Chaque décennie qui commence est une occasion de regarder dans le rétroviseur et de revenir sur la saga Metal Gear afin de mieux estimer l’héritage qu’elle aura su laisser dans ce vaste monde en constante évolution qu’est celui du jeux vidéo. Essayer de comprendre ce qui l’aura propulsé au rang d’œuvre culte d’un bout à l’autre de la planète au point de gagner ce privilège rare d’avoir su marquer plusieurs générations. Se la remémorer non pas uniquement comme une simple madeleine de Proust, palliatif à la nostalgie qui touche depuis un certain temps les plus anciennes cohortes de joueurs, mais plutôt comme une référence, ou un benchmark, dans le but de mesurer ou nous en sommes en constatant le chemin parcouru depuis. C’est également l’occasion de voir à quel point Hideo Kojima son créateur aura pu avoir « raison » ! C’est-à-dire de vérifier ou de revérifier au fil du temps qui passe, si oui ou non Metal Gear Solid mérite bel et bien ce titre prestigieux d’œuvre intemporelle.
Une infrastructure disruptive
Premièrement nous pouvons d’ores et déjà constater que sur le plan purement ludique il sera difficile de faire descendre la saga de son piédestal tant elle aura su innover et faire progresser ce qui n’était alors qu’un loisir encore relativement confidentiel. Un loisir qu’elle aura d’ailleurs elle-même participé à faire grandir et évoluer au point de détrôner économiquement les industries de la Musique puis du Cinéma quelques années plus tard pour l’envisager dorénavant comme (le dixième) Art. Cinéma avec qui l’industrie du Jeu Vidéos communique désormais très ouvertement par l’intermédiaire de collaborations multiples voir plus simplement en s’en appropriant les codes. Le premier épisode de la série, Metal Gear Solid, est justement le jeu par excellence ayant ouvert la voie à cette intersubjectivité entre ces deux médiums.
Pour rentrer dans l’analyse intéressons-nous un peu plus longuement au premier jeu de la série. Metal Gear Solid (désormais MGS) d’abord sortis au Japon en 1998 est un titre entouré d’une aura rayonnante qui n’aurait jamais été ce qu’elle est sans son créateur Hidéo Kojima. Homme à tout faire plutôt que simple réalisateur, de la conception du gamedesign à l’écriture du scénario, en passant par le montage ou la production. Dès cette première itération sur Playstation véritable choc à sa sortie, Kojima a su faire rentrer dans le langage courant la notion de jeu d’auteur grâce à sa vision très personnelle du média. Une vision tout à fait singulière qu’il aura notamment été capable d’insuffler grâce à son talent certain pour la mise en scène et tout ce qui s’y rattache. Et une mise en scène de haute volé aussi travaillée soit elle ne pourrait s’exprimer à pleine capacité sans une maitrise parfaite des outils techniques servant à l’édifier. En effet l’un des grands défis opposés aux développeurs de jeux vidéo vers la fin des années 90 fut le passage à la 3D. Défi que Kojima et ses équipes sont parvenu à remporter haut la main en particulier grâce à un énorme travail sur l’animation mais surtout par une utilisation ingénieuse de la caméra. Par exemple la possibilité donnée au joueur d’appréhender l’environnement via une vue omnisciente placée au niveau du dos de l’avatar permettait d’envisager sereinement l’espace tout en gérant la profondeur. Le fait de se plaquer contre les murs ou de les longer déclenchait une rotation de la caméra très utile pour surveiller les angles. Enfin la vue subjective accessible soit automatiquement via l’accès à un équipement soit en pressant la touche adéquate était aussi une option à ne pas négliger. La gestion de la caméra constitue aujourd’hui encore une source de casse-tête pour les développeurs japonais et pour l’époque les solutions trouvées sur ce titre s’étaient avérées réellement convaincantes (notamment en l’absence de joystick comme c’était le cas sur les premières manettes PlayStation). Ce secteur du divertissement alors en pleine essor venait de trouver là un nouveau maitre étalon sur lequel s’appuyer en vue de faire franchir à cette jeune industrie un palier supérieur techniquement parlant.
L’introduction de cinématiques en 16/9ème letterbox était l’autre innovation qui tombait à pic afin de renforcer les enjeux scénaristiques du jeu. Une innovation dont le résultat fut magnifiquement amplifié par le choix audacieux de les tourner entièrement avec le moteur du jeu pour gagner en fluidité et en espace de stockage. Cette technique évidemment déjà connue à la sortie de MGS 1 n’était cependant que très rarement utilisée pour des jeux dotés d’une narration conséquente qui au contraire avaient coutume de privilégier les belles cinématiques en image de synthèses précalculées. Grâce à ce procédé l’impact émotionnel recherché sur le joueur était garanti mais contrebalancé par une utilisation très parcimonieuse parce que très vorace en ressources et donc remplacé la plupart du temps par des scènes de dialogues statiques, peu animées et à la limite de l’ennui. A l’inverse le fait de les enregistrer en temps réel avec le moteur du jeu en atténuait certes la beauté par rapport aux images de synthèses mais facilitait leur usage systématique. Une étape cruciale de la montée en gamme de l’écriture au sens large dans le jeu vidéo, surtout quand on sait qu’aujourd’hui quasiment toutes les cinématiques des jeux modernes sont réalisées de cette façon. En bon réalisateur-amateur qu’il est, Kojima aura ainsi été le premier à emprunter la grammaire narrative propre au cinéma hollywoodien pour l’inclure avec efficacité dans son jeu. Ne serait-ce que dans les prises de vues lors des scènes qui nécessitent d’augmenter l’intensité dramatique du récit ou l’influence du cinéma américain crève l’écran (utilisation du champ-contrechamp, plongé/contreplongée, traveling et même plus tard, d’impressionnants plans-séquence dans les épisodes les plus récents). Cette nouvelle approche aura ouvert une première brèche entre cinéma et jeux vidéo. Une brèche dans laquelle va s’engouffrer une vague de jeux à la fois en quête d’un nouveau souffle et dans l’espoir d’exploiter le filon pour s’approprier une part du succès. Dès lors l’influence de metal gear se fera conséquente et immédiate à tel point que des traces évidentes de son identité se décèlent aujourd’hui absolument partout. Qu’il s’agisse de gameplay (notamment des résidus d’infiltration qu’on trouve depuis dans énormément de jeux d’actions et même de RPG) ou de récit. C’est logiquement dans ce contexte que plusieurs titres sur consoles de 5ème génération passeront un nouveau cap en termes de maturité narrative et que nous verrons alors se succéder à partir de ce moment une profusion de jeux hautement développés sur l’écriture faisant la part belle aux scènes très cinématographiques.
