Le fond :
Un cœur serré. Brisé. Calcifié. Dévasté.
Une âme déchirée. Avilie. Repentante.
Un regard fixe, perdu dans l'horizon.
Un regard qui jamais ne se détourne.
Et au-delà...
Que voit-il ? Que guette-t-il ? Que cherche-t-il qui n'ait pas été anéanti, mis en pièce, piétiné ?
Reflet en négatif sur ses pupilles : un monde en miniature, plus grand qu'un millier d'étendues sauvages, un monde peuplé d'êtres fantastiques, démesurés, d'êtres incompréhensibles qui ne sont plus, qui n'ont peut-être jamais été, d'êtres qu'on a terrassés pour revoir un sourire, pour réentendre une voix. De ces colosses qui font les peurs d'enfants et les rêveries de grandes personnes.
On est toujours sur console, oui. Seulement on ne joue plus, ici. On vit. On vibre. On change, peut-être, comme ce guerrier dont la peau ternit un peu plus à chaque nouvelle victoire.
Car sont-ce bien des victoires ? Et n'est-ce bien qu'un jeu vidéo ?
Peu importe la réponse, une seule chose est certaine : lorsqu'on veut aborder Shadow of the Colossus, on ne prend pas la plume à la légère. Il faut être lyrique, inspiré, laudatif, épique, sensible, enthousiaste, écorché.
Il faut pouvoir dire le vide, et l'absence, et la solitude, et la vanité, et la fatuité, et le déchirement de l'existence, et la difficulté des choix, et le silence des nuits, et les ombres de la culpabilité.
On ne peut pas se contenter d'aimer Shadow of the Colossus.
On ne peut pas se contenter de le tester.
Il faut lui rendre hommage.
Aussi ne ferons-nous pas exception, en donnant la parole au principal intéressé et publiant des morceaux choisis de son journal de quête.
Attention, donc : explicite lyrique !
(ou pas).
Cher journal,
Aujourd'hui, c'est décidé, je pars à l'aventure.
Je suis fin prêt.
J'ai découpé le paillasson ethnique de la cuisine pour m'en faire un poncho, je me suis armé d'un couteau Ginzu 2000 à 19 euros 99 (seulement. Prix maximum conseillé. Livré dans son étui nacre pour toute commande passée dans la journée), j'ai piqué le vieux percheron obèse qui broutait les chardons dans le champ d'à côté, j'ai semé le vieux Robert, son propriétaire, et je suis parti pour un monde meilleur. Avec moi, j'emmène la dépouille de ma douce et tendre, partie elle aussi pour un monde meilleur, mais plus loin, pour un problème de sèche cheveux défectueux. Car f*ck les lois de l'univers ! Je la ramènerai parmi nous, coûte que coûte ! Elle est partie trop tôt : elle n'a pas fini la vaisselle, et je n'ai pas compris si je devais séparer le blanc des couleurs quand je lave à 40°.
J'ai de la viande séchée dans ma besace (car elle n'était plus là pour me la cuire, régler le frigo à la bonne température et, surtout, payer les factures EDF), un arc fabriqué avec les restes de son étendoir à linge et une vieille carte découpée dans RPGMagazine, censée conduire à un endroit oublié des dieux et des auteurs du Guide du Routard, là où les anciens mythes peuvent devenir réalité (comme ils disent dans la brochure) (où bien était-ce une pub pour Disneyland Paris ? J'ai comme un doute, tout à coup).
J'aurais bien emporté ma 3DS, aussi, mais vu l'autonomie, je n'aurais pas posé un pied sur le palier qu'il m'aurait déjà fallu faire demi-tour pour la recharger.
Or je ne ferais pas demi-tour.
Ne cherchez pas à me retenir, je suis déjà en route. Ou pas loin. Dès que j'aurais compris comment on ferme à clé.
Elle aurait pu me laisser un tuto, quand même, cette radasse.
- Vendredi 22 Ventose 989 :
Cher journal,
Je suis arrivé.
Le trajet n'était pas de tout repos : au bout d'un moment, il n'y avait plus d'autoroute et de toute façon, l'autoroute à dos de percheron, c'était pas forcément l'idéal non plus (même si tout le monde me faisait la fête en me klaxonnant avec gentillesse - comme quoi les aventuriers, ils sont solidaires, ça fait plaisir).
