Après huit années à baguenauder dans les mondes ouverts de l'autre monde à la recherche du frisson du grand ouest, je pensais ma carrière de pistolero définitivement enterrée. Mon vieux poncho désormais empoussiéré comme seul vestige de mes exploits passés, les vagues souvenirs de mes nuits en plein désert sont si lointain qu'ils paraissent appartenir à une autre époque. Pourtant point de doute, c'est bien elle qui se trouve entre mes mains, la fameuse bouteille marquée du R étoilé, nouvelle cuvée de l'industrie la plus prospère de la grande Amérique, déclarée grand cru avant même d'avoir été débouchée. Sa simple odeur évoque l'aventure, sa robe éclatante est un délice pour les yeux, à peine les lèvres trempées qu'un horizon de plaisir se dessine sous le soleil.
Un jour tu seras tellement rigide que tu n'arriveras même plus à te baisser pour enfiler tes bottes
A ne pas s'y tromper, c'est une bouteille qui se vendra par cargo entier à travers le monde bien qu'elle ne soit en réalité pas destinée à toute les bouches. Contrairement à ses consœurs de rayons si prisées de la jeunesse, elle ne contient pas ce genre de liquide euphorique qui vous monte à la tête les premières heures avant de vous filer la migraine le temps qui suit. Plutôt un breuvage qui se déguste et s'apprécie avec le temps. Que les gens pressés passent leur chemin, le fond de la bouteille ne s'offrira qu'au prix d'un consentement moral un peu rustre mais probablement justifié par l'esprit du western : celui d'accepter l'ennui pour mieux trembler quand le sang se met à couler. La première gorgée plutôt rêche ne sera qu'avertissement, loin d'une liqueur japonaise le tout se déguste avec lenteur, lourdeur diront même les gorges les plus sèches. Si l'on finit par s'habituer à l'âpreté du breuvage, impossible de ne pas pester régulièrement contre la rigidité ambiante.
Imaginez un homme en proie avec la mort, face à lui, trois barbus sortis de nulle part et ne communiquant qu'avec le langage des armes. Premier réflexe, une main dans le dos pour se saisir de la Lancaster, ratée, la carabine a dû rester sur le canasson. Un sifflement sec pour appeler sa monture, mais celle-ci ne l'entends pas, dommage fut un temps où Ablette savait traverser des océans. Déjà quatre balles dans le buffet, l'homme se repli derrière un arbre fébrile mais suffisamment solide pour contenir une armée. Profitant de sa couverture pour s'accorder un moment de réflexion, le bougre pense à se soigner avant de se rendre compte qu'il n'a pas looté le bon objet confondant alors une touche carrée avec un triangle. Dans une ultime montée d'adrénaline, l'homme se jette sur ses agresseurs mais dans sa précipitation sort son lasso au lieu de dégainer son revolver. Ci gît l'ergonomie, que son concept repose en paix.
Le secret de la bouteille réside dans sa fabrication, un processus méticuleux où chaque détail et chaque arôme est étudié avec soin, une recette traditionnelle suivie à la lettre à chaque cuvée au point d'en garder les mêmes aspérités depuis son invention autrefois révolutionnaire. Les consommateurs de longue date y retrouveront cette saveur qui les avait naguère séduits mais ne pourront que constater l'épuisement d'une formule qui montre à présent d'inquiétants signes de fatigue. D'autant plus dur que les ouvriers y ont mis du cœur à l'ouvrage n'hésitant pas pour certains à outrepasser les limites de la légalité. Pourtant la firme est très à cheval sur les règles quand il s'agit de la dégustation. Pensez ajouter une lampée de tonique pour amener un peu de fantaisie ou encore une poignée de glaçons pour vous la jouer plus discret et c'est le drame assuré. Il faut dire que derrière la bouteille se cache une histoire; celle de la fin d'une époque, celle d'une bande de salopards contraint d'encaisser les affres du changement et faire le deuil de son mode de vie passé. L'allégorie rokstarienne est bien trop belle, l'adolescent rebelle désormais adulte responsable, l'ex hors-la-loi devenu un vieux briscard conteur d'histoires, à l'ivresse de bacs à sable bordéliques se substitue désormais la sobriété de mondes matures dirigés d'une main de fer. Quand on aborde une suite vient forcément le moment de la comparaison. Sur la forme rien à dire, le gouffre est réel, l'ambiance est encore plus incroyable et la gestion des éclairages est littéralement à tomber de sa selle. Sur le fond en revanche, il est à défaut de pouvoir y trouver une progression possible d'y voir une régression tant l'ensemble en plus de s'être empoussiéré semble s'être alourdi de mécaniques peu pertinentes.