Toute cette cinégénie novatrice pour l’époque fait désormais partie du cahier des charges d’à peu près n’importe quel jeu avec un minimum d’ambition. Nous le constatons désormais sur chaque nouveau triple A sortis sur le marché, la relation entre Jeux Vidéos et Cinéma se fait de plus en plus ténue. Une tendance probablement inévitable - MGS ou pas - au vu du support vidéo commun aux deux médias, mais tout en restant mesuré et sans vouloir exagérer son apport, gageons que ces échanges n’auraient surement pas été aussi rapidement profonds et sédimentés sans le succès de la série d’Hideo Kojima.
Peut être encore plus décisif que la mise en scène, l’effort apporté aux dialogues et aux doublages fut lui aussi sans précédent. MGS est de mémoire le premier jeu à doubler absolument tous ses dialogues avec la volonté farouchement maintenue d’impliquer émotionnellement les joueurs. L’effet recherché était d’extirper le plus possible la sève artistique et vocale de chacun des acteurs, pour donner un ton réaliste aux scènes à forts enjeux grâce à leurs performances et ainsi crédibiliser au mieux le sérieux du propos. C’est ici qu’intervient le fameux CODEC. Astuce d’écriture des plus intelligente qui permet à l’auteur d’ajouter une seconde couche de narration très immersive et en totale adéquation avec l’univers du jeu. Astuce qui pourtant ne tient qu’a très peu de chose : Une interface radio sommaire affichant deux interlocuteurs opposés et animés de façon minimaliste mais suffisante pour illustrer leurs émotions ressentis, entre les deux au centre le numéro de la fréquence radio qui correspond à chaque protagoniste, et plus bas les sous-titres. Le tout enrobés dans un visuel imitant l’aspect vintage des vieux canaux de communications militaires plaqué sous un filtre verdâtre sur fond noir. Dit autrement : Du Visual Novel… et ça marche. Effectivement Kojima nous avait déjà prouvé par le passé qu’il maitrisait ce type d’écriture via d’anciens (excellents) jeux textuels comme Snatcher et POLICENAUTS. Il n’en fallait pas plus pour que la sauce prenne et qu’on se sente complètement absorbé par ces conversations confidentielles qui donnent vie aux personnages et nous les présentent sous un angle plus intimiste et personnel presque introspectif.
A ce propos, évoquons l’espace d’un instant le fascinant personnage de Nastacha Romanenko, une ukrainienne spécialiste en armement moderne et accessoirement véritable bible humaine sur le nucléaire civile autant que militaire et toutes les externalités qui en découlent. Personnage Ô combien intéressant par la quantité colossale d’informations qu’elle détient, alors qu’elle n’est même pas indispensable à l’histoire. Nous là convoquerons de nouveau plus loin lorsque nous aborderons le véritable cœur de cet écrit. En définitif avec tous ces différents plans d’écritures, le récit gagne en volume, les niveaux de lecture se superposent et Kojima aura même eu la bonne idée d’en jouer pour nous tromper, nous, manette en main de même que le personnage principal ou d’y inclure quelques éléments d’interactions en dehors de l’écran pour biser le fameux 4ème mur. Certaines phases de dialogues sont devenues tellement iconiques qu’elles reviendront dans chaque épisode sous forme de gimmick. Pensons aux appels téléphoniques après chaque épilogue servant à révéler les dernières pièces du puzzle et qui lanceront les joueurs sur la piste du prochain opus à venir. Un moment que tout fan de MGS attend avec impatience comme bonbon sucré en guise de récompense finale.
Malheureusement ce résultat fut partiellement raté pour la version française qui, malgré son immense aura gravée dans le cœur des joueurs l’ayant ainsi découvert en 1999, sera moins restée dans les mémoires pour l’acting performance de ses doubleurs que pour le côté nanard d’une série de dialogues qu’ils n’auront pas toujours su éviter. Or dans sa volonté de raconter une histoire MGS est pourtant tout sauf un nanard. Un qualificatif d’ailleurs exclusif à la France, dans le reste du globe USA et Japon en tête, ce jeu est loin d’être assimilé à un vulgaire pastiche d’actionner américain.