Bon gré, mal gré, j'ai franchi des précipices vertigineux pleins de gentils oiseaux à long cou qui vous tournent autour tellement ils vous aiment bien, dormi dans des forêts pleines de gentils chiens qui vous mordillent les jambes pendant que vous dormez pour vous souhaiter la bienvenue, traversé des marais boueux pleins de gentilles limaces qui vous sucent le sang pour pas que vous en ayez trop non plus, j'ai même traversé le pont d'Avignon (je crois, vu l'état du pavage, ça ne pouvait être que ça). Et du coup, je me dis : c'est bien la dernière fois que je sélectionne l'option « itinéraire économique » quand j'imprime mon trajet sur Via Michelin.
Mais bon, finalement, je suis arrivé dans un immense temple en ruine, plutôt cossu, bien exposé mais pas bien isolé. Une galère à chauffer, le truc. Pas étonnant qu'on n'y trouve plus personne. Aucun de ceux qui vivaient là n'a dû passer l'hiver.
Enfin...
Avec d'infinies précautions, j'ai étendu le corps de ma compagne sur une couche de pierre à l'entrée, en veillant bien à ne pas trop l'exposer au soleil (des fois que ce que j'aurais pris pour une « couche de pierre à l'entrée » soit en réalité un barbecue solaire. C'aurait été ballot).
C'est alors qu'une voix s'est mise à parler dans ma tête, dans une langue étrange que j'ai plutôt bien comprise grâce aux sous-titres (dans ma tête aussi, une bien belle invention) - ce qui n'aurait peut-être pas été bon signe dans d'autres circonstances, mais se révèle plutôt encourageant ici. Elle m'a confié que si je tuais les colosses qui règnent sur ce royaume oublié des dieux et des navigateurs de Costa Croisière, en échange, la vie de ma promise lui serait rendue.
Et donc la vaisselle serait faite.
Aussi, pas d'hésitations à avoir. J'enfourche donc mon percheron, que j'ai nommé Agro (parce qu'il est gros, que Twilight Sparkle c'était trop long et que j'ai l'imagination d'une brique), et je me lance.
Cher journal,
Je n'ai rien trouvé.
Sans doute n'ai-je pas cherché dans la bonne direction. Tant pis, qu'à cela ne tienne, je recommencerais demain. En tout cas, quel sentiment enivrant, que de pouvoir arpenter ces étendues vierges et magnifiques en compagnie de ma fidèle monture, seuls, elle et moi, en symbiose silencieuse (mais c'est surtout elle qui arpente, en fait. Moi je me contente de lui donner des coups de pieds dans les cotes, comme j'ai vu qu'elle faisait Alexandra Ledermann à la télé).
Je suis parti à l'aventure, c'est sa grande sœur que j'ai trouvée.
Ce soir, je me couche heureux et exalté.
J'ai juste un peu froid aux orteils.
- Mercredi 28 Ventose 989 :
Cher journal,
Aujourd'hui encore, je n'ai rien trouvé.
Ce royaume oublié des dieux-qui-donnent-des-informations-claires l'est aussi des syndicats d'initiatives et des panneaux indicatifs, c'est bien ma veine. Du coup, avec bobonne en grève de la vie, je dois me débrouiller par mes propres moyens - et ça, c'est tout nouveau pour moi. Résultat des courses : j'ai vu des déserts, j'ai vu des sous-bois, j'ai vu des « chutes d'eau argentées dont les fines gouttelettes coloraient l'atmosphère de mille nuances pastels » , mais côté colosses, c'est comme à Rhodes : je cherche encore.
A un moment, j'ai bien cru en avoir déniché un mais c'était une montagne, en fait. Ben oui, je sais, c'était idiot, mais c'est facile de se tromper, aussi. Je voudrais vous y voir. Il y a de quoi se sentir bête, à frapper pendant une bonne demi-heure sur du caillou 100 % pur caillasse avec mon Ginzu 2000 élimé (publicité mensongère. Si je retourne un jour à la civilisation, Pierre Bellemare, je te crève !).