Attache bien la corde à la poutre, il faut qu'elle supporte le poids d'un gros saligaud
Mais à défaut d'être un bon jeu, RDR2 est un grand film, un western crépusculaire dantesque qui serait certainement approuvé par les précurseurs du genre s'ils n'étaient pas tous morts ou devenus sénile. Chaque plan transpire le cinéma, chaque lieu est un panorama, chaque voix est une chanson et chaque visage porte les stigmates d'une époque retranscrite avec passion. Une leçon de mise en scène à gros budget soutenu par une BO qui sait s'éveiller et émerveiller quand le besoin s'en fait. Comme à l'accoutumée, c'est la fresque d'une Amérique dans toutes ses contradictions qui se dessine à travers une multitude de missions et situations qui tendent toutes à raconter quelque chose, et se terminent toutes plus ou moins avec une bonne fusillade parce que bon quand même certains ont payés pour un GTA sauce western. Moins farceur et plus contemplatif que son frère de sang, quand GTA met en scène des ascensions fulgurantes, RDR nous narre l'histoire de chutes annoncées. Il y peu d'issues quant au destin des grandes légendes de l'ouest. En réalité, quand l'aventure commence la bombe est déjà allumée, les retournements de situations ne sont que des confirmations, les obstacles franchis ne font que repousser l'inévitable en rallongeant la mèche de quelques centimètres. Chapitre 6 : l'explosion, certains n'iront malheureusement pas jusque-là et nous ne les blâmerons pas. Si vous devez savoir une chose au sujet de Rockstar retenez ceci: "Ces gens n'ont aucun respect pour votre temps". Pour les plus aventureux qui auront atteint ce point de non-retour, bravo, je vous donnerai bien un sucre mais c'est le grand bordel dans ma sacoche et ablette les a certainement tous bouffés. Bref, chapitre 6 : l'explosion, point culminant d'une ascension faite de grandes envolées et de trépas. Au programme des soubresauts à grand coups de ficelles hollywoodiennes bien sûr, mais surtout une forte mélancolie, des silences lourds, et le passage progressif des joies de la vie en communauté à une morose solitude. Si l'on peut plus au moins adhérer à la patte Rockstar, on ne pourra que reconnaitre certains choix d'écritures courageux à contre-courant de la facilité à laquelle nous habitue l'industrie. Dans le prologue, les aficionados seront pris à contre-pied par une déconstruction de la légende John Marston aussi habile que cruelle. Puis, des dizaines d'heures plus tard, c'est le cœur et le corps lourd qu'ils verront défiler les crédits de fin après un épilogue audacieux, aussi génial qu'éreintant. Entre temps, des moments de bravoure, de deuil, de doute, de fête, de colère, tout cela placé sous l'esprit de la grande camaraderie... ou presque.
La plus grande promesse de ce RDR2, celle de pouvoir rouler sa bosse en compagnie d'une bande de salopards attachants, a été tenue. Je vais maintenant devoir vous parlez de ma propre expérience, mais rappelez-vous "je" est un autre, donc l'égoïsme est un altruisme. Mes premières visites au camp me sont apparues comme tout à fait réjouissante. Des gens, beaucoup, partout, qui vagabondent au gré de leurs occupations comme si le monde pouvait tourner sans moi. Je me suis évidemment empressé de suivre l'un d'entre eux pendant deux jours non-stop pour m'assurer que son cycle corvée/repas/loisir/sommeil était cohérent. Eh bien oui magnifique +3 sur la note. Au fil du temps, ces gens sont devenus des compagnons, des complices; des personnages qui ont de la gueule et qui ont des choses à dire. Au milieu des toutes les tueries que le jeu peut proposer, retenez que les plus belles tranches d'humanités vous sont servies directement sur la table du camp. Ces brèves lignes de dialogue spontanées, ces moments de célébration au coin du feu, ces parties de poker coupées du temps qui donnent l'illusion de réellement appartenir à cet univers séduisant. Comme si le simple fait de ne pas imposer quelque chose au joueur pouvait lui donner plus d'intérêt... S'il est difficile de donner vie à un personnage, le défi est encore plus grand quand on tend à en présenter une quinzaine d'entrée de jeu. Dans les faits on se rend compte que chaque personnage secondaire sert avant tout à développer une facette de la personnalité du vrai anti-héros de cette histoire: moi. Et quand je dis-moi, comprenez Arthur Morgan, Arthur Callahan pour la police, Pretty Boy pour ces dames, Tacitus Kilgore pour les services postaux. Démarche évidemment légitime et aussi logique que la présence de certains poncifs dans une œuvre de western. Mais de ce qu'on pourrait de prime abord voir comme des archétypes pixellisées, Rockstar parviendra à dégager des personnages crédibles pour lesquels on s'étonne à éprouver une certaine sympathie, ou antipathie selon les cas (Mention spéciale à Sadie Adler et sa doubleuse, cœur avec les doigts). Bien sûr, tous n'auront pas vos faveurs et leur présentation respective prendra un certain temps, mais c'est une fois les rideaux tirés et la lumière éteinte que je me suis dit : "ils vont me manquer quand même ces cons".