Car même si certains poncifs inhérents aux productions hollywoodiennes y sont incontestables, l’atout majeur de cette série et notamment de son premier épisode reste la qualité de son scénario. Bien écrit, dans l’ensemble plutôt bien structuré et qui en plus exploite à merveille les différentes couches narratives permises par sa diégèse. Des cinématiques au Codec comme nous l’avons vu, en passant par les boss, la narration environnementale et même la notice papier très riche en informations supplémentaires sur le contexte. Assemblés habilement ensembles, tous ces éléments cumulés confèrent au jeu une assise historique des plus convaincante.
Ne nous y trompons pas, au-delà de l’intrigue en elle-même, la réussite du scénario tient aussi bien à ses thèmes qu’a son récit admirablement rythmé et entrecoupé de révélations imprévisibles et intelligemment distillées tout au long de l’aventure. Le jeu alterne entre phases de rebondissements abruptes, pics d’intensité durant les combats mythiques de boss avant de glisser vers l’accalmie lors de pérégrinations furtives dans les dédales de la base qui permettent au joueur de respirer et d’encaisser toute la charge émotive qui se déverse sur Snake à intervalle régulier.
De quoi Solid Snake est-il le nom ?
Snake justement, personnage qu’il est temps d’évoquer car si les points précédemment cités et mis bout à bout assurent à MGS1 un statut de jeu culte, cela réside aussi dans le fait que son principal protagoniste est l’un des plus réussi de l’histoire de ce média. Solid Snake dont l’arc narratif consiste dans le premier épisode à ce qu’il prenne conscience de sa véritable nature (en l’occurrence celle d’un tueur efficace justement parce que programmé pour ça) est malgré les apparences beaucoup plus intéressant et réfléchis qu’il n’y parait. Héros caricatural typique des superproductions des années 80 (type Rambo 2 ou New York 1997), il affiche à première vue tout du stéréotype américain évoqué plus haut. Mais voilà, si la conception de ce personnage est indéniablement inspirée du blockbuster grand-public standardisé, Snake est aussi la créature d’un esprit japonais dont la culture et la vision du monde diffèrent légèrement de celle d’un quelconque réalisateur en vogue du nouvel Hollywood. D’un naturel taciturne et introverti, en réalité Snake ressemble davantage à un anti-héros de film de Yakuza plutôt qu’a Stallone (sur le plan cognitif du moins). Du reste le véritable tour de génie de ce perso est qu’au travers de sa quête vers la rédemption, il va incarner l’une des joutes philosophiques les plus cruciales de toute l’histoire de la pensée moderne : Celle de la lutte multiséculaire entre le libre-arbitre et le déterminisme.
Plus précisément nous verrons tout au long du jeu la majorité des personnages comme soumis de manière irrésistible aux désidératas de leurs affects primaires – qu’ils soient organiques ou psychologiques – et qui vont surdéterminer leurs actions sans qu’ils ne puissent s’en libérer. Prenons le cas de Meryl qui poussée par le désir de se rapprocher du père qu’elle n’a jamais connu, va choisir de devenir comme lui, un soldat. Otacon dont le père et le grand-père ont tous deux participé à des projets de recherches sur l’arme nucléaire, va de son côté créer le Metal Gear Rex comme une arme anti-nucléaire (dans son esprit) pour expier les fautes de ses aïeux. Même chose pour Naomie Hunter – orpheline depuis l’enfance - qui va consacrer sa vie entière à l’étude du génome humain dans l’espoir inavoué d’en savoir plus sur ses origines qu’elle ignore. Nous aurons encore Nastasha Romanenko déjà citée précédemment, victime à son jeune âge de la catastrophe de Tchernobyl puis une fois adulte, deviendra incollable sur tout ce qui touche au nucléaire… Citons également Psycho Mentis, Grey Fox, ou Sniper Wolf qui eux aussi sont soumis à cette même espèce de force de gravité qui les attire malgré eux pour les emprisonner dans leur passé.
Ce sentiment sera d’ailleurs renforcé par le thème scénaristique clé de la thérapie génétique, thème qui soutient une bonne partie de l’intrigue du jeu. Cette thérapie consiste à développer chez une série de cobayes un phénotype dont les gènes dominants seraient soigneusement sélectionnés dans un but précis. Ici, la création du soldat parfait calqué sur le meilleur guerrier que l’armée américaine ait connu : Big Boss. Snake étant lui-même issue de ces expériences, c’est ce qui va notamment expliquer son penchant pour la violence et son efficacité dans le métier de la guerre. Il est donc lui aussi une victime de ses propres affects qui dictent à son corps et a son instinct l’exécution quasi mécanique de son code génétique. Mais à travers une série de médiations – en particulier ses deux rencontres cruciales avec Meryl et Otacon, envers qui il développera des sentiments d’amour et d’amitié - il va tout au long du jeu se libérer pas à pas du déterminisme inscrit aussi bien dans son programme génétique que celui induit par son métier et contenu dans les ordres de ses supérieurs en refusant de continuer à se battre pour des raisons qui lui échappent. Dorénavant c’est en accord avec lui-même et parce qu’il l’aura choisi qu’il décidera d’appuyer sur la gâchette ou non. Contrairement à son double négatif, Liquid Snake, qui à l’inverse sera lui obstinément attaché à son héritage génétique et fera volontairement le choix d’embrasser sa condition d’esclave déterminé par son identité organique. Pour Liquid, la loi génétique est reine car c’est l’ADN qui organise le corps et c’est le corps qui fabrique nos pulsions.