En conséquence de quoi suis-je en train de m'interroger : l'ai-je vraiment entendue, la voix dans le temple - et si oui, ne s'est-elle pas un peu foutue de ma gueule sur les bords ? Parce qu'un colosse, ça devrait se voir de loin, bon sang, c'est un peu le concept.
Pourvu que je ne sois pas en train de perdre la raison, parce que je n'ai pas pensé à en emporter une de rechange.
C'est que je trouve qu'elle a une drôle de façon de refléter la lumière, mon épée.
- Vendredi 30 Ventose 989 :
Cher journal,
Je me demande ce que sont ces petits autels qui jalonnent mon chemin. En tout cas, j'aime m'y arrêter pour chasser le lézard. C'est qu'attention, c'est teigneux, le lézard. Une seule seconde d'inattention et ça peut vous pincer la peau très fort, et après vous avez des rougeurs et tout. Et puis ça court très vite.
Ce n'est peut-être pas l'épopée élégiaque dont je rêvais, mais bon, ça divertit son homme, c'est l'essentiel.
Et accessoirement, ça cale la dent creuse.
Cher journal,
Je m'ennuie.
Cher journal,
Au risque de me répéter, je m'ennuie sévère.
Et je commence à avoir faim.
Les queues de lézard et les noix de coco, ça va un moment, mais je suis venu pour la grande aventure, moi, pas pour faire Koh Lanta.
Pour un peu, j'en arriverais presque à regretter que la couche de pierre à l'entrée du temple ne fasse pas barbecue solaire.
Et quand je regarde Agro dans les yeux, va savoir pourquoi, je vois un steak. C'est qu'il vaut mieux avoir l'étalon dans l'estomac que l'estomac dans les talons, comme il disait Pépé.
Mais est-ce que c'est aussi valable pour les percherons ?
L'avenir me le dira peut-être.
Cher journal,
Grande nouvelle !
J'ai cru voir bouger un truc. Mais non, en fait.
Pas grave, ça m'a quand même fait une poussée d'adrénaline.
Pour ne pas que le feeling retombe tout de suite, j'ai fais un peu de horse-surfing à la Legolas, debout sur le dos d'Agro, en tirant des flèches dans le vide. Il a beaucoup aimé, d'ailleurs, je crois. Il hennissait de plaisir tout le long. Alors j'ai fait durer jusqu'à ce qu'il s'écroule de bonheur. Et quelle fière allure il a, maintenant, avec l'empreinte de mes mocassins sur le dos.
Mercredi 12 Glucose 989 :
Cher journal,
Non, rien.
- Vendredi 20 Glucose 989 :
Cher journal,
Ces derniers jours, j'ai été très occupé à grimper aux arbres, à sauter dans l'eau et à me jeter du haut des falaises, histoire de passer le temps. Ça m'a permis de réaliser que les queues de lézard et les noix de coco, ça me fait du bien. Grâce à elles, je peux maintenant tomber d'une hauteur de deux cent mètres sans me faire trop de mal aux articulations.
Demain, je pousse Agro pour voir si c'est pareil pour lui.
Cher journal,
Merde, c'était pas pareil pour lui.
Je suis bien embêté.
- Dimanche 22 Glucose 989 :
Cher journal,
Je m'en doutais un peu mais je suis déçu malgré tout.
Le percheron, ça a un goût de semelle.
- Vendredi 14 Adipose 989 :
Cher journal,
Je me suis rarement autant emmerdé que depuis trois mois.
Je voyais ça plus mouvementé, la grande aventure. Genre : avec des péripéties et tout.
Mais au moins, les paysages sont beaux, c'est déjà ça, même s'ils clignotent parfois de manière étrange quand je bouge.
J'ai l'impression d'être dans le Seigneur des Anneaux , mais sans quête, sans compagnons, sans adversaires et sans musique.
Et sans cheval, aussi, depuis peu.
La louze.
- Samedi 15 Adipose 989 (matin) :
Cher journal,
La solitude ne me pèse pas.
- Samedi 15 Adipose 989 (après-midi) :
Cher journal,
La solitude ne me pèse pas.
