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Critique publiée à l'origine sur Etoile et Champignon.fr Levons un malentendu : le game-designer Lucas Pope, à qui l’on doit Return of the Obra Dinn, n’est peut-être pas le « créateur à message » que...
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le 23 avr. 2020
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Memento momenti - Lorsque Return of the Obra Dinn s'est lancé en une froide soirée de décembre 2018, il a immédiatement apposé une marque au fer rouge sur ma peau blême de joueur casanier.
Une lune laiteuse perce les nuages et éclaire l'ombre d'un bâtiment immobile sur l'eau. Une légère brume se déplace à l'horizon et seul le clapotis des vagues se fait entendre.
Soudain, un violon joue frénétiquement quelques notes et laisse ensuite la place à un étrange duo, puissant et solennel d'une part, effréné et grouillant de l'autre. Tout ralentit et s'arrête de nouveau. Une cloche résonne étrangement... mais semble n'annoncer qu'une nouvelle prise de parole du violon, qui instaure l'ambiance chaleureuse et mélancolique de marins ayant passé trop de temps en mer. Pourtant, sa dernière note est traînante. Pourquoi ? Parce qu'il est débordé par ce satané son qui illustrerait à merveille des fourmis grouillant à nos pieds nus, alors que sonne avec acharnement le glas. Le tout prend enfin un ton écrasant et grandiose, à la manière d'une œuvre divine que rien, ni personne, ne pourrait détourner de son but.
Le décor est planté et rarement un écran-titre aura illustré avec autant de maestria le jeu dont il garde le sésame.
Memento fabulae - La trame vous fait incarner un expert ou une experte en assurance - le sexe est aléatoire et n'influe que sur les trois répliques du personnage - pour la Compagnie britannique des Indes Orientales en l'année 1807. L'Obra Dinn, parti de Falmouth (Angleterre) en 1802 et disparu sur la route des Indes en 1803, est brusquement réapparu non loin du port d'où il est parti. Alors que les premiers observateurs n'ont remarqué aucune âme qui vive à bord, vous êtes chargé de découvrir ce qu'il est advenu de cet indiaman durant son voyage, afin de pouvoir rapporter les événements à la Compagnie des Indes et que les indemnités soient dûment versées - ou les amendes justement réclamées - aux familles des personnes qui étaient à bord. L'affaire s'annonce épineuse.
Memento rerum - Fort heureusement, deux mystérieux objets vous ont été adressés par un inconnu par voie postale : un livre et une montre à gousset.
Le premier fournit toutes sortes d'informations allant d'un plan du navire à la liste de l'équipage, en passant par un glossaire et trois croquis d'un artiste à bord. Le cœur de l'ouvrage réside dans une structure simple, en dix chapitres vierges, rapidement dressée par son auteur qui vous demande de les compléter (à l'exception d'un qu'il se réserve en attendant que lui soit renvoyé le volume complété au Bureau des Affaires françaises au Maroc).
Le second objet, qui tient plus de l'artefact, constitue la clé permettant d'accéder aux secrets de l'Obra Dinn et, accessoirement, fait tout le sel du titre. La montre à gousset est en effet une porte d'entrée vers les moments clés de différents personnages de l'embarcation, retraçant ainsi tous les déboires d'un navire bien malchanceux. Sans gâcher le plaisir de la découverte, cette façon de mettre en scène des tableaux appartenant au passé est virtuose, tant sur le plan visuel que sonore.
Memento ludi - A l'aide des deux outils cités, le joueur se plonge dans une gigantesque enquête, enfant bâtarde du Qui est-ce? et du Cluedo. Ce que l'on conçoit bien s'énonce clairement, ainsi l'objectif annoncé par Return of the Obra Dinn est diaboliquement simple : déterminer l'identité (à partir des trois croquis) de chacune des 60 personnes ayant embarqué ainsi que leur Sort, c'est-à-dire la cause de leur mort et, le cas échéant, la personne ou la chose qui a causé leur trépas.
Les manipulations du joueur sont simples et se limitent à l'ouverture de portes, à la lecture du livre et à l'activation de la fameuse montre à gousset. Faisant partie des premiers grands représentants du genre aujourd'hui appelé knowledgevania (que je préfère à la variante metroidbrainia), le principal moteur du jeu réside dans le cerveau des joueurs, qui sera chauffé à blanc et tourmentera son hôte de réflexions et de conjectures à toute heure du jour et de la nuit tant que l'épilogue n'aura pas été atteint.
Au travers des différents tableaux, les indices abondent, un certain nombre de personnages disposant de multiples clés permettant de déduire leur identité. Par exemple, un joueur décèlera une caractéristique physique bien spécifique, là où un homologue verra la lumière à travers leurs prises de parole. Certaines identités donneront toutefois bien plus de fil à retordre, amenant le joueur à procéder comme un détective autrement plus célèbre : "Lorsque vous avez éliminé l'impossible, ce qui reste, si improbable soit-il, est nécessairement la vérité".
Memento operis - Sur le plan graphique, l'amour de Lucas Pope, créateur de Papers, Please, pour le rétro est une nouvelle fois criant (jusqu'à l'hommage à divers moniteurs dans les paramètres d'affichage). Pour autant, la direction artistique est époustouflante. Tout est extrêmement détaillé, entre les éléments du navire, les visages, les vêtements, l'environnement, etc. Les choix graphiques auraient pu nuire à la visibilité et, de ce fait, au bon déroulement de l'enquête mais il n'en est rien. A ce titre, l'une des plus grandes réussites d'Obra Dinn se situe dans ce défi relevé d'une direction artistique très forte qui n'empiète jamais sur le plaisir ludique.
La bande originale témoigne elle aussi du talent du concepteur. Chaque chapitre, divisé en plusieurs tableaux, possède un thème musical dédié. Celui-ci est la plupart du temps partagé en deux parties qui sont jouées à tour de rôle. Le mariage entre les morceaux et le récit auquel ils sont associés est une fois encore parfait et exacerbe le plaisir de la découverte de chaque séquence. Aussi, ils traduisent à merveille la nostalgie douce-amère, le drame injuste, le sentiment d'urgence, le plus sombre désespoir ou encore l'inévitable conclusion.
En vérité, l'ensemble du sound design est remarquable. Les effets sonores remplissent leur rôle en participant à l'ambiance générale, tandis que les doublages donnent une véritable personnalité aux personnages et rendent excellemment compte de l'urgence et de la tragédie à l'œuvre.
Le récit complet propose une narration sans faille, prenante et haletante, bien qu'elle puisse paraître assez convenue. Il est ainsi extrêmement plaisant et satisfaisant de progresser dans son enquête tout en reconstituant le fil chronologique des événements, les motivations des uns et le comportement des autres.
Memento finire - Après de tels dithyrambes, il ne faut pas être le plus fin des limiers pour prendre la mesure de mon enthousiasme. Return of the Obra Dinn parvient à se montrer tout à la fois brillant, intelligent, exceptionnel, magnifique et unique. Je ne saurais tarir d'éloges à son sujet et, s'agissant d'une critique s'adressant aussi aux personnes n'y ayant jamais joué (et je goûte peu aux sections sous spoiler, que je trouve frustrantes pour les non-initiés), une flopée d'autres aspects n'ont pas été évoqués ici. Dès lors, je ne peux que vous encourager à vous plonger dans l'étrange histoire de l'Obra Dinn par vous-mêmes afin d'en percer tous les mystères et d'en savourer l'essence.
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