Ces mêmes pulsions qui vont moduler notre esprit et donc notre conscience. Sous les oripeaux d’un pseudo-malthusien il ira jusqu’à donner une leçon de darwinisme biologique à Snake pour lui expliquer l’origine du soubassement organico-affectif qui le motive. Tout le verbiage évolutionniste depuis la sélection naturelle à la solidarité familiale instinctive jusqu’au mimétisme du père suivis de sa révulsion œdipienne. Le parricide émancipateur lui étant interdit, il trouvera sa catharsis dans le fait d’affronter son jumeau dans un combat à mort. Puisqu’il ne peut plus tuer le père, il tuera le frère. C’est l’éternel retour de la lutte entre Spinoza et Descartes, la même qui opposait déjà un siècle plus tôt Erasme face à Luther. Une lutte non pas à coup de Discours de la méthode et de Traité de l’éthique, mais ce jour-là sur la carcasse encore fumante du Metal Gear Rex, il s’agissait bien du même affrontement s’incarnant physiquement à la force du poing entre deux volontés aux désir ardent d’exister selon leurs conceptions radicalement opposées de la notion de construction identitaire.
C’est comme nous l’avons dit grâce à cette série de médiations vécues subitement dans un laps de temps très court (mort de son mentor Grey Fox, naissance d’une amitié sincère avec Otacon, et connaissance de l’amour avec Meryl) que Snake parviendra à se libérer des chaines de son origine biologique. En devenant autre, il échappe à la mort que son code ADN lui avait prédestiné. Sa résistance héroïque au virus FOXDIE (censé l’exécuter en lisant sa séquence ADN) vient annoncer le parachèvement de son émancipation. Avec Meryl et Otacon – qui contrairement à ce que dit la coutume ne représentent pas simplement une bonne et une mauvaise fin mais plutôt deux voies possibles symbolisant les choix de Snake – présents à la conclusion comme témoins privilégiés de cette éclosion du nouveau Snake. Quant à Liquid dans sa soumission à ce que lui proscrit sa séquence ADN et sa négation absolue de l’auto-déterminisme, il succombera au FOXDIE.
Le serpent a fait sa mue pour devenir une autre version de lui-même en choisissant la Liberté. Ainsi Snake se prouve intérieurement que les gènes et l’origine sont certes décisifs pour créer sa propre identité et définir qui il est réellement mais que sa volonté et ses choix de parcours le sont tout autant si ce n’est plus. Il comprend que la destinée n’est pas un invariant historique qui viendrait d’un jugement vertical figer inéluctablement l’existence, mais une asymptote résultant d’une trajectoire consciemment empruntée et construite dans l’adversité. En d’autres termes qu’il est toujours possible d’agir ou d’influer sur le sens de sa propre condition malgré les épreuves, les impératifs et les déterminations quelconques. Snake comme le joueur en viennent à saisir par une dialectique de la connaissance et de l’apprentissage qu’à travers ce choix de la liberté il y a quelque chose de plus fondamental encore qui s’est joué. Au-delà de choisir de marcher sur les traces du père ou non, de choisir entre l’instinct ou la raison, de choisir de continuer à exécuter les ordres malgré les trahisons des supérieurs ou de s’en extraire, c’est par-dessus tout la question du choix entre le bien et le mal qui à travers Snake, nous est posée.
Malgré son contexte violent ancré dans la guerre et l’espionnage, MGS premier du nom devient par le truchement de ses personnages une Ode à la liberté individuelle, à l’émancipation et à l’auto-déterminisme de celui qui surpasse son origine distincte pour atteindre et se forger sa propre conscience morale. Réflexion également prolongée 4 ans plus tard dans Metal Gear Solid 2 avec le nouveau héros Raiden qui fera lui aussi l’expérience sensible de l’éveil de sa conscience. Mais ici le scénario poussera le propos encore plus loin pour insister davantage sur la liberté collective et les droits civiques notamment par le biais du personnage de Solidus, ancien président des États-Unis qui souhaitera libérer la nation américaine de son deep state pour lui rendre sa démocratie originelle.
Tout ceci propulse la série en dehors de son étroit carcan purement vidéoludique pour en faire intrinsèquement un pur objet de réflexion philosophique. Ce qui la fait basculer dans le rang des Grands et j’invite ceux encore convaincus du contraire de se replonger avec un regard neuf et apaisé dans cette œuvre afin d’en mesurer la réelle étendue.
Le réel et le Rationnel
Nous avons commencé cette rétrospective en nous posant la question de savoir si le discours de MGS – dans ses dimensions ludiques, techniques et narratives - résistait à l’épreuve du temps. Aujourd’hui 25 ans nous séparent de la sortie du jeu et le recule historique acquis nous permet d’envisager à rebours la dernière couche structurelle de MGS : Son méta-récit envisagé par rapport au réel. C’est-à-dire tout ce qui englobe les messages et sous-entendus politiques soulevés directement ou non dans la série par un jeu de prédictions et d’anticipations si cher au genre et à Kojima lui-même. Ainsi pour mesurer la portée géniale de cette saga et pour mieux appréhender ce métarécit, appuyons-nous sur les derniers conflits de haute intensité qu’aura connu l’occident au cours de dernières années, notamment la Guerre d’Ukraine.
Respectons la chronologie avec le premier épisode - qui décidément aura été jusqu’ici d’une importance centrale - souvent présenté comme un jeu très largement anti-guerre. Laissons aux joueurs le soin de juger par eux même s’il l’est réellement ou non, néanmoins le doute n’est plus permis lorsqu’il s’agit d’évoquer sa critique antimilitariste. Ce qui n’est pas la même chose. Parce qu’en grossissant à la loupe on constate que l’idée n’est pas tant de se questionner sur le bienfondé de telle ou telle guerre que de s’interroger voir même de s’indigner sur la manière dont sont traités non seulement les victimes de conflits mais également ceux qui les font en première ligne. C’est-à-dire les soldats eux même. Souvent abandonnés à leurs tristes sorts pour les uns ou utilisés comme pions à sacrifier pour les autres.