Il y a deux choses qui vont droit au cœur des hommes : les balles et l’or
Au milieu de ce beau monde se démarque forcément l'inénarrable Dutch van der Linde mentor et leader charismatique de la bande. Impossible de le rater, l'homme brille comme un miroir de bordel, même un aveugle le verrait à dix lieues d'ici. Dutch m'a vite fait comprendre que pour avancer dans l'aventure il nous faudrait dégoter un bon paquet d'argent. Dutch m'a aussi appris que la liberté est une utopie, mais qu'il faut être prêt à de lourds sacrifices pour ne serait-ce qu'y gouter. Dans un élan d'altruisme, j'ai donc quitté le camp pendant des semaines, vivant tel un ermite avec ablette, me nourrissant uniquement de fleurs arrachées à la sueur de mes mains, pêchant et chassant tout ce que cet écosystème fascinant avait à m'offrir, embrassant le danger avec courage dans le but de revenir au camp tel un messie, les poches pleines d'or et d'histoires à raconter. Hélas, mon retour fut bien moins triomphant que prévu, entre les personnes qui n'avaient pas remarqué mon absence, celles qui me pensaient mort, et la baronne Miss Grimshaw qui a préférée me sermonner sur mon hygiène corporelle plutôt qu'encourager mes efforts. Mais le plus triste fut de constater que les milliers de dollars que j'avais amassés n'allaient pas faire bouger grand-chose. Evidemment, la pauvreté de la bande n'est qu'un prétexte pour dérouler une arborescence de missions programmée. Je me suis quand même mis à rêver d'une approche organique où il m'aurait été possible d'avoir mon mot à dire sur la façon de faire de l'argent. Une approche où ces trois lingots d'or glanés au péril de ma vie dans les montagnes savonneuses m'auraient évité de fouiller la cheminée de pauvres paysans pour quelques dollars de plus. Une approche où la frontière entre missions principales, secondaires et activités annexes deviendrait moins visible. Une approche où j'aurais pu choisir avec quel personnage passer le plus de temps. Une approche où j'aurais pu amicalement décliner ces quinze missions tutos en lâchant un "écoutez les gars j'ai sorti 24kg de saumon rouge d'un lac gelé et buté un bison légendaire dans la même journée, je connais le métier, on peut passer à la suite?", mais ce n'était pas dans le script. Et qu'on ne s'y méprenne pas, j'ai beaucoup de respect pour les artisans de la terre, du bois et les éleveurs de bétail; mais quand je me rêve acteur de western, je m'imagine plutôt dans le rôle du hors la loi que dans celui d'homme de ranch. Il est d'ailleurs intéressant de noter que la fameuse jauge de réputation, sorte de thermomètre interactif de la moralité, est toujours aussi inutile.
Mais passons, je me suis du coup mis à la recherche d'autres idées pour me vider la bourse. Pour m'aider je me suis adressé au "comptable" du camp, un austro-hongrois tellement tordu qu'il aurait pu avaler un clou et recracher un tire-bouchon. Herr Strauss m'a conseillé de déposer mes économies dans la cagnotte du camp et d'ensuite consulter le registre pour investir dans des améliorations. Ravitaillements supplémentaires, sacoches dernier cri, poulailler interactif, décorations diverses, il y avait effectivement de quoi faire. Mais à part enrager les vegans en mangeant une brochette d'aigrette sur une table en bois de wapiti des neiges nappée d'une peau de cougar blanc en quoi cela pouvait il m'aider dans ma progression? En réalité c'est toutes ces pseudos mécaniques RPG trop timidement intégrées dont on pourrait questionner l'intérêt. A trop vouloir ne frustrer personne, on risque de se mettre tout le monde à dos, d'un côté les complétistes crédules qui penseront qu'augmenter leur barre de vie à grande goulée de rhum pirate aura une incidence sur l'issue des combats, de l'autre les artilleurs précoces qui n'auront que faire de passer dix minutes à manger un ragoût pour se remplir les noyaux chaque matin. Verre à moitié vide ou à moitié plein, dans sa quête d'ultra réalisme, Rockstar perds en plaisir simple de jeu ce qu'il gagne en immersion. Du coup, j'ai préféré investir dans l'armement comme le ferait tout bon américain même si ma décision fut amèrement regrettée à chaque ouverture de la roue des armes. Il m'était aussi possible d'acquérir un plus gros véhicule et de le customiser mais il serait complétement absurde d'imaginer l'existence de plusieurs ablette. Je dois admettre malgré tout que la moitié de mon budget est parti directement dans les caisses du gouvernement. Pas qu'il me soit venu à l'idée d'envoyer un chèque de dédommagement à la Pinkerton pour excès de sauvagerie rassurez-vous, mais plutôt que je fus rapidement victime d'une politique d'étranglement connue sous le nom de système de primes, car oui, là où la vie n'avait pas de valeur, la mort, parfois, avait son prix. Ce bon Hosea m'avait pourtant prévenu à plusieurs reprises, les hors-la-loi n'ont plus leur place dans ce bas monde. Résultat, le moindre faux pas peut être sanctionné, créant alors une dualité frustrante entre l'hostilité ambiante et une absence totale du concept de légitime défense. S'en suit des réactions en chaine absurdes où une malheureuse collision se transforme en une fastidieuse traque aux témoins puis en gigantesque bain de sang dont votre culpabilité est décrétée par avance. Forcément difficile de convaincre ce brave PNJ que j'ai frappé sa femme suite à une mauvaise manipulation de la manette.