- Samedi 15 Adipose 989 (soir) :
Cher journal,
La solitude ne me pèse pas.
C'est un peu comme être entouré de tous ceux qu'on aime, mais en plus serein, en plus paisible. Oui, en plus seul, c'est le mot. Sans personne. Nulle part. Mais ça va, je le vis bien. Mais seul. Tout seul. Mais bien, hein. Mais seul, quoi. J'aimerais juste avoir quelqu'un avec qui discuter de temps en temps, même de sujets pourris comme la faim dans le monde ou la psychologie des hamsters.
Parce que là, je commence à me parler à moi-même et ça n'augure rien de bon.
Mon Précieux.
Cher journal,
Quand même, je me demande si la façon dont la lumière se reflète sur ma lame n'essaie pas de m'indiquer quelque chose.
Mais je dois me faire des idées.
Je suis tombé tellement bas dans les affres de l'ennui que je dois souffrir de l'ivresse des profondeurs.
- Plumdi 262 Therminator 989 :
Cher journal,
Pourquoi je suis là, moi, déjà ?
Je me rappelle vaguement que ça avait une paire de seins, seulement... impossible de m'en remémorer plus.
Bof.
Ça ne devait pas être aussi important que ça.
- Jeudi 04 Deluxepotaitose 990 :
Cher journal,
Monsieur Wanda le Voyageur et Madame Chaussure ont l'immense plaisir de t'inviter à leurs fiançailles, ce plumdi en huit, au pied du gros tas de caillou pourri qui bouge. Par cette union, ils célèbreront une année et demi de bonheur passé aux côtés l'un de l'autre, dans l'ennui superficiel comme dans l'ennui profond, dans l'ennui ponctuel comme dans l'ennui constant. Si tu désires prendre la parole pour les féliciter, prends contact avec les frères Pantalons qui s'occuperont de tout. Evite juste les calembours de type « il a enfin trouvé chaussure à son pied » car madame est un peu à fleur de peau 50 % vachette, ces derniers temps.
Et surtout, surtout, viens nombreux.
- Mercrumbledi 12 Deluxepotaitose 990 :
Cher journal,
Personne n'est venu, pas même toi. Je me suis retrouvé tout seul, sous la pluie (ou bien était-ce moi qui pleurait ?), une vieille chaussure trouée à la main. Une chaussure, quoi. J'allais me fiancer avec une chau-ssure. Aussi loin que je m'en souvienne, c'est avec une CHAUSSURE que j'ai passé les plus beaux moments de ma vie, bordel !
Que quelqu'un vienne me chercher.
Par pitié.
(Hélas, le Journal de Wanda le Voyageur s'interrompt ici. En dépit de recherches poussées, personne ne sait ce qu'il est advenu de lui dans les années suivantes, mais selon certains scientifiques, les êtres mi-hommes mi chaussures qui peuplent désormais cette enclave constituent peut-être un indice de premier plan. L'amour aurait-il triomphé ?).
La forme :
Au royaume des concepteurs de jeu qui en ont dans le caleçon (des idées), Shadow of the Colossus fait figure de géant aux pieds d'argile. Parce que proposer un jeu d'aventure épique avec un total de seize ennemis à vaincre au compteur, ça risque de travailler les fans de Dynasty Warriors quand même. Seize ennemis, et puis rien. Le bruit du vent, les sabots du cheval, l'horloge de la cuisine qui égrène les minutes et vous rappelle que pendant ce temps-là, vous pourriez être en train de jouer à un jeu, un vrai, un de ceux avec seize ennemis rien que pendant les trente premières secondes, des cris de souffrances en dobly surround et une option pour régler le sang au maxi. Parce qu'ici, tout ce qu'on peut régler au maxi, c'est le son du poste, pour bien profiter du silence.
Tic tac, il est seize heures, merci d'avoir joué.
De quoi aborder l'expérience à reculons, si plastiquement enchanteresse qu'elle se veuille. Parce que c'est sûr, c'est beau, ça, on sera forcé de l'admettre, même si ça picote un peu au niveau de l'aliasing (un détail, pensez donc : sur Playstation 2, c'est moins un défaut qu'une tradition).