En ce qui concerne les civiles qui en sont victimes il va sans dire que la guerre est toujours une tragédie, quelques soit le camp. Spectateurs impuissants dont l’existence se retrouvent bouleversée sans que personne ne puisse avoir d’emprise sur les évènements qui indistinctement les accablent. Naomi Hunter et de Sniper Wolf sont toutes deux des rescapées de guerre dont elles gardent de profonds stigmates qui ont indéniablement ébranlé leurs psychés. Particulièrement cette dernière qui en tant qu’enfant kurde ayant perdu sa famille durant la première guerre d’Irak, deviendra une guerrière froide et déterminée à l’image des amazones Kurdes du YPJ pendant le conflit syriens 22 ans plus tard. A travers elle, le jeu nous invite d’une certaine manière à nous souvenir de ces nombreuses milices auxiliaires qui combattent bravement pour les grandes nations avant d’être finalement abandonnées sans scrupules une fois leur utilité consommée par leurs sponsors.
Il en va de même pour les soldats réguliers qui à leurs retours de campagnes (quand ils en reviennent vivants) peuvent souffrir de multiples maux (aussi bien d’ordre physiques que psychologiques) pas toujours convenablement traités ni pris en charge. De fait le jeu met l’accent sur les nouvelles pathologies apparues durant la guerre du Golfe dont ont été victimes les soldats de l’armée américaine. Sous l’appellation de syndrome de la guerre du Golfe, ces maladies qui affectent les anciens combattants de cette guerre proviennent essentiellement de leur exposition à des toxines cancérigènes contenues dans leurs armements. De même que l’utilisation d’uranium appauvris comme combustible pour munitions et matériau de blindage notamment des fameux chars M1 Abrams, à l’origine des maladies chroniques dont souffres ces Soldats. Ces même chars Abrams qui encore aujourd’hui en 2023 continuent d’être livrés aux militaires sur les champs de bataille ukrainiens et dont l’administration américaine s’en félicite.
Victoire ou défaite ils sont bien souvent les seuls vrais perdants de ces conflits malheureusement souvent déclenchés au mépris du droit internationale et sans avoir au préalable exploré toutes les solutions pacifiques possibles. Et plus précisément les conflits post-guerre froide qui verront principalement la Russie et les États-Unis multiplier les interventions militaires sur des théâtres d’opérations divers (notamment au moyen orient). Kojima aura eu le nez creux étant donné qu’une deuxième guerre d’Irak sera déclenchée par l’OTAN cinq ans après la sortie de MGS 1 pour un motif assez fallacieux nous le savons deux décennies plus tard.
MGS décrit également le malaise provoqué par un tout autre type de soldats, non plus victimes du peu d’attention apporté par l’armée au sujet de la sécurité douteuse du matériel fournit à ses propres hommes, mais plutôt d’une certaine naïveté à l’égard de la guerre. Car si la majorité des Soldats s’engagent avant tout emportés par un idéal patriotique et la volonté de défendre la mère patrie ou les droits de l’Homme (raison on-ne-peut plus nobles et respectables) une part grandissante d’entre eux le fait parallèlement pour des motifs moins poétiques. Disons-le clairement, beaucoup s’engagent parce que « la guerre c’est cool » ! Du moins lorsqu’on la regarde de loin, sous l’influence d’un bellicisme ambiant avec l’œil puéril de l’insouciance. Porter l’uniforme, manier de vraies armes, piloter de véritables engins de guerre attire son lot de fanatiques en tout genre. Ironiquement bien qu’il dénonce ce phénomène (dans plusieurs jeux) metal gear reste ambiguës sur la question au regarde du fétichisme à peine voilée qu’il affiche pour tout ce qui touche à l’armement et à la figure du soldat. Meryl est peut-être le personnage qui illustre le mieux cette posture floue. Elle fantasme sur la guerre et pérore toute fière de montrer à Snake qu’elle sait utiliser son calibre lourd Desert-Eagle mieux qu’elle ne porte un soutien-gorge. Puis déchantera très vite en changeant de discours après les douleurs insoutenables ressentis dès les premières blessures par balles. Ici il est question d’avertir le joueur tenté d’assouvir un certain besoin d’adrénaline vendu par des va-t-en-guerre sans scrupules. A toutes fins utiles, rappelons qu’en termes de recrutement l’armée mais surtout les compagnies de mercenaires ont aussi pour cible un public jeune en soif d’aventure. Il s’agit d’ailleurs d’une thématique fortement développée dans MGS 4 et qui avec le recul s’est avérée pertinente au vu des milliers de mercenaires qu’on retrouve aujourd’hui dans la steppe ukrainienne des deux côtés de la ligne de front (les groupes Wagner et Mozart pour ne citer que les plus connus). Et même s’il s’agit en majorité d’anciens soldats vétérans ou de repris de justice, on compte également dans leurs rangs bon nombre de jeunes fans de Airsoft et de Jeux-Vidéos, engagés précoces aussitôt frappés de désillusion à la vue des premiers charniers… La légion internationale d’Ukraine (composée exclusivement d’engagés volontaires venus des 4 coins du globe pour combattre l’envahisseur russe par pure solidarité avec l’Ukraine) compte elle aussi dans ses rangs un grand nombre de jeunes hommes. Et qui sait, peut-être même que certains d’entre eux ont déjà joué à MGS…
Ce qui nous amène à une seconde ambiguïté également visible dans un autre thème clé de l’Histoire de MGS 1 et de ses suites : L’utilisation de la Réalité Virtuelle dans le procédé d’entrainement et de formation des soldats de nouvelle génération.
