Un regard dans les pages à polémique suffit à réaliser que Sekiro est une oeuvre incomprise. Pour beaucoup, il est atrocement dur, trop impitoyable, au point que certains ont sommé ses créateurs de le simplifier. Or, il m'est arrivé de pester contre les jeux de From Software mais cette fois... Je m'inscris en faux. Si Sekiro est ainsi attaqué, c'est qu'il n'a pas été compris par tous, comme ce qu'il est ; un jeu profondément japonais. Pas juste dans son univers, son thème, ses personnages, sa mise en scène ou son studio, mais dans son esprit même.
Ce que le jeu propose, c'est un parcours initiatique qui pioche largement dans un fond culturel très asiatique, d'arts martiaux entremêlés de philosophie et de religion. Tout cela avec un objectif ; Transformer le joueur, en le faisant passer de chenille à papillon.
Puisqu’il le faut.
Entraînons-nous à mourir.
À l’ombre des fleurs.
Kobayashi Issa
Un jeune élève se retrouve seul, dans la cour d'un monastère japonais, où son père l'a abandonné. En guenilles, affamé et sans repères, son regard est complètement perdu. Alors arrive le maître, décidé à faire de l'enfant un adulte. Il ne montre aucune compassion pour sa peine, aucune indulgence pour la douleur qu'il lui inflige... Il est dur, sec, violent parfois. Mais au fur et à mesure qu'il prend des coups, l'élève apprend à subir, à encaisser, à répondre, puis à frapper. Son maître ne fléchit pas. Il redouble de force, sort ses bottes secrètes, continue à le dominer... Jusqu'à ce que, peu à peu, l'élève chute de moins en moins bas, puis ne tombe plus, et enfin lui rende ses coups.
A la fin, le maître met un genoux à terre, et il sourit.
Cette histoire, naïve et cliché je l'admets, représente pour moi tout l'esprit de Sekiro. Plus encore que les Dark Souls, le dernier jeu de From Software est une ode à l'effort, à la persévérance et à la détermination. Le jeu a été accusé d'être trop dur, je répondrais qu'il ne l'est que pour ceux qui flanchent trop tôt. Il suffit de regarder des vidéos du Joueur du Grenier pour comprendre ce qu'est la mauvaise difficulté ; Celle qui est injuste, sur laquelle on a pas de prise. Je doute que même en s'entraînant nuit et jour, un joueur puisse passer le niveau aquatique de Tortues Ninja sur NES sans se faire toucher ; c'est l'injustice qui est un défaut du jeu.
Sekiro n'est jamais injuste, ou presque jamais. Son gameplay est millimétré, taillé au centimètre près comme une pierre des pyramides d'Egypte, pour que chaque coup de l'adversaire offre une réponse au joueur, et pour que chacun de ses actes ait des conséquences. Et au fur et à mesure que l'on avance, il nous donne toutes les armes, objets ou techniques de sabre, pour faire face à toutes les situations. Contrairement à d'autres jeux du même genre, bien plus brouillons, Sekiro se comporte en permanence comme le maître qui flanche des taloches à son élève qui exécute mal un mouvement. Alors c'est sûr, ça fait mal, sur le moment ça peut être rageant. Mais, tout comme on apprend réellement à faire de la musique que lorsqu'on maîtrise enfin ses gammes, on ne joue vraiment au jeu que lorsqu'on maîtrise enfin son katana.
Sans savoir pourquoi
J'aime ce monde
Où nous venons pour mourir.
Natsume Sôseki
Beaucoup de joueurs de Sekiro partagent cette expérience ; A un moment du jeu, sur un boss, le jeu a fait "clic". D'un coup, sans qu'ils puissent l'expliquer d'une manière logique, ils se sont mis à parer parfaitement les attaques, ils ont compris quand se soigner, combien de coups mettre entre deux contres... Cela ne doit généralement rien au hasard ; Le studio a très savamment placé certains boss à des moments clés de l'aventure pour pousser le joueur à sortir de ses petites habitudes confortables et appréhender un pan du gameplay qu'il ignorait, ou qu'il vient d'acquérir.
C'est généralement à ce moment là qu'on peut devenir accro à Sekiro ; Parce qu'on était jusque là en train de remuer maladroitement sur la piste, et que, d'un coup, on attrape le rythme au vol. On sent les coups arriver, quand il va falloir esquiver, on repère une technique dés le début de son animation... Ca n'est pas juste un apprentissage par coeur de certains patterns ; c'est réellement une connaissance instinctive du jeu. Et même lorsqu'on y arrive, et qu'on pense pour la première fois avoir le dessus, comme l'élève contre son maître, ce dernier parvient encore à nous surprendre, et on finit la tête contre terre. Mais cette fois, l'échec n'a pas la même saveur. Parce qu'on a enfin compris. Le jeu pourra toujours nous surprendre mais on a appris assez pour ne plus douter, pour arrêter d'hésiter. On s'y est fait, et dès lors la peur de la défaite n'existe plus.
Le serpent s’esquiva
Mais le regard qu’il me lança
Resta dans l’herbe.
Takahama Kyoshi
Et puis, à force de toujours apprendre, de renforcer son arsenal par des objets et des techniques, vient le moment où le jeu nous met devant nos responsabilités. Un ennemi, particulièrement redoutable contre qui, malgré nos progrès, le défi se révèle immense. Cet adversaire (il y en a un certain nombre dans le jeu) attaque vite, fort, exige une concentration de chaque instant... Tout le génie de Sekiro repose sur ce mot : l'instant.