La carte est vaste, la liberté totale, les paysages grandioses, il y a de la lumière dans l'ombre, de l'ombre dans la lumière et plein de nuances entre les deux. Ça déborde, ça dégouline, ça éblouit, comme une peinture de John Howe si vivante qu'elle s'animerait d'elle-même pour le plaisir des yeux. Mais bon sang, il n'empêche : seize ennemis, quoi.
Au début, pour être franc, on a des difficultés à y croire : on se dit qu'on a mal compris les tests, le livret, la ligne éditoriale, tout. On a beau parcourir des kilomètres à dos de percheron (parce que oui, on rigole, on rigole, mais le cheval, il a un peu le ventre qui touche par terre quand même), on a beau connaître son pitch par cœur, avoir eu vent de sa réputation, on reste accroché à nos habitudes, on se dit toujours que « noooon, ce n'est pas possible », que quelque chose va surgir des buissons, essayer de nous prendre en traitre, nous tendre une embuscade, n'importe quoi. Mais non. Rien. De temps en temps, une sorte de lézard s'enfuit à toutes jambes mais on ne peut pas dire que ça excite le palpitant non plus. Alors au bout d'un moment, on se rend à l'évidence : ce n'était pas une plaisanterie, il n'y aura que seize ennemis dans le jeu. Seize fois mieux que rien, donc, soit approximativement 4 euros de l'adversaire. Finalement, au kilo, le rapport qualité-prix reste intéressant, vue la taille des bestiaux.
Et puis au pire, on traînera en chemin, on grimpera sur des trucs, on barbotera dans l'eau et on fera exprès de se paumer dans la forêt. On s'inventera des mini-jeux comme compter les corbeaux ou tirer des flèches sur Agro. Ça rallongera un peu.
Passé ces premiers moments d'acclimatation, il ne reste plus qu'à tirer sur la bride et se mettre au travail, toujours en deux temps. D'abord : trouver le colosse à terrasser. Pour ça, il va falloir chevaucher, galoper, escalader, sauter, nager, contourner, explorer, avec un rayon de soleil pour guide - et l'assurance de ne jamais être inquiété par un adversaire impromptu ou un élément de Gameplay inopiné (pléonasme, ici).
Pas (ou peu) de chutes mortelles, pas (ou peu) de plates-formes à atteindre, pas (ou peu) de difficultés à s'orienter... Effet carte postale garantie, on est en plein Léa Passion Nouvelle Zélande.
Puis une fois la bestiole localisée (en est-ce bien une, seulement ?), vient le temps de la terrasser (oui, c'est très technique, comme objectif, j'en ai conscience). Et là, pas question d'y aller à la Conan en moulinant l'air à la hache et en criant « par Crôm ! », noooon, pensez-vous, ce serait encore trop ludique, on pourrait même avoir la sensation de s'amuser... Au contraire, là, il faudra se creuser les méninges pour trouver comment lui apprendre à vivre. Ou plutôt : à mourir, pour que revive votre dulcinée. Pas de conseils, pas de détails, juste un arc, une lame, un cheval - et que chacun se débrouille avec ça, c'est Professeur Layton en terres de Final Fantasy. Et puis après ? Vous n'en avez que seize à vaincre et ils sont là depuis des millénaires, alors faites durer, ce sera la moindre des courtoisies (pour eux autant que pour vous).
Il faut bien reconnaître qu'ils en imposent, d'ailleurs, et pas seulement parce qu'ils sont imposants : qu'ils s'élèvent en tours perdues dans les nues, planent au plus haut des cieux ou glissent sur un fond de corail, tous ont un je-ne-sais-quoi d'intelligence-dans-le-regard qui fait qu'on se dit qu'à part la taille et les bigoudis en pierre, on n'est pas si différents. La preuve : ils aiment taper sur tout ce qui bouge, ça ne trompe pas.