Dès 1998 à une époque où la VR en n’était encore qu’à ses balbutiements, Hideo Kojima attirait déjà l’attention sur les éventuelles dérives que cette technologie pouvait engendrer. Notamment en matière de guerre. Effectivement le jeu extrapolait dans plusieurs scènes sur le sentiment de confiance et l’illusion sécuritaire que l’entrainement VR pouvait inspirer aux nouvelles recrues qui dans une inconscience euphorique risquaient de confondre l’aguerrissement acquis par l’expérience réelle du terrain avec l’amateurisme des entrainements VR aussi réalistes qu’ils puissent sembler. Le rôle de Meryl comme nous l’avons dit plus en amont ainsi que des Soldats génomes – socle de l’unité foxhound opposée à Snake - trouvent ici une résonnance idoine. Avec le recul on ne peut qu’être stupéfait de la lucidité et la pertinence de cette alerte au regard de la multiplication des entrainements en réalité virtuelle prodigués de nos jours aux soldats inexpérimentés par les armées modernes.
En même temps Kojima n’a pas pu s’empêcher de rendre cet élément fort du métarécit ludiquement agréable via tout un pan du jeu donnant par la même occasion le sentiment de les approuver : Les VR missions… Dans lesquelles Snake (et donc le joueur derrière son écran) exploitera à leurs potentiels maximum toutes les possibilités de gameplay du jeu. L’opportunité de contrôler le fameux Ninja Cyborg sera même offerte aux plus tenances comme récompense pour être parvenu à boucler toutes les missions de cette extension. Quoiqu’il en soit il s’agissait là encore d’une prospective qui s’est avérée juste sur l’un des devenirs possibles de la VR.
L’autre grande idée pourfendue dans ce jeu c’est l’interrogation sur l’efficacité de la dissuasion nucléaire. Là aussi thématique centrale du scénario dont la critique occupe une place de premier plan dans le métarécit. Au vu du fait que le jeu insiste très longuement sur les dangers de la bombe nucléaire et sur le risque latent qu’une telle arme peut engendrer, notons simplement que les efforts engagés dans les années 80 et 90 pour en limiter la prolifération n’ont pas donné les résultats escomptés. Depuis les premiers accords de réduction d’arsenaux signés en 1991 entre les USA et l’URSS, deux nouveaux pays ont acquis l’arme nucléaire (Pakistan & Corée du Nord) et un troisième est peut-être en cours de l’obtenir (I’Iran). C’est bien la preuve qu’un véritable marché noir sur la technologie et le matériel nucléaire s’est organisé au nez et à la barbe de l’ONU. Kojima nous avait mis en garde sur ce risque dès les années 80 avec le tout premier Metal Gear sur micro-ordinateur MSX et aura continué tout au long de la saga en pointant notamment du doigt la disparition inexplicable de matériels et de déchets nucléaires pourtant répertoriés des anciennes républiques soviétiques. Bien que la frénésie sur l’armement nucléaire que nous avons connu durant la guerre froide s’est fortement amoindri depuis plusieurs décennies, n’oublions pas que cette option est régulièrement remise sur la table depuis l’escalade du conflit ukrainien. Quant à la question de la dissuasion en tant que doctrine, l’épisode Peace Walker y répond par l’absurde en faisant remarquer qu’en cas de frappe préventive, seule l’annihilation des capacités de répliques pourra nous éviter l’apocalypse nucléaire. C’est donc un vaste débat dont nous ne saurions défricher toutes les externalités dans ce texte, mais rappelons brièvement que depuis l’incident nucléaire de Fukushima, les essais Coréens (et peut être Iraniens), ainsi que la guerre d’Ukraine, le sujet fait son grand retour sur le devant de la scène, (sans parler de la question environnementale). Il en découle un renforcement logique des inquiétudes sur ce thème.
Un peu plus haut nous évoquions brièvement l’opus initiateur, Metal Gear (sur console MSX), mais sa suite Metal Gear 2 : Solid Snake, aura également fait l’objet d’une sensibilisation sur des questions d’ordres géopolitiques. Et pour cause, ce deuxième épisode de la série avait vu le jour en 1990 c’est-à-dire tout juste coincé entre l’effondrement du mur de Berlin et les derniers jours de l’URSS et du régime soviétique. L’actualité du moment en pleine ébullition après ce craquement historique comme il en arrive un par siècle, les thèmes du jeu développés en filigrane furent servis à Kojima sur un plateau. En plus du danger nucléaire - fil rouge de la saga depuis lors - il y est décrit les plausibles dommages collatéraux induits par l’effondrement d’états en faillites. Spécifiquement sur le devenir des stocks d’armes (lourdes, légères, artilleries etc) et l’emploi du personnel militaires bien souvent reconverti en milices privées et autres groupes de mercenaires louant leurs services aux plus offrants. Voir plus grave lorsqu’il n’y a pas de débouchés, la formation de bandes armées totalement livrées à elles-mêmes. La série MGS répondait à cette problématique par la création sans cesse renouvelée d’un mythe fondateur : Celui de la nation Soldat. En d’autres mots c’est l’idée d’une poétisation de l’existence du Soldat sans maitre, dans l’espoir qu’il puisse se sublimer dans le fait d’avoir une nouvelle cause à défendre. Regrouper ces rônins modernes autour d’un projet commun qui inhiberait leur capacité de nuisance en les canalisant par des objectifs bien précis. Outer Heaven, Militaires Sans Frontières, Diamond Dogs etc… Furent toutes des tentatives plus ou moins fructueuses. Dans les faits historiques de notre réalité quotidienne, à la suite à l’effondrement du soviétisme (survenu quelques mois à peine après la sortie de MG2), nous avons bien assisté à la prolifération du mercenariat et à l’explosion du trafic d’armes pour le plus grand malheur de nations fragiles du tiers monde.