C'est là tout ce qui va séparer la victoire et la défaite.
Comme dans un film de Kurosawa, montrant un duel de samuraï qui dilue le temps, et étire la tension jusqu'à cette fraction de seconde où les sabres sifflent. A ce moment là, avoir le rythme dans les doigts et les yeux ne suffit plus, car ce rythme se fait erratique, difficilement lisible. Alors c'est autant l'instinct que la raison que l'on doit écouter. Et on se tourne autour, comme deux loups enragés. On guette la faille, on échange des feintes sans importance pour tester l'autre, on fait briller les lames qui s'entrechoquent. Brusquement, on se jette en avant, on donne et on prend des coups... Et lorsque, au bord de la mort, on saisit finalement le fil fragile de cette opportunité qui nous offre le coup de grâce, l'ennemi s'effondre. Alors, la beauté de l'instant dépasse même la joie de la victoire. Au contraire de bien d'autres jeux, j'ai rarement exulté après mes plus grands triomphes. En revanche, je suis souvent resté là, calme et paisible, à contempler cet instant éphémère qui m'a fait vainqueur, presque méditatif.
Fidèle à sa dureté jusqu'au bout, Sekiro ne transige jamais. A cet égard, le dernier combat est sans doute le plus féroce et impitoyable, comme si le maître, presque complice de son élève, se lâchait une dernière fois, dans toute sa puissance, pour lui offrir une dernière épreuve à sa hauteur ; une victoire dont il pourra être fier. Là encore, on trébuche souvent et douloureusement, avant d'apercevoir le succès, à travers un instant fugace comme le reflet d'un éclair sur une lame. Et puis vient le calme, l'apaisement serein. L'élève est mort, il a disparu.
A sa place se tient un maître, qui n'a plus rien à apprendre.
Retombé au sol
Le cerf-volant
A égaré son âme.
Kubota Kuhonta
Si je n'ai pas fait une critique ordinaire, c'est parce que n'importe quel autre que moi pourra vous en dire beaucoup sur la richesse de l'univers, la maîtrise du level design, l'écriture moins cryptique, la beauté de la DA, la furtivité rafraîchissante sans être parfaite et sur les seuls défauts du jeu à mon sens ; la caméra souvent en roue libre, et le farm trop présent. Pour moi, l'essentiel du jeu est ailleurs ; dans le fait que jamais je n'ai senti une telle maîtrise dans ce qu'un jeu a provoqué en moi.
Sekiro ne prend pas par la main. Il est tout le contraire d'un jeu indulgent qui montre tout. Il laisse expérimenter, se planter et ne fait pas de cadeau. Mais de la première seconde à la dernière, il vous mène sur la voie qu'il a tracé, même lorsqu'il vous laisse choisir temporairement votre route, comme un parent qui vous lâche dans une forêt sans jamais vous lâcher de l'oeil. Un parent, un maître qui sait que vous allez vous faire mal mais que vous en sortirez plus fort, plus serein, grandi. Jamais un jeu ne m'aura fait me sentir aussi fort et fragile à la fois. Le Sekiro avec lequel vous finirez le jeu est un monstre de puissance, possédant des dizaines de techniques et d'objets puissants, mais même ainsi, il ne sera jamais à l'abri de la mort. Fort heureusement, une seule ne suffit pas, pour un shinobi.
Cette mécanique de la seconde mort n'est d'ailleurs pas l'élément qui modifie le plus la formule des Souls selon moi, contrairement à ce que beaucoup avaient pensé en voyant l'annonce du jeu. Elle fonctionne souvent comme une deuxième chance, très appréciable lorsqu'on se fait surprendre par un jeu, il faut le rappeler, extrêmement vif et nerveux, mais revenir à la vie ne change pas le gameplay durant la suite du combat. Cependant, le secret que cache cette immortalité pousse à rester prudent ; Lorsque chaque mort a des conséquences, on ne traite plus le danger de la même manière.
Pour conclure, j'ai adoré Sekiro. Il entre au panthéon de mes jeux préférés, comme une oeuvre entière et sans concessions dans son esprit. Et c'est en cela que je m'élève vivement contre les impatients et les médiocres qui voudraient le niveler par le bas, incapables de comprendre qu'on leur demandait juste de sortir de leur zone de confort, et d'essayer, sans se décourager. Leur abandon n'est pas à mettre sur le dos de FS : C'est à l'élève de s'accrocher, pas au maître à lui simplifier la tâche. Il n'y a par ailleurs aucune honte à lâcher sa manette et à admettre "tout ça n'est pas pour moi". Mais vouloir forcer la main des créateurs, c'est un pur acte de faiblesse et de jalousie, rien d'autre.
Oui, on souffre parfois en jouant à Sekiro, beaucoup au début. Mais le chemin vaut la peine d'être parcouru. Il y a plus de beauté dans le caillou qui nous fait trébucher que dans le gravier informe, sur lequel on marche sans le sentir.
Sekiro n'est pas un chef d'oeuvre malgré sa difficulté, mais grâce à elle.
Pour le comprendre, il suffit d'une chose :
Changer de regard
Pour transpercer
Le voile de l'instant.