté, unique moyen de se débarrasser de ces saloperies et donc de se permettre certains choix de dialogues. De quoi vous demander si vous choisissez votre partenaire par affinité sincère ou par calcul froid, ce qui constitue le propos de tout le jeu.


Ces séquences nocturnes représentent la majorité du jeu, elles durent plus longtemps que les rencontres de jour. Et oui, c'est bien de l'érotisme assumé avec restriction d'âge et tout. Comme Christine Love pense à tout le monde elle a mis en place 2 systèmes pour contenter ceux que cela gênerait. On peut mettre un cache sur les corps nus, et si ça ne suffit pas on peut aussi demander l'affichage d'un bouton lorsque ces séquences démarrent pour les zapper entièrement, mais alors il faudrait se demander pourquoi l'on achèterait le jeu. Cependant c'est loin d'être du porno embarrassant. Le texte ne manque pas de détails, les dessins sont nus sans faire de chichi et on ne fait pas d'ellipse mais cela ne vire pas au racolage ni à l'insistance sur les parties. C'est pas un boulard en plan fixe sur un rodéo avec des gens qui hurlent de plus en plus fort, les scènes sont traitées avec maturité et c'est ce qui les rend efficaces. Il y a notamment un fort accent qui est mis sur la communication, la confiance entre partenaires et le piège de dépasser ses limites par peur de décevoir, le jeu nous offre régulièrement l'occasion de nous adapter aux réactions des personnages.


Vous avez dû constater que la Stalker timide et la Beauté dominatrice présentent chacun un stéréotype opposé à l'autre, cela rend leurs visites complémentaires. Dans un cas on doit se montrer prévenant avec une geek qui aborde la chose avec stress et qui a besoin qu'on l'aide à ne pas s'écraser, dans l'autre on inverse les rôles et l'héroïne apprend à laisser quelqu'un avoir le dessus. Les deux situations sont mignonnes et érotiques à la fois, et les deux accordent de l'importance à l'après ou aux situations sans sexe. Néanmoins je dois vous avouer que si je trouvais ça vraiment réussi aux 2 premières nuits passées avec chacune, j'ai fini par trouver ça lassant par la suite. La relation évolue à chaque nuit et c'est appréciable, mais cela finit malgré tout par devenir long car on a une semaine d'entretiens par demoiselle. On trouve toujours de nouvelles choses qui font plaisir, des moments de complicité où l'on s'intéresse vraiment à l'autre, mais j'ai fini par enchaîner les textes en diagonale.


Cela ne s'améliore pas avec la fin. Elle contient ses moments rigolos mais je la trouvais peu satisfaisante. Les différentes conclusions possibles paraissent trop rapides, le jeu laisse un goût d'inachevé. Comme la limite des 7 jours ne permet pas de voir tout le monde on recommence le jeu, l'avance rapide permet de zapper les textes déjà lus. Cela a toutefois des inconvénients : l'avance rapide ne s'arrête pas lors des choix de dialogues lorsqu'on avait initialement choisi de ne pas intervenir, et on n'a pas non plus d'option pour relire les textes passés. Et surtout la lassitude évoquée avec la Beauté et la Stalker se ressent d'autant plus en recommençant le jeu 2 fois, nombre minimal nécessaire pour tout lire. Autant le 1er run était chouette, autant les suivants manquaient de motivation. Connaître la fin n'aide pas et ses variations sont très légères, j'ai poursuivi par curiosité mais avec peu d'entrain.


Il y a aussi un moment où Christine Love a clairement manqué de tact, c'est lors d'un passage où l'on nous demande de convaincre des gens de nous aider par des méthodes qui ont nécessité par la suite de mettre des trigger warnings. On nous a ensuite fourni l'opportunité de zapper totalement le récit de cette partie et la séquence la plus dérangeante a été tronquée, mais j'ai quand même trouvé ça malvenu. Ces scènes rappellent le propos sur la manipulation et le marchandage par le sexe en les retournant contre l'héroïne, mais cela restait bien glauque et je trouve que cela n'avait pas sa place dans un pareil jeu à fantasmes. Au moins on a maintenant plein d'opportunités d'alléger ou esquiver les scènes problématiques, il n'empêche que c'était mal joué et que ça avait un aspect gratuit, comme pour offrir un contrepoint non nécessaire aux séquences saines.


Je suis donc partagé. Pour en profiter au mieux, il faut poursuivre le jeu plus que de raison et cela nuit grandement à son rythme. Je le reconnais, je finissais par en avoir un peu marre et j'étais content d'avoir fini. J'ai cependant aimé ma partie. La patte de Christine Love est bien là où on l'attendait et son écriture répond présent. Les personnages sont bien trempés et il y a de la chouette vanne qui fuse. Notre personnage fait le récit au passé à son frère, lequel ne manque pas de l'interrompre dès qu'il n'est pas content de la manière dont on a joué son rôle. S'ensuivent des discussions qui ressemblent à des fans débattant sur Internet, c'est très drôle à suivre. Les designs des personnages sont stylés et expressifs, c'est un plaisir. Si vous vous intéressez à l'autrice, à ses valeurs, ou que vous avez envie d'un ero-game plus élégant que la concurrence, Ladykiller in a bind mérite votre curiosité. Si vous souhaitez d'abord connaître Christine Love, testez donc don't take it personally, babe qui est disponible gratuitement ici.

thetchaff
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le 30 nov. 2019

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