Afrique-Centrale, Moyen-Orient, Europe de l’Est, Sud-Est Asiatique… Ces zones sont depuis la fin de l’URSS régulièrement touchés par des guerres de basse intensité ou des conflits larvés, vieux stigmates issus de la guerre froide.
Le constat alarmant sur tous ces sujets exposé 25 ans plus tôt n’avait donc rien de faussement catastrophiste mais bien au contraire aura eu le mérite d’être parmi les premiers à mettre en lumière l’un des problèmes majeurs du 21ème siècle.
Superstructure intuitive
Une habitude que prendra la série et qui continuera avec la suite directe de MGS1 sortie fin 2001, MGS : 2 Sons of Liberty. Chef d’œuvre vidéoludique sur absolument tous plans et dont le discours dichotomique prendra tantôt la forme d’un pseudo essaie de philosophie politique sur la notion de liberté individuelle et politique comme nous l’avons suggéré plus en avant et tantôt celui d’une fiction d’anticipation sur le potentiel vicieux d’internet et la pollution informatique avant même que YouTube, Twitter ou Facebook n’existent. Véritable opus magnum de Kojima qui aura déstabilisé toute la sphère JV rien qu’avec sa communication audacieuse pour avoir caché les trois quarts du jeu au public pendant sa campagne marketing. Une idée géniale qui même en ayant totalement réussi l’effet recherché ne sera semble-t-il plus jamais imitée au vu du risque (pour ne pas dire de l’arrogance) affiché. Il s’agit probablement de son jeu le plus en phase avec son temps voir même le plus en phase avec l’avenir (à sa sortie), tant il aura su flairer bon nombre des symptômes qui allaient dans les décennies à venir gangréner le monde libre via ce tout nouvel outil - qui pourtant n’avait même pas encore été inventé - que sont les réseaux sociaux. En parallèle, Kojima y décrivait déjà avec une justesse troublante la dangerosité des fakes news 15 ans avant que ce concept ne soit forgé et les risques qu’elles allaient engendrer (dont l’un des plus déplorable s’avère être le complotisme). Le jeu prévoyait identiquement le rôle prépondérant qu’allait jouer les Intelligences Artificielles (IA) au sein d’Internet. En d’autres termes : les Bots !
En raison de l’importance capitale du rôle de l’information dans le processus démocratiques (encore largement dominé par les médias traditionnels en 2001), MGS2 sentait qu’internet deviendrait un lieu de lutte opposant les tenants de l’informations libre à ceux de l’information contrôlées. Derrière cette lutte réside donc l’enjeu de garantir la liberté d’expression de même que la pluralité des opinions critiques comme socle d’une construction politique libre et consciente. Par les voix du colonel Campbell et de Rose (en réalité deux IA autogénérées en temps réel par le contexte, équivalent d’un ChatGPT avant l’heure) le jeu nous met en garde face à l’inclinaison autoritaire, presque naturelle, d’un certain type de groupes d’intérêts et à leur rapport à la démocratie. L’analogie avec notre présent se fait des plus évidente lorsqu’on se remémore ladite affaire du Facebook Cambridge-Analytica pas si éloigné de nous. Un Scandale d’ordre éthique impliquant hommes politiques, réseaux sociaux et « conseillés en data ». Le but de la manœuvre était d’acheter les services d’une société créatrice de bots censés influencer les votes des électeurs via une batterie d’informations soigneusement sélectionnées par des algorithmes et calqués sur les données personnelles de citoyens ciblés sur leurs réseaux sociaux. Une fois de plus Kojima et ses scénaristes ont fait preuve d’une acuité chirurgicale.