On rencontre quelquefois son destin sur la route qu'on a prise pour l'éviter
A cet égard, j'en viendrais presque à préférer le online où seuls les cancres de la communauté viennent perturber mes douces ballades désintéressées. Je ne vous fais pas l'affront de décrire le online, imaginez simplement le modèle GtaV en plus fluide, sans les coups de téléphones intempestifs et avec une sélection de modes de jeux plus épurée. Pour les amateurs de la hype, il y a apparemment un simili battle royale à échelle réduite mais mon absence de petit cousin m'empêche de me prononcer sur le sujet. Dans tous les cas, le mode le plus drôle reste le mode exploration, sorte de grande réunion des petits esprits ou une vingtaine de personnes s'amusent à pousser le moteur physique dans ses retranchements. Aussi un prétexte pour redécouvrir la carte entre amis et partager ses anecdotes au détour d'un crime ou deux. Au risque d'ouvrir des portes défoncées et je finirais la dessus car cette critique commence à devenir suffisamment longue, même avec une centaine d'heures de jeu au compteur on continue de s'ébahir devant ses panoramas. Dans le far west, les déserts de new austin trouvent de nouvelles couleurs et une profondeur de champs à s'y perdre de vue. Au nord, la gestion des climats nous rassure à chaque passage sur la juste utilisation du budget. Au sud, la végétation généreuse s'anime au gré du vent même si une part de moi regrette ce temps révolu où Ablette pouvait traverser les arbres. A l'est impossible de ne pas trembler en traversant le bayou au temple de la nuit, cette zone à l'ambiance mortifère que même le 76éme épisode de Fallout ne pourrait que rêver. Bien entendu, l'exploration est toujours corrélée à l'avancement dans le jeu, avec des missions secondaires qui apparaissent selon le chapitre engagé (pas toujours dans un ordre optimal), et qui, nouveauté, disparaissent avant le climax renforçant l'idée que l'on dirige l'action sans jamais réellement la contrôler. D'un côté, Rockstar n'a pas son pareil quant à la juste exploitation de sa carte, preuve s'il en faut que chaque lieu est avant tout construit comme le théâtre de performances savamment pré-orchestrées. De l'autre, il n'y pas de meilleur conseil pour un nouveau venu que d'attendre le chapitre 4 pour découvrir la fameuse ville de Saint Denis, ce berceau de la civilisation caché sous un nuage de brume et pollution qui ne saurait faire meilleure impression qu'après avoir passée quelques heures à se coltiner les bouseux de Rhodes. Reste quand même la possibilité de tracer sa route hors des sentiers, braquer un train de marchandises à la volée, punir des vagabonds trop insolents par le châtiment des rails, alimenter le marché de la fourrure transfrontalier, expérimenter les effets de la nitroglycérine sur la poiscaille, puis dormir paisiblement à la belle étoile avant de se faire réveiller par deux consanguins trop portés sur la Moonshine. Ces souvenirs qui viennent s'ajouter à ceux immortalisés à coup de crayon sur le carnet du héros, surement la plus belle idée du jeu en matière d'exploration, et le seul endroit où un moine en exil se retrouve à côté d'une réunion du Klu Klux Klan. Au final il y a l'histoire qu'on vous raconte et les histoires que vous pourrez raconter, les souvenirs qu'on vous forge et ceux que vous pouvez vous créer, les images qu'on vous montre et celle que vous pouvez capturer, le récit tragique du cowpoke Arthur Morgan et celui plus modeste d'un joueur simplement en quête d'évasion.
Post Scriptum: Je dédie ce texte à la mémoire d'Ablette, ma fidèle monture tombée au combat dans les hauteurs de Grizzlies East . Rest in peace my girl.