Si ce n'est qu'eux, la plupart du temps, donnent l'impression d'être surpris en flagrant délit de légitime défense... de sorte qu'on culpabiliserait presque de leur poinçonner le ticket à coups d'épée magique, dans des combats pourtant d'un dantesque à couper le souffle. Tout ça, pour ressusciter une greluche qui, si ça se trouve, est dans cet état après avoir vérifié l'état d'un four à gaz avec des allumettes. Seize ennemis dans le jeu, et on se sent mal en les terrassant. Non, vraiment, une bien belle réussite. Après ça, impossible de regarder les mouches et les fourmis sans un peu plus de bienveillance (et de méfiance, aussi. Parce que fort de cette expérience, on se dit que si elles voulaient, et si elles trouvaient notre point faible, ben elles pourraient... mais chut ! Peut-être nous lisent-elles, ne leur donnons pas des idées).
Oh, et sans compter qu'en tant que joueur, on voit bien que Wanda est en train de se faire manipuler, là où lui ne se doute de rien. A croire qu'il n'a rien dans le caillou, ce que la suite du jeu et des dieux facétieux (pléonasme aussi) ne manqueront pas de corriger. Ça oui, qu'est-ce qu'on rigole. Top à la gaudriole.
Et ce n'est pas encore le pire, non.
Le pire, c'est que malgré le silence, malgré le vide et l'absence, malgré l'adversité en sous-effectifs et les heures qui défilent, malgré le manque de diversité dans les objectifs, on ne s'ennuie jamais. Et même : on en redemande.
Le pire, c'est que l'audace des concepteurs se couronne de succès.
Le pire, c'est que l'aventure est inoubliable, littéralement, parce qu'en définitive, on aime à parcourir ces grands espaces pour le seul plaisir de la promenade, et on est presque déçu quand on tombe « malencontreusement » sur un colosse en randonnée (c'est qu'on aurait bien aimé voir « ce qu'il y avait derrière le bosquet, là, mais si, à droite, du côté de la corniche ». Pas grave, on le fera après. On a tout notre temps - rires).
Le pire, c'est qu'on ne fait pas que s'agripper aux colosses pour leur courir sur le haricot, on s'y attache, on en vient à les respecter, à les considérer, à leur inventer une identité jusque dans leur façon de se mouvoir. Oui mais voilà, bobonne attend, alors on tape - l'histoire est vieille comme le monde...
Oh, et le pire, encore, c'est qu'on se prend d'affection pour le percheron, on finit même par le considérer comme un vrai personnage à part entière, même s'il n'a ni les jantes alliage, ni le poil métallisé, ni la direction assistée (il répond pourtant au doigt et à l'œil, un vrai plaisir).
Le pire, aussi, c'est qu'en dépit de son intrigue minimaliste qui ne prend ses aises qu'en fin de parcours, on se laisse happer, soumettre, posséder, hypnotiser.
Le pire, enfin, c'est que ce n'est même pas un bon jeu.
Parce que ce n'est pas un jeu, c'est au-delà.
Peut-être les fans de Dynasty Warriors passeront-ils à côté, qu'ils y jouent ou qu'ils n'y jouent pas. Peut-être que sa flatteuse notoriété en fera, aux yeux des esprits chagrins, un colosse à poignarder à coup de critiques assassines, juste pour se démarquer.
Mais on s'en fiche pas mal. Shadow of the Colossus, ce n'est pas une poignée de mots sur le papier, de considérations techniques ou de notes « objectives ».
Shadow of the Colossus, c'est un homme, un cheval, le souvenir d'une femme que l'on a aimée, un peu de clarté sur sa peau trop pâle, un peu de rose sur ses lèvres à l'orée du soir, des montagnes à perte de vue, le poison de la culpabilité, l'espoir jusqu'aux tréfonds du désespoir, la chanson de la brise dans le feuillage. Et ça, ça ne s'évalue pas.
Alors il a vieilli, comme nous, bien sûr. Au fil des années, il a pris un peu de mousse aux entournures, un peu de lichen lui a poussé sur les omoplates. Ses traits monolithiques se sont crevassés, ses tempes ont pris une couleur de pierre, sa démarche est moins souple qu'auparavant. Mais il m'apparaît toujours comme en sa jeunesse : mes yeux ne voient ni l'aliasing, ni le clipping, ni le frame rate à l'avenant, ils ne voient que lui, ils ne voient qu'un homme. Un cheval. Le souvenir d'une femme que l'on a aimée.
La grande aventure, quoi