Toujours dans MGS2 mais sur le plan matériel cette fois, les auteurs auront de nouveau fait preuve de préscience lorsqu’ils introduiront pour la première fois le drone (cypher)… Au départ simple gimmick de gamedesign même pas encore disponible dans les équipements de l’inventaire. Leur présence n’avait que l’unique fonction d’obstruer la route du héros dans l’objectif de ralentir sa progression. C’est-à-dire concrètement d’alerter les gardes ou de tirer sur Snake au moment où celui-ci perd sa couverture. Au fur et à mesure de l’évolution de la série spécialement à partir des épisodes Portable OPS et Peace Walker, ils changeront de camps pour se révéler très utiles aux joueurs notamment dans la gestion de la mother base. Là aussi c’était un coup d’avance sur tout le monde lorsqu’on envisage la démocratisation de cet outil aussi bien pour le grand public qu’à l’aunes des récentes guerres (Syrie, Ukraine, Haut-Karabagh) durant lesquelles il aura pris une toute nouvelle dimension. Nous pouvions trouver frivole son usage dans des jeux comme Peace Walker ou MGS V sans soupçonner qu’a peine quelques années plus tard, les armées du monde les plus à la pointe l’utiliseraient également comme accessoire d’une importance stratégique. Dans ces conflits nous l’aurons vu servir au largage de munitions, de ravitaillements ou employé comme bombe kamikazes, et certaines unités tactiques l’utilisent comme éclaireur par exemple pour avancer sans risques à l’abord d’une lisière. L’autre utilisation inédite dévoilée récemment fut l’usage massif de drones de combat sur de vastes zones couvertes par une DCA (défense contre l’aviation), afin d’en révéler la position puis d’en épuiser les munitions sans risquer de pertes humaines. Cependant l’innovation la plus notable durant la guerre d’Ukraine concernant ce nouveau type d’auxiliaire, est celle qui voit des batteries de drones interconnectés en réseaux et pilotés par un hub central de guidage pour l’artillerie et les chars alliés se trouvant à proximité de cibles observées depuis les airs et donc invisibles à l’œil nu. Ce qui en fait de véritables unités automatiques de chocs et de reconnaissances en même temps pouvant tirer au-delà de la ligne d’horizon. Une transformation technique qui fonctionne également pour la coordination de l’infanterie et autres unités d’assauts dirigés par des opérateurs de drones. Ce qui permet à toutes les troupes de mêlés (cavalerie, infanterie, artillerie) d’avancer à l’aveugle sans prendre aucun risque physique. Tout simplement une révolution qui sera à n’en pas douter recopiée par toutes les armées du monde à partir de maintenant. Ainsi on assiste actuellement à une numérisation du champ de bataille que la série avait su anticiper via des mécaniques de gameplays insolites ou du matériel original que personne ne prenait au sérieux à l’époque (tel que le radar soliton, le MK.III ou les tourelles sans pilotes, les fameux Gekko, dont le T-14 Armata russe pourrait en être l’équivalent réaliste).
A l’heure où les conflits de hautes intensités redeviennent une réalité qui frappe aux portes de l’Europe, (Syrie, Arménie, Ukraine) il est stupéfiant de noter l’impressionnante perspicacité avec laquelle la série a su discerner - dans l’arborescence des combinaisons futurs possibles - le risque de guerre et les formes qu’elle pouvait revêtir en ce début de troisième millénaire.
En 2005 dans une brillante réinterprétation de la guerre froide, l’épisode 3 (Snake Eater) nous avertissait dès lors du poids prépondérant autant qu’inquiétant pris de plus en plus par le trio USA Russie et Chine dans le grand jeu des relations internationales. Ce même trio qui – en ce moment même en 2023 – tient en partie le destin de l’occident entre ses mains. Conséquence de notre dépendance diplomatique et militaire, énergétique et enfin économique avec les trois membres respectifs de ce triumvirat. Une affirmation qui ne fait plus l’objet du moindre doute pour les observateurs des rapports de forces entre les puissances mondiales.
La manette entre les doigts, qui aurait pu le deviner au moment d’affronter le Boss Volgin sur son Shagohod il y a de ça 20 ans en arrière ? D’ailleurs le Shagohod, prototype du Metal Gear comme premier tank nucléaire, n’est-il pas en quelques sorte la version archaïque et primaire du fameux missile hypersonique Russe ? Le Kinjal. La nouvelle arme à capacité nucléaire aérobalistique dernier cri dont la vitesse minimum atteint les 6000 km/h (Mach 5) et pouvant atteindre une cible a plus de 2000 kilomètres. Très difficilement détectables selon les experts ces missiles peuvent être manœuvrés sur une très grande partie du trajet alors que leurs cibles et leurs trajectoires peuvent être modifiées en plein vol. Dit autrement, on retrouve dans cette arme ultramoderne bien réelle (et déjà utilisé en Ukraine avec une charge non nucléaire) les mêmes principaux atouts que ceux du Metal Gear de la fiction.
Nous pourrions ainsi continuer d’énumérer toute une série d’extrapolations entraperçu ici ou là dans la grande fresque qu’est metal gear mais ce n’est pas vraiment l’objet de cet exposé. Reste que l’idée selon laquelle MGS peut se concevoir comme une prospective ou une futurologie crédible de ce début de 21ème siècle ne paraît sans doute plus aussi hésitante qu’au moment où nous débutions cet exposé. Cela s’entend que plus nous nous rapprocherons du présent et des épisodes les plus récents, moins nous aurons le recul nécessaire pour juger de la pertinence de leurs anticipations, mais notons tout de même qu’MGS V The Phantom Pain, s’il ne l’a pas prédit avec une large avance, avait néanmoins fortement insisté sur le probable retour en force des nationalismes avant Trump, le Brexit ou les effets du Covid…
Tout ça nous amène à comprendre pourquoi Metal Gear Solid, malgré ses aspects too much culminants parfois au-delà du kitch, reste une œuvre terriblement prédictive et donc profondément tangible. Cette caractéristique fondamentale participe à l’aura que la série s’est elle-même créée au fil des années au point de lui conférer une portée universelle. Un statut érigé brique par brique dans la longue durée en essayant de pousser toujours plus loin les limites de ce médium décidément pas comme les autres qu’est le Jeu Vidéos. En définitif, à la question de savoir si la finesse de jugement de Metal Gear Solid (et de la plupart de ses suites), ses innovations techniques de gameplay et sa grammaire vidéonumérique, rendent ce jeu unique même un quart de siècle après sa sortie comme au premier jour, la réponse est définitivement oui.
Sa place au panthéon des meilleurs jeux de l’histoire n’est qu’un juste ordre naturel